« La Russie a besoin de l’Europe »
Affaire Skripal, frappes punitives occidentales en Syrie : le nouveau parfum de guerre froide devient entêtant. « Mais la Russie de Poutine n’est pas l’URSS d’hier », prévient Sven Biscop (1), de l’Institut Egmont.
Après l’attaque américano-franco-britannique en Syrie, Vladimir Poutine a averti que de nouvelles frappes provoqueraient » le chaos » dans les relations internationales. Ce raidissement intervient alors qu’était déjà évoqué, fin mars, le risque de « nouvelle guerre froide » à la suite de la réaction de Londres et de ses alliés à la tentative de meurtre d’un ex-agent double russe sur le sol britannique. Un retour à la guerre froide des années 1947 à 1991 ?
Aujourd’hui comme hier, les deux camps sont engagés dans une surenchère qui n’est pas que verbale : frappes et exercices militaires, expulsions massives de diplomates, annonce par le président russe de la fabrication de nouvelles armes » invincibles « … La Russie reste une puissance nucléaire. Elle est toujours capable, comme les Etats-Unis, de détruire plusieurs fois la planète. Pour autant, elle n’est plus, pour Washington, la concurrente qu’était l’Union soviétique. Elle n’est plus en mesure de sortir gagnante d’un conflit qui l’opposerait à l’Occident. Son produit intérieur brut est douze fois moins élevé que celui de l’Union européenne. Il est à peine supérieur à celui de l’ensemble Pays-Bas – Belgique. Les Russes n’ont presque rien à nous vendre, en dehors du gaz et du pétrole, alors que nos ordinateurs et nos smartphones viennent d’Asie et que les voitures chinoises vont bientôt déferler sur nos marchés.
La tactique de Poutine est habile, ses objectifs stratégiques sont moins clairs
Voulez-vous dire que la Russie n’est plus une réelle menace pour l’Europe ?
L’Europe doit tout de même rester vigilante, car les Russes poursuivent la modernisation de leur arsenal nucléaire et disposent d’armes de haute technologie. Par ailleurs, aux yeux du Kremlin, la Russie est en droit de mener des opérations conventionnelles » défensives » afin de protéger sa zone d’influence face à l’attitude de l’Otan, jugée agressive. Dans le contexte actuel de la présidence de Donald Trump et du redressement russe, les milieux politiques européens devraient porter plus d’attention à notre potentiel de dissuasion nucléaire et à nos forces conventionnelles. D’autant qu’avec Trump, tout est devenu plus problématique, vu les liens de son administration avec certains milieux russes.
La course aux armements actuelle est-elle comparable à celle qui a marqué la guerre froide ?
Non, car cette course a déjà été remportée par les Américains. Les Russes tentent de rattraper une partie de leur retard, mais la faiblesse de leur économie bride leur volonté de puissance. On nous montre des unités russes bien armées et superentraînées, mais ces troupes d’élite cachent mal l’état pitoyable des forces armées du pays. Aujourd’hui, la course aux armements se déplace vers l’Asie. La Chine ne cesse de se renforcer. Du coup, le Japon, Singapour, la Thaïlande et d’autres pays de la région modernisent leur marine, achètent des sous-marins… Pour Washington, la Russie n’est plus la menace numéro 1. La Chine a pris sa place dans la pensée militaire américaine.
Quelles sont les autres différences entre les tensions actuelles et celles de l’époque de l’URSS ?
La guerre froide opposait deux acteurs qui défendaient un système politico-économique différent. Aujourd’hui, la Russie joue sa partition dans le concert des nations capitalistes et du libre marché. Par ailleurs, l’impact mondial de l’affrontement Est-Ouest est moins sensible qu’à l’époque où le monde était bipolaire. En ce temps-là, la plupart des pays s’alignaient sur l’une ou l’autre des deux superpuissances. A présent, je constate, lors de mes voyages en Asie et en Amérique latine, que beaucoup de pays ne ressentent pas la nécessité de prendre position dans la crise ukrainienne ou dans les autres bras de fer qui opposent les Russes et les Occidentaux.
Le Kremlin ne jouit plus des relais politiques d’hier en Europe, mais les médias qu’il finance cherchent à séduire les opinions publiques étrangères. Les cyberattaques constituent le volet irrégulier de ce soft power. N’est-ce pas une autre évolution majeure dans les relations avec l’Occident ?
L’idéologie ne joue plus un rôle déterminant dans la politique d’influence russe en Europe. Le régime soviétique soutenait des » partis frères « , mais les partis communistes ont presque tous disparu. Le maître du Kremlin entretient d’ailleurs une relation pour le moins ambiguë avec le communisme. On a vu à quel point il s’est senti mal à l’aise quand il a dû organiser, l’an dernier, les célébrations du centenaire de la révolution d’Octobre. Il est imprégné par le rêve de grandeur de l’époque soviétique, mais sa référence historique est plus l’empire tsariste que l’ère bolchevique. Poutine aide l’extrême droite européenne et des partis populistes europhobes. Il tente de manipuler des scrutins européens, ce qui affaiblit l’Union et limite sa souveraineté.
Quel objectif poursuit Poutine en cherchant ainsi à diviser et à affaiblir l’Europe ?
Sa tactique est habile et opportuniste, car les Européens sont eux-mêmes, par leurs divisions, leur plus grande menace. Mais l’objectif stratégique de Poutine n’est pas clair. La Russie n’est pas, pour les Européens, un modèle politique, économique et social attractif. Qui, chez nous, voudrait des salaires, du système des pensions ou de la sécurité sociale russes ? A l’inverse, la Russie a besoin de l’argent et des investissements de l’Europe. Sans ses clients européens, elle s’écroulerait. Les tensions avec l’Occident lors de la crise ukrainienne ont conduit Moscou à se rapprocher de Pékin. Mais les Russes ont réalisé que les Chinois ne pouvaient remplacer les Européens, en particulier sur le marché de l’énergie. De plus, la relation sino-russe est compliquée : la Russie digère mal d’avoir été dépassée par la Chine et les Chinois sont vexés d’être encore traités par les Russes comme les » petits frères « . Mes collègues du monde académique russe se disent conscients de l’intérêt pour leur pays de rebâtir une relation de bon voisinage avec l’Union européenne. On pouvait espérer que Poutine, une fois réélu, arrondisse les angles avec ses partenaires européens. Ce ne sera pas le cas de sitôt, vu l’escalade diplomatique actuelle.
(1) Spécialiste de la stratégie, Sven Biscop est professeur à l’université de Gand et directeur de recherche à l’Institut Egmont, think tank basé à Bruxelles.
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