Gaza Médecins du Monde
Des camions au poste-frontière de Kerem Shalom s’apprêtent à entrer dans la bande de Gaza, le 20 mai: «Une goutte d’eau dans l’océan des besoins.» © GETTY

Guerre à Gaza: «Médecins du Monde ne peut pas être l’opérateur d’une déportation massive de population»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Les quelques camions d’aide autorisés à entrer ne résolvent pas le drame des Gazaouis. Et les projets israéliens posent un dilemme aux ONG, avertit Jean-François Corty, président de Médecins du Monde.

Jean-François Corty est président de Médecins du Monde. Chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), il publie Géopolitique de l’action humanitaire (1). Décryptage de la situation humanitaire à Gaza.

Depuis quelques jours, quelques dizaines de camions d’aide humanitaire entrent quotidiennement dans la bande de Gaza. Cet apport peut-il changer fondamentalement la situation de la population?

On assiste à une pénurie d’aide depuis 18 mois. Entre 50 et 150 camions entrent par jour sur le territoire. Pour permettre à la population de vivre juste à un certain niveau, il en faudrait au moins 500 à 600, comme c’était le cas avant le 7 octobre 2023. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque, le territoire de Gaza, qui n’est pas autosuffisant, était déjà sous le coup d’un blocus d’Israël depuis 17 ans et qu’il subissait des privations. Ce qui était un blocus avec des restrictions d’entrées s’est transformé en siège. Cela signifie plus de restrictions, et des destructions massives d‘habitations et d’infrastructures. Aujourd’hui, autoriser l’entrée d’une centaine de camions pour quelques jours en annonçant, dans le même temps, une opération terrestre massive avec pour objectif de réoccuper la bande de Gaza dans son entièreté et, selon l’annonce du ministre Bezalel Smotrich, de concentrer les populations dans le sud autour de Rafah pour les expulser et, potentiellement, réaliser le rêve de riviera de Donald Trump, est une goutte d’eau dans l’océan des besoins. Cette aide ne résout pas le drame des centaines de civils qui, chaque jour, meurent soit sous les bombardements, soit par défaut de soins, de nourriture et d’eau potable. La réalité, c’est cela.

«Le projet israélien est en rupture avec les principes du droit humanitaire que sont l’impartialité, l’indépendance, la neutralité…»
Jean-François Corty, président de Médecins du Monde. © D.R.

Une réoccupation par Israël de la bande de Gaza vous inquiète-t-elle?

C’est inquiétant, d’autant que la volonté des autorités israéliennes de reconquérir la bande de Gaza sur une longue période, donc de la recoloniser, s’accompagne d’un projet de privatisation et de militarisation de l’aide aux populations concentrées dans le sud. D’après ce que le Cogat, l’organisme du ministère israélien de la Défense chargé des affaires civiles dans les territoires palestiniens, a présenté à l’ONU et aux ONG, quatre à cinq hubs logistiques distribueraient l’aide entrante sous supervision de l’armée israélienne avec notamment des associations humanitaires qui n’ont d’humanitaire que le nom. Je pense notamment à la Fondation humanitaire de Gaza, une organisation américaine (NDLR: son directeur exécutif, Jack Wood, a démissionné le 25 mai parce que, selon lui, le plan n’est pas compatible avec les principes humanitaires). On voit bien que ce projet est en rupture avec les principes du droit humanitaire contemporain que sont l’impartialité, l’indépendance, la neutralité… C’est donc une manière d’écarter les Nations unies et les ONG du processus en cours. Dans ce projet, l’aide est une variable d’ajustement pour mener une politique coloniale assumée.

Quelles pourraient être les conséquences pour vos activités?

Toutes les conditions d’un dilemme à venir sont réunies pour les ONG. De fait, elles sont déjà confrontées à une complexité opérationnelle terrifiante. La centaine de personnes qui travaillent pour Médecins du Monde – des Palestiniens– est prise au piège à Gaza. Elles connaissent des conditions de travail difficiles: de moins en moins de matériel, des attaques répétées, la perte de membres de leur famille… L’ONU et des ONG comme les nôtres qui sont fondées sur les principes humanitaires ne peuvent pas être des opérateurs de ce qui s’apparente à une déportation massive de population, qui pourrait être considérée comme un crime de guerre. Cela nous met dans une grande difficulté. Je ne sais pas si dans un mois, nous serons encore opérationnels, si même nos équipes seront encore en vie au vu du taux de mortalité quotidien. Le flou est total.

Votre présence sur place pourrait-elle être remise en cause?

Oui. Le cadre opérationnel qu’imposent les autorités israéliennes nous met dans une grande difficulté. A un moment, qui plus est, d’enregistrement et de réenregistrement des ONG internationales et israéliennes, où elles ont annoncé des conditions beaucoup plus restrictives, et notamment le fait de ne pas pouvoir émettre des critiques sur les choix politiques israéliens. C’est quand même assez compliqué pour des ONG humanitaires qui sont à la fois dans l’opérationnel mais aussi dans ce que l’on appelle le plaidoyer, la défense du droit international, du droit humanitaire, et la dénonciation de situations qui ne respectent pas ce cadre. Ce cadre restrictif n’a rien à voir avec les valeurs portées par les démocraties. De plus, les autorités ont déjà montré le mépris qu’elles pouvaient avoir pour les humanitaires puisque 400 ont déjà été tués en 18 mois, ce qui est exceptionnel dans les conflits contemporains. Les civils meurent en masse, les otages encore vivants connaissent des conditions de détention extrêmement difficiles, et les humanitaires ont du mal à faire leur boulot et se font tuer. On vit une situation exceptionnelle et historique.

La privatisation de l’aide humanitaire ne risque-t-elle pas aussi d’entraîner une forme de sélection des bénéficiaires?

D’abord, cette privatisation participe de la volonté d’Israël de choisir les acteurs humanitaires avec lesquels il veut travailler. Cela n’a rien à voir l’impartialité, l’indépendance, la neutralité. Il y a donc un choix des acteurs de l’aide mais aussi des bénéficiaires. Aujourd’hui, la manière dont fonctionneraient les hubs logistiques et la distribution n’est pas claire. Les bénéficiaires pourraient être soumis à des outils comme la reconnaissance faciale ou autres… Sur les modalités opératoires, on a du mal à considérer que des ONG pourraient être des opérateurs d’une déportation. Cela me rappelle une autre situation, même si le contexte était différent. En 1984, la famine qui sévissait en Ethiopie était essentiellement due à une réforme agraire décidée par un régime autoritaire (NDLR: celui du président et dictateur Mengistu Haile Mariam) qui avait déplacé ses propres populations en masse. Beaucoup d’ONG sont intervenues. A l’époque, Médecins sans frontières a claqué la porte parce qu’elle ne voulait pas être le bras humanitaire d’une politique aux répercussions dévastatrices pour la population civile. L’annonce d’une recolonisation et d’une déportation massive d’abord sur Rafah et ensuite en Libye ou ailleurs nous met dans une situation où il ne sera plus possible d’être un opérateur de l’aide humanitaire.

Y a-t-il dans l’histoire de l’aide humanitaire contemporaine des précédents de ce type?

Des sièges qui n’ont pas respecté les règles du droit international humanitaire (assurer l’entrée de l’aide, de la nourriture, permettre l’évacuation des blessés, ne pas détruire les infrastructures essentielles…), il y en a eu pas mal récemment. Je pense à Raqqa en Syrie, à Marioupol en Ukraine, à Grozny en Russie… La spécificité de Gaza est que la population était déjà enfermée avant le 7 octobre 2023. Les gens n’ont pas pu partir comme à Marioupol ou ailleurs. Il y a toujours des personnes âgées, quelques soignants, des humanitaires qui restent en zone de conflit. Des civils sont tués mais en général la majorité des familles peuvent partir. A Gaza, non, tout le monde était prisonnier. C’est pour cela que l’on a autant de gamins, de fillettes, de femmes enceintes qui meurent parce qu’ils étaient déjà, avant le 7-Octobre, dans une prison à ciel ouvert qui s’est transformée en charnier géant à ciel ouvert dans une dynamique où, comme l’affirme Amnesty International, les éléments techniques sont rassemblés pour la commission d’un génocide. C’est une spécificité de Gaza avec une cruauté marquée pour des gens qui sont bombardés alors qu’ils sont pris au piège, de surcroît, par des autorités qui se prétendent être une démocratie, soutenues par d’autres démocraties.

Entretien: G.P.

(1) Géopolitique de l’action humanitaire. 40 fiches illustrées pour comprendre le monde, par Jean-François Corty, Eyrolles, 184 p.

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