Un portrait de Bachar Al-Assad. © Reuters

La guerre en Syrie : les prémisses de la crise

Philippe Jottard
Philippe Jottard Ambassadeur honoraire, ex-ambassadeur à Damas

La guerre en Syrie est certainement avec la crise irakienne qui lui est liée, le conflit le plus douloureux depuis des dizaines d’années et celui dont les conséquences internationales sont les plus graves. Il menace la stabilité des pays voisins. Il affecte aussi gravement l’Europe avec la crise migratoire et le terrorisme. Il complique les relations déjà difficiles entre l’Occident et la Russie. Comment en est-on arrivé là ? Aurait-on pu éviter cette catastrophe ? Quels sont les espoirs d’en sortir ?

Comprendre une situation aussi compliquée requiert de très sérieux efforts. Malheureusement la couverture médiatique est souvent simpliste, manichéenne – les bons contre les méchants – et traduit parfois l’ignorance ou une vision partisane quand ce n’est pas la manipulation ou la propagande. La seule indignation morale, aussi justifiée soit-elle quand elle n’est pas sélective, ne favorise pas toujours la compréhension des enjeux de la guerre. Dénoncer uniquement ce qu’on appelle la barbarie de Bachar-el-Assad » ou de l’Etat islamique (E.I.) est réducteur et trop commode, car cela permet d’occulter la coresponsabilité des autres acteurs, y compris celle des pays étrangers qui ont attisé le drame syrien.

Six conflits différents

La guerre en Syrie combine six conflits différents qui se nourrissent mutuellement. Au début un soulèvement populaire contre le régime baasiste s’est transformé rapidement en une insurrection sunnite islamiste. La guerre civile est devenue une guerre régionale par procuration entre les pays sunnites et chiites de la région, notamment entre l’Arabie sunnite et l’Iran. La crise a pris rapidement la dimension d’un affrontement international entre l’Occident allié aux pays sunnites régionaux et la Russie. Le conflit est aussi une confrontation entre la Turquie et les Kurdes et finalement la lutte contre l’ « Etat islamique ».

On ne peut comprendre le conflit sans un rappel historique sur l’origine du parti-Etat baasiste avec Hafez-el-Assad et sa transformation sous son fils Bachar. On ne juger en effet un système politique sans en comprendre les racines. La démocratie moderne est un idéal universel dont tous les peuples doivent pouvoir bénéficier et il ne peut être question de relativisme culturel. Toutefois ce régime politique s’est développé en Occident dans un terreau particulier, mais aussi à un rythme inégal et même avec des reculs tragiques. Il ne peut être imposé de l’extérieur.

La Syrie s’appelle aussi en arabe le « pays de Cham », ce qui signifie la Grande Syrie ou le Levant qui comprenait à l’époque de l’Empire ottoman aussi le Liban actuel et la Palestine. Pendant et après la Première Guerre mondiale, Français et Britanniques se sont partagé la région. La Grande-Bretagne a reçu l’Irak, la Transjordanie et la Palestine où elle a permis la création d’un Foyer National Juif qui est devenu Israël. La France a créé le Liban moderne en le séparant de la Syrie. Après l’indépendance de la France en 1946, la Syrie a souffert d’une grande instabilité. Régimes parlementaires et militaires se sont succédé. Les grands propriétaires musulmans sunnites dominaient la société, y compris les minorités religieuses, alaouite, druze, chrétienne, souvent méprisées. Le Parti Baas, ce qui signifie le parti de la renaissance, avec son idéologie nationaliste panarabe, laïque, socialiste, s’est développé pour abattre ce régime semi-féodal, y compris ses institutions parlementaires. Le Baas attirait surtout les minoritaires qui ont fait carrière dans l’armée, sauf les chrétiens. Un coup d’Etat militaire en 1963 porte le Baas au pouvoir. L’instabilité persiste avec des luttes de pouvoir au sein du Baas jusqu’au putsch du ministre de la défense, le général d’aviation Hafez-el-Assad, un alaouite.

Hafez-el-Assad stabilise la dictature avec ses partisans tant alaouites issus de sa propre minorité que sunnites. Son pouvoir repose sur l’armée, les services secrets, le parti Baas qui comptera plus de deux millions de membres, un secteur public très étendu et la paysannerie. L’Etat baasiste n’utilise pas seulement la répression, mais il coopte aussi une large base sociale. Cette base comprend les minorités qui se sentent protégées de la majorité sunnite, mais aussi les couches populaires avec une politique de subsides et d’avantages sociaux (éducation et santé). Il rallie aussi la bourgeoisie sunnite. Outre le système sécuritaire, cette large assise explique la longévité du pouvoir baasiste.

Une société communautariste comme à l’époque ottomane

L’Etat est non-confessionnel, mais la société reste communautariste comme à l’époque ottomane. Or le communautarisme ne favorise pas la démocratie. Le statut personnel (mariage, divorce et succession) est régi en effet par les règles propres à chaque confession, à savoir la charia dans ces domaines dans le cas des sunnites. L’islam imprègne une bonne partie de la population, mais ce n’est toutefois pas la religion d’Etat ce qui est inacceptable pour les musulmans radicaux. On sait que l’islamisme rejette la laïcité comme d’ailleurs la démocratie, parce que non créées par la loi divine. C’est donc une laïcité superficielle, mais qui garantit la liberté de culte et a le mérite d’exister dans un pays musulman. En Syrie, les minorités et les sunnites non islamistes considèrent le régime baasiste comme un rempart contre l’islamisme. Ce système autoritaire, quelles que soient ses tares, répression et corruption, a permis la plupart du temps la tolérance religieuse et la coexistence pacifique à l’exception du soulèvement armé des Frères musulmans de 1979 à 1982. Cette insurrection a été marquée par une vague d’attentats contre les alaouites et a été écrasée par une répression impitoyable. Il est utile d’avoir présent à l’esprit cette période, pour comprendre la tragédie actuelle. Ont contribué en effet à la tragédie non seulement la répression brutale du régime qui s’est senti comme il y a trente ans menacé dans sa survie, mais aussi la haine des sunnites radicaux à l’égard de ce qu’ils dénoncent comme un régime alaouite mécréant.

Soixante pour cent des Syriens sont Arabes sunnites. Un quart est arabe, mais appartient à des minorités religieuses : alaouite, chrétienne, Druze et autres chiites. Les Kurdes ne sont pas arabes, mais principalement sunnites et représentent un dixième de la population. Les Turkmènes sunnites et les Arméniens chrétiens sont deux autres minorités ethniques.

Les alaouites sont éloignés de l’islam orthodoxe (pas de voile, l’alcool est autorisé, en principe pas de mosquées). Il s’agit d’une religion ésotérique et syncrétique. Hafez-el-Assad a dû obtenir une fatwa d’un imam chiite pour faire reconnaître que les alaouites sont chiites, car la Constitution impose que le président de la République soit musulman, une concession qu’il avait dû faire aux oulémas. Selon le théologien Ibn Taymiyya du treizième siècle qui inspire encore aujourd’hui les courants ultra-orthodoxes de l’islam sunnite et une des quatre écoles de l’islam sunnite, le hanbalisme, les alaouites sont pires que les chrétiens et les juifs. Ils ont le choix entre l’expulsion, la conversion ou la mort. Ils ont été persécutés jusqu’à l’époque française. Pour des raisons évidentes, ils se disent bons musulmans. Bachar el-Assad se présente comme bon musulman et a épousé une sunnite moderne née et élevée en Angleterre. La hiérarchie sunnite est pro-régime. Le régime n’est pas antimusulman. Au contraire énormément de mosquées ont été construites tant sous Hafez que Bachar.

La guerre en Syrie est certainement avec la crise irakienne qui lui est liée, le conflit le plus douloureux depuis des dizaines d'années.
La guerre en Syrie est certainement avec la crise irakienne qui lui est liée, le conflit le plus douloureux depuis des dizaines d’années.© DR

Le régime syrien n’est pas uniquement alaouite. Une minorité de douze pour cent de la population ne pourrait contrôler la Syrie aussi longtemps sans l’appui d’une partie des sunnites. La clé de voûte du système, la présidence, est certes entre les mains d’un alaouite et ceux-ci sont surreprésentés parmi les officiers, dans les services secrets et l’administration. Toutefois la majorité des soldats en dehors des divisions d’élite sont sunnites et la plupart des fonctions en vue sauf la présidence sont occupées par des sunnites, par exemple la plupart des postes ministériels. Les adjoints sont souvent alaouites. Bachar el-Assad a favorisé une plus large représentation des sunnites par rapport à l’époque de son père où par exemple tous les chefs des services de renseignement étaient alaouites. Ainsi le grand patron de ces services est aujourd’hui sunnite, mais il n’a pu réduire le communautarisme.

Outre son régime autoritaire, la politique étrangère de la Syrie suscite de l’hostilité en Occident en particulier son opposition à Israël et le contrôle qu’elle exerce sur le Liban, contrôle qui s’explique aussi en partie par cette opposition à Israël. Damas se trouve à quarante kilomètres à peine de la frontière libanaise (le Golan est à septante kilomètres de la capitale). Hafez fait de Damas un des acteurs-clé du Moyen-Orient. Il soutient les Palestiniens radicaux. Il fournit des armes iraniennes au Hezbollah libanais pour faire pression sur Israël, mais la ligne de séparation sur le Golan, perdu dans sa majeure partie lors de la guerre de 1973, est scrupuleusement respectée. L’alliance Syrie-Hezbollah-Iran est un élément essentiel pour comprendre le conflit actuel. L’alliance syro-iranienne ne correspond pas à des motifs religieux, mais stratégiques et avant l’invasion américaine de l’Irak à une opposition commune à Saddam Hussein. Les armes chimiques répondent à la possession de la bombe atomique par Israël.

Des pressions extérieures très fortes s’exercent sur Bachar

Bachar succède à son père mort en 2000. Il va maintenir les grands axes de sa politique extérieure. A l’intérieur ses tentatives de moderniser un système autoritaire sclérosé vont affaiblir sa position. Au début, il est très populaire, mais l’ouverture politique (le « Printemps de Damas » avec la libération de prisonniers politiques et une plus grande liberté d’expression) est vite réprimée probablement en raison de l’opposition de la vieille garde. Bachar écarte les fidèles de son père pour nommer ses partisans modernisateurs y compris en dehors du Baas, mais il refusera un véritable pluralisme politique d’autant plus que des pressions extérieures très fortes s’exercent sur lui notamment à cause de son opposition à l’invasion américaine de l’Irak. Il est sommé de dénoncer l’alliance avec l’Iran, l’appui aux Palestiniens et de quitter le Liban que l’armée syrienne abandonne après l’assassinat du Premier ministre Hariri. Bachar parvient néanmoins à rétablir son contrôle sur le Liban et sa position extérieure. Il est reçu par Sarkozy.

La libéralisation économique favorise la bourgeoisie d’affaires et la corruption. Elle coupe aussi le régime de sa base, la paysannerie qui est affectée en outre par une très grave sécheresse. La crise économique mondiale fait exploser le chômage des jeunes dans un pays à la forte croissance démographique. Bachar réagit à la politique d’isolement par l’Occident en se tournant vers les pays du Golfe pour attirer leurs investissements, mais il ouvre encore davantage la porte aux missionnaires salafistes de ces pays.

Tant les tentatives de modernisation que les difficultés socio-économiques vont miner le pouvoir syrien. En outre faute de libéralisation politique, les opposants modérés sont frustrés. L’islam est revenu en force dans sa version salafiste. Les ingrédients d’une explosion sociale et religieuse sont réunis quand la Syrie est touchée par la contagion du printemps arabe à la mi-mars 2011.

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