© PIERRE-YVES JORTAY

François Bégaudeau nous parle de ses livres préférés: « Ceux où le réel ne va pas de soi »

Le Vif

Avec enthousiasme, passion ou sobriété, des écrivains évoquent leurs livres préférés. Ce qu’ils disent, et leur façon de le dire, peut être une façon de parler d’eux ou d’éclairer leur oeuvre personnelle. Pour nous, c’est une façon comme une autre de donner envie de lire. Cette semaine : l’écrivain français François Bégaudeau.

« Lordon s’engouffre dans les failles de la pensée un poil faible de Michéa. Faible à cause de cette affaire de « common decency », dont il ne cesse de dire qu’elle n’est pas partagée par tous. Ce que Lordon voit chez Michéa […] c’est l’idée qu’il y aurait une substance populaire – une sorte d’essence, qu’une anthropologie spinozienne ne peut évidemment pas accepter, et qui culmine dans son usage du « bon sens », notion indigne d’une pensée rigoureuse.  »

Deux jours avant de rencontrer l’écrivain François Bégaudeau, aller lire son blog Bégaudeau.info n’était pas une bonne idée. J’y trouvai le texte ci-dessus. Je fus perdu et je craignis de m’effondrer devant l’intellectuel parisien. De devoir tout Me faire expliquer par le prof qu’il fut – sa vie d’avant, racontée dans le livre Entre les murs, devenu un film palmé d’or au festival de Cannes de 2008.

Ensuite, je lus ces propos de Bégaudeau, extraits d’un long entretien donné au site Toniolibero :

 » J’ai tellement alterné entre le mec qui t’admire tellement que quand tu es au resto avec lui il ne se passe rien tellement il est transi, ou l’inverse : le mec t’invite dans une librairie pour parler de tes bouquins et il n’a lu aucun de tes livres. […] Grande alternance entre les deux. Et rarement un truc amical, simple.  »

Vu que Bégaudeau est visiblement capable de parler normalement, et qu’en plus j’avais déjà lu neuf de ses livres, je me suis dit que ça pourrait le faire, et j’y suis allé.

Rencontre en haut lieu

Paris, donc. Quelque part dans le XIe arrondissement, derrière la place de la Bastille, dans un quartier, m’a appris l’auteur en me donnant son adresse, qui fut un haut lieu de la Commune :  » C’était du temps où l’Est parisien était populaire et insurgé. Paix à leur âme.  » Après avoir passé trois portes, dont une avec vue sur une loge de gardien, traversé une cour clean voire cliniquement propre et un couloir moquetté aux murs tapissés de portes blindées, je me retrouve chez l’intellectuel. Je savais où je mettrais les pieds car Bégaudeau évoque son appartement dans son dernier ouvrage, Histoire de ta bêtise, sorte de dissection du vote Macron en 2017 : en gros, selon l’auteur, le président de la République française a été élu par les bourgeois, ceux-ci élisant toujours le candidat qui leur permet de conserver leurs privilèges. Dans ce livre, ironique mais jouette, Bégaudeau, gosse rigolard, Gavroche, se moque aussi de lui-même et se préserve : oui,  » quelque part « , il fait partie de la bourgeoisie, il en partage au moins un des attributs, la propriété (40 mètres carrés, 295 000 euros, dixit Bégaudeau dans Histoire de ta bêtise, mais sa table de nuit, c’est un carton Monoprix, précise-t-il, et bon, en plus, être propriétaire, ça ne l’empêche pas de vivre et penser comme un non-bourgeois, dont acte, ce livre).

Sur place, j’ai l’impression de pénétrer dans une grande chambre de bonne.

Sur place, j’ai plutôt l’impression de pénétrer dans une grande chambre de bonne. Barbe de quatre jours, pas du tout apprêté ni maniéré comme chez Ruquier sur France 2 l’autre samedi soir, François Bégaudeau propose du café ou de la bière. Lui-même boira de la bière directement au goulot et laissera tomber sa cendre de cigarette dans la bouteille (a priori vide).

Après avoir évoqué une invitation de L’Obs à débattre avec un de ses meilleurs ennemis, Raphaël Enthoven, que Bégaudeau qualifie d' » intellectuel organique  » du  » macronisme  » dans Histoire de ta bêtise, il enchaîne sur le fait qu’on ne l’invite plus dans les médias mainstream depuis qu’il s’est  » frité  » en direct sur France 5 avec le journaliste Patrick Cohen. Il raconte cet épisode avec gourmandise et précise que ça lui a permis de vendre,  » dès le lendemain, 4 000 exemplaires supplémentaires  » de son bouquin. Cependant, il doute qu’on l’accueille encore à bras ouverts pour sa prochaine promo et il nous donne déjà rendez-vous dans quelques mois pour vérifier si sa prédiction se réalisera.

Alain Robbe-Grillet, un auteur beaucoup lu par François Bégaudeau, au même titre que d'autres écrivains du Nouveau Roman.
Alain Robbe-Grillet, un auteur beaucoup lu par François Bégaudeau, au même titre que d’autres écrivains du Nouveau Roman.© JOHN FOLEY/REPORTERS

Ses livres préférés

Passons aux livres préférés de François Bégaudeau.  » Là j’ai Olivier Cadiot, Histoire de la littérature récente. C’est une histoire très subjective, c’est souvent drôle et en même temps très sérieux. Ce n’est pas une histoire canonique ; ce sont plutôt des conseils à quelqu’un qui voudrait se lancer en littérature. En plus, il y a toute une réflexion sur la rhétorique des fins. Assez régulièrement, on entend des discours de fin : c’est la fin du cinéma, c’est la fin de la littérature… Pour Cadiot, ces discours sur la fin sont eux-mêmes périmés. Cela dit, je pense qu’il y a tout de même une vraie question : je ne suis pas du genre à dire que les époques précédentes étaient mille fois mieux que la nôtre mais je pense quand même que la littérature va être une des principales victimes collatérales de la technologie et des réseaux sociaux, pour une raison très concrète : ces outils-là prennent du temps de lecture…  » Par conséquent, sera-ce aussi la fin de l’écriture ?  » Non, le geste d’écrire durera tant que l’homme durera : des gens se mettent à écrire parce qu’ils ont perdu quelqu’un, parce qu’ils se sont fait plaquer… D’ailleurs, on est arrivé à un stade rigolo où il y a presque autant de scripteurs que de lecteurs, dans nos pays. Il y a trente ans, Deleuze disait déjà que le problème, ce n’est pas que les gens puissent s’exprimer mais qu’il n’y aura bientôt plus personne pour les écouter « , sourit Bégaudeau.

Il pointe ensuite Samuel Beckett, pas pour son hyperconnue pièce En attendant Godot mais pour sa trilogie romanesque Molloy, Malone meurt et L’Innommable. Avec Beckett, ce que Bégaudeau a envie de mettre en évidence, c’est la difficulté, voire l’impossibilité, de nommer le réel :  » Beckett estime que dès qu’on nomme le réel, on se trompe « , résume Bégaudeau.  » Il incarne donc le fait qu’un écrivain, c’est quelqu’un qui se méfie beaucoup des mots. Il faut arrêter avec les conneries du genre « je suis écrivain parce que j’adore les mots ». C’est faux. On est écrivain quand on adore les mots ET qu’on les déteste. Et Beckett illustre bien ça dans sa trilogie : il avance un énoncé et immédiatement il le rectifie, il n’y a pas prose plus précautionneuse que celle-là. C’est une littérature qui avance en reculant. A ce sujet, je trouve cette phrase de Beckett superbe : « Tout langage est un écart de langage. » Avec les mots, on approche, on « approxime » la vérité.  »

Quand j’ai lu La Scierie, je me suis dit : c’est comme ça qu’il faut écrire…

Pas fière, la littérature

François Bégaudeau reprend le fil de sa réflexion en soulignant que la littérature, c’est vraiment ça, c’est la précaution, à  » l’opposé de la communication, de la propagande… Kafka est génial aussi pour ça, notamment dans Lettre au père. Cette lettre est souvent mise en avant pour dire que c’est beau, ce qui se passe entre un père et son fils mais moi ce qui me frappe, ce sont les mille précautions que Kafka prend pour essayer d’exprimer une vérité. La littérature, contrairement à la com, n’affirme pas ; la littérature, elle n’est pas fière d’elle-même. Le souhait de respecter le réel crée une peur et ça, c’est beau… Le fait de considérer que le réel ne va pas de soi, que le rapport entre le réel et les mots ne va pas de soi, ça, ça fabrique un littéraire…  »

Samuel Beckett, ou l'impossibilité de nommer le réel.
Samuel Beckett, ou l’impossibilité de nommer le réel.© PHOTO NEWS

Bégaudeau précise que cette réflexion sur la précaution, c’est  » très Nouveau Roman : Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Claude Simon… je les ai beaucoup lus. C’est quoi, Les Gommes de Robbe-Grillet ? C’est : plus j’écris, plus je gomme.  »

(Tiens, à propos, l’école pourrait-elle, ne devrait-elle pas apprendre à écrire précautionneusement ?  » L’école est à l’inverse de ça : elle apprend aux enfants à faire des phrases canoniques pour communiquer des trucs, répond Bégaudeau. Et elle inocule un certain nombre de certitudes, qui sont celles, en gros, d’un centrisme libéral. L’école n’a jamais eu pour but d’émanciper. Cela dit, le doute par rapport au réel ne doit pas provenir de l’école, il doit venir en principe dans la vie, mais pour ça il ne faut pas être cerné d’injonctions et il faut avoir du temps… D’ailleurs, pour moi, la question du temps est la ligne de front politique majeure : au bout du compte, l’émancipation, c’est toujours aller arracher du temps à celui qu’on nous prend. « )

A propos de temps, viiiiite, évoquer quelques autres bouquins dont l’écrivain m’a parlé, car je commence à manquer… d’espace :

Bartleby le scribe, d’Herman Melville :  » La phrase I would prefer not to, « je préférerais ne pas », récurrente, c’est la position typique du littéraire, qui ne s’engage pas.  »

Les livres de Nathalie Quintane,  » qui est un peu de gauche radicale et en même temps très littéraire « .

La Scierie, un récit anonyme suisse de 1975,  » où le mec raconte comment il se met à bosser dans une scierie. C’est factuel. C’est du travail d’ouvrier, c’est vraiment très, très dur. Et le style est extraordinairement modeste. Quand j’ai lu ce bouquin, je me suis dit : c’est comme ça qu’il faut écrire…  »

Vingt ans et après, ouvrage dans lequel un jeune homme inconnu, Thierry Voeltzel, est interrogé sur sa vie professionnelle et personnelle par le grand Michel Foucault.  » Ça devrait toujours être ça, un intellectuel, estime François Bégaudeau : quelqu’un qui va chercher l’information chez les gens… Jacques Rancière, par exemple, fait ça très bien. On ne peut pas parler à la place des gens.  »

Par Johan Rinchart.

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