Recep Tayyip Erdogan © Dino

« La défaite électorale d’Erdogan est une claque symbolique »

Kamiel Vermeylen Journaliste Knack.be

L’AKP, le parti du président Recep Tayyip Erdogan a subi une défaite symbolique considérable lors des élections locales en Turquie. « La Turquie est un pays très polarisé. Je ne m’attends pas à ce que la paix sociale et politique revienne rapidement », déclare Dirk Rochtus, spécialiste de la Turquie à la KU Leuven.

Les élections locales ont eu lieu dimanche en Turquie. Bien que la coalition gouvernementale entre l’AKP et le MHP reste de loin la plus importante, le parti du président Recep Tayyip Erdogan encaisse durement dans plusieurs grandes villes. « À Ankara, Istanbul et Antalya, entre autres, le CHP, le parti de centre gauche laïque, devance les autres. En Turquie, les prises de pouvoir se préparent au niveau local », explique Dirk Rochtus.

La coalition gouvernementale actuelle entre l’AKP et le MHP reste de loin la plus importante du pays. Peut-on parler de défaite?

Dirk Rochtus : Erdogan s’était fixé pour objectif d’obtenir le même nombre de voix que lors des élections législatives de juin 2018. Il a réussi. Mais le fait que dans un certain nombre de grandes villes, le président doive s’incliner face au CHP signifie une lourde défaite symbolique pour son parti et sa présidence. De plus, le fait que le CHP l’emporte dans les grandes villes entraîne de nombreuses conséquences matérielles. Le parti aux commandes à Istanbul, Ankara et Antalya a beaucoup de pouvoir sur les flux financiers et les projets de construction. C’est un fait qu’il ne faut pas sous-estimer.

On spécule que suite à ce résultat le MHP débrancherait la coalition gouvernementale. Ce résultat a-t-il de lourdes conséquences pour la coopération?

Au fond, le pouvoir d’Erdogan reste intact au niveau national. La défaite n’est pas lourde au point que les politiciens du MHP pensent devoir quitter le navire en perdition. De plus, lors des élections locales, le MHP a soufflé beaucoup de voix à son partenaire de coalition. À cet égard, le parti est en fait bien installé. Je suis convaincu que l’alliance tiendra encore pendant un certain temps.

Pensez-vous que ce résultat électoral aura un impact sur les élections législatives nationales de 2023?

En Turquie, le changement de pouvoir se prépare invariablement au niveau local. En 1994, Erdogan est arrivé au pouvoir à Istanbul, avant de conquérir tout le pays. À cet égard, il s’agit d’une sorte de changement larvé de pouvoir qui se prépare au niveau le plus bas. L’AKP doit veiller à ce que sa défaite dans les grandes villes ne se répande pas comme une traînée de poudre dans le reste du pays.

Est-ce la raison pour laquelle le président Erdogan a mené une campagne électorale aussi agressive?

Effectivement. Erdogan sait très bien que ces élections pourraient affecter sa future base de pouvoir. En outre, la crise économique en Turquie n’a pas du tout été résolue, bien au contraire. Si le mécontentement à l’égard de son leadership augmente encore davantage, les autres partis seront en mesure d’y répondre encore plus qu’à l’heure actuelle.

Le côté gauche de l’éventail politique a obtenu de meilleurs résultats aux élections. Est-ce une conséquence directe de la mauvaise situation économique où se trouve le pays depuis quelques années?

Bien qu’ils aient toujours été réprimés, les partis socialistes et même communistes n’ont jamais complètement disparu de la scène en Turquie. La crise économique apporte de l’eau au moulin des partis de gauche. Et à juste titre, parce que les gens souffrent énormément. Le taux de chômage s’élève à 13 %, celui des jeunes à 24 % et l’inflation a atteint 20 %. Du coup, il n’est pas surprenant que, de ce point de vue, de nombreux Turcs aient voté pour des partis de gauche. En fait, il est surprenant qu’Erdogan obtienne encore autant de voix. Cependant, le résultat c’est qu’actuellement la Turquie est un pays très polarisé. Les troubles sociaux et politiques vont sûrement durer.

Avec leurs sanctions économiques, les États-Unis ont fait lourdement pression sur la Turquie. Le résultat de ces élections est-il ce qu’ils souhaitaient obtenir?

Erdogan veut surtout faire croire que la crise économique a été causée par les méchants pays étrangers. Bien que les sanctions américaines n’aident pas l’économie turque, la crise est de son fait. La Turquie a une balance commerciale négative et l’économie est complètement surchauffée. En outre, les investissements étrangers diminuent considérablement parce qu’il n’y a pas de sécurité juridique en Turquie. Qui voudrait investir dans un tel pays ? Erdogan en est le seul responsable.

Quelle réaction attendre de sa part à présent qu’apparaissent les premières fissures dans son armure?

Il est surprenant qu’Erdogan ait fait preuve d’un peu d’autocritique suite à cette défaite symbolique. Personne ne s’y attendait. Pourtant, son parti ne va pas se résigner. Je crois savoir que l’AKP a déjà porté plainte à Ankara pour irrégularités et je m’attends à ce qu’il fasse de même à Istanbul s’il perd. C’est, bien sûr, très cynique, car s’il y a un parti qui a manipulé les urnes, c’est bien celui d’Erdogan.

Comme le HDP pro-kurde a refusé de se présenter dans de grandes parties du pays, l’opposition s’est regroupée derrière le CHP. Mais cela ne donne-t-il pas une image déformée d’une opposition unie?

Le HDP a joué le jeu de manière très stratégique Le président du parti Demirtas a appelé à un vote en faveur du bloc d’opposition national dans l’ouest de la Turquie pour affaiblir Erdogan. C’était une initiative machiavélique qui a porté ses fruits. Si le HDP s’était présent dans des villes comme Istanbul ou Ankara, l’AKP d’Erdogan serait resté de loin le plus important.

Le HDP a obtenu de très bons résultats dans l’est de la Turquie.

C’est vrai. Ces dernières années, Erdogan a licencié de nombreux maires HDP et les a remplacés par un mandataire AKP local. Le fait que, dans certains endroits, le HDP obtienne jusqu’à 60 % des voix indique que les gens n’acceptent plus ce genre de choses et que le parti continue à jouer un rôle important.

Le CHP est un parti laïque qui veut garder la mosquée et l’État strictement séparés. Quelle est l’importance de la religion dans cette campagne électorale?

La foi n’a pas joué un rôle énorme, bien qu’Erdogan ait essayé de détourner l’attention du malaise économique. Le CHP, tout comme son allié le parti Iyi, prône la laïcisation de la société, même s’il ne renie pas l’Islam. Les études montrent que les jeunes Turcs se détournent de plus en plus de la foi, ce qui inquiète grandement le président Erdogan. Mais pour l’instant, ce groupe est encore trop petit pour exercer un impact majeur sur les résultats des élections.

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