La chancelière allemande Angela Merkel, gardienne de l'orthodoxie budgétaire pendant la crise de la dette publique grecque : " L'austérité érigée au rang de norme éternelle aurait mis Keynes hors de lui ", déclare Giuseppe Pagano. © HANNIBAL HANSCHKE/REUTERS

Faut-il réhabiliter Keynes ?

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Moins d’inégalités, plus de solidarité : le credo à visage humain du géant de la pensée économique horrifie la vague ultralibérale et heurte la religion budgétaire européenne. L’économiste Giuseppe Pagano (UMons) démonte les ressorts d’une excommunication.

Que trouvez-vous de si génial à John Maynard Keynes (1883 – 1946) pour consacrer un ouvrage à sa pensée économique ?

Sa volonté radicale de résoudre les problèmes au moment où ils se posent, là où les autres économistes estiment qu’il suffit d’attendre que l’ajustement du marché se fasse. Keynes était un supermécanicien de l’économie.  » Le long terme… c’est maintenant « , c’est très keynésien.

Mais ce n’est plus tendance. A quand remonte la disgrâce ?

Symboliquement, la crise économique de 1974 est le principal coupable du recul de la pensée keynésienne. 1974 est un choc de l’offre, un choc pétrolier lié à la flambée du prix de l’or noir. Cette crise révèle la faiblesse de la Théorie générale publiée par Keynes en 1936, qui est construite pour sortir d’une crise de la demande et qui n’offre donc pas de réponse à une crise de l’offre. 1974 illustre avec éclat que sa théorie n’est pas aussi générale qu’il le prétendait.

C’est un coup très dur pour sa crédibilité…

Bien sûr. En 1974, les keynésiens sont désemparés. Car ils sont incapables de choisir entre la peste et le choléra, entre l’inflation et le chômage. L’économiste américain Milton Friedman (NDLR : 1912 – 2006, monétariste et adepte de la dérégulation) a alors l’intelligence tactique de choisir en disant :  » Il faut casser l’inflation en réduisant la demande. Le marché, lui, s’occupera de résoudre le chômage à terme.  » L’inflation a disparu, mais pas le chômage.

Bye bye Lord Keynes ?

La pensée keynésienne recule vraiment à partir de 1980 lorsque les économies s’ouvrent. Cette ouverture affaiblit ce qui est la clé de voûte du raisonnement de Keynes : le multiplicateur (NDLR : un investissement de l’Etat a un effet démultiplié sur la production, l’emploi et le niveau de vie), sa grande innovation qui lui permet de justifier les dépenses consacrées aux travaux publics dans les politiques de lutte contre le chômage. La théorie de Keynes n’est pas configurée pour la mondialisation, à moins de parvenir à une gouvernance mondiale.

Introduction à la pensée économique de Keynes. Le long terme... c'est maintenant, par Giuseppe Pagano, Ellipses, 330 p.
Introduction à la pensée économique de Keynes. Le long terme… c’est maintenant, par Giuseppe Pagano, Ellipses, 330 p.

Autant dire que le keynésianisme n’a pas fini de ramer à contre-courant…

Y compris à l’échelle européenne. Le processus européen de Maastricht, adopté à la fin des années 1980 sous la forte influence de la révolution conservatrice, est fondamentalement  » a-keynésien  » puisqu’il est fondé sur la concurrence, l’ouverture des marchés et l’interdiction des aides d’Etat sauf  » chaque fois que c’est nécessaire « , pour reprendre les termes de Didier Reynders à propos du sauvetage des banques qui, tout aussi logiquement, devait être interdit…

Que prônait Keynes pour qu’on finisse à ce point par lui tourner le dos ? Le fait que l’Etat est une solution et pas le problème, à l’inverse de ce que prétendait le président américain Ronald Reagan ?

Puisque l’intervention de l’Etat en période de crise est un instrument incontournable de la logique keynésienne, Keynes devient un hérétique, l’ennemi de la révolution conservatrice menée par Ronald Reagan aux Etats-Unis et Margaret Thatcher en Grande-Bretagne. Car eux veulent réduire le rôle de l’Etat, réduire les politiques sociales, laisser faire le marché. On fait donc de Keynes un épouvantail, on assimile sa théorie à l’endettement excessif et à la faillite des Etats alors que jamais il n’a prôné de jeter l’argent par les fenêtres. Les décideurs politiques qui se sont autorisés à le faire n’avaient jamais lu sa Théorie générale. Entre 1980 et 2008, la pensée de Keynes vit sa traversée du désert.

La banque centrale européenne mène une politique monétaire parfaitement keynésienne.

Les conditions d’un retour en grâce seront-elles un jour réunies ?

La crise financière de 2008, en mettant à mal l’idée du fonctionnement parfait des mécanismes de l’économie de marché, a créé un regain d’intérêt pour la pensée de Keynes dans les milieux académiques. Alors qu’il fut un temps où se dire keynésien était devenu honteux.

Mais ses recettes peinent toujours autant à réinvestir les véritables lieux de pouvoir…

Cela dépend. Sans trop le clamer, la Banque centrale européenne mène une politique monétaire parfaitement keynésienne : pratiquer des taux d’intérêt très bas en injectant massivement des liquidités dans le circuit monétaire, ce que Keynes appelait  » l’euthanasie des rentiers « , c’est du Keynes pur jus. En revanche, les traités de l’Union européenne ont anesthésié les investisseurs publics. Beaucoup de dirigeants politiques restent opposés à un retour du rôle de l’Etat en matière budgétaire, au travers de grands programmes de travaux publics voués à relancer l’économie. L’austérité érigée au rang de norme éternelle aurait mis Keynes hors de lui, il aurait jugé parfaitement absurde et irrationnel le maintien obstiné d’un déficit budgétaire limité à 3 % du PIB et du taux d’endettement à 60 %, a fortiori en période de crise. C’est le règne des règles rigides quoique plus ou moins respectées, le règne des sanctions et de la délation, là où Keynes préconisait la souplesse et, surtout, la collaboration et le respect des peuples. La solidarité, c’est aussi très keynésien. Mais les gens de la Commission européenne n’ont finalement de comptes à rendre qu’à eux-mêmes. Faire marche arrière serait avouer qu’ils se sont trompés durant vingt-cinq ans. Difficilement envisageable….

Giuseppe Pagano, professeur de finances publiques à l'université de Mons.
Giuseppe Pagano, professeur de finances publiques à l’université de Mons.© HATIM KAGHAT

Qui a encore peur de Keynes et donc intérêt à entretenir sa diabolisation ?

Les milieux conservateurs et ultralibéraux. Ils ne peuvent pas entendre son discours en faveur d’une politique de redistribution des revenus par l’Etat et d’une sécurité sociale généralisée. Ils ne se préoccupent pas des inégalités qui, à leurs yeux, font partie du système. S’il y a des pauvres, tant pis… Keynes, lui, est adversaire de la baisse des salaires et farouchement partisan d’une réduction des inégalités qui doit éviter des situations sociales à ce point intenables qu’elles mèneraient à une révolution violente fatale à l’économie de marché. Keynes, en homme extraordinairement intelligent, partait de l’hypothèse que les hommes d’Etat sont aussi des gens intelligents, clairvoyants et qui travaillent pour l’intérêt général. C’était peut-être optimiste.

Et un brin naïf ?

Sans doute. Keynes vivait entouré de prix Nobel, d’artistes, de philosophes. Il croyait énormément dans la bonté de l’homme et dans son intelligence.

Keynes, le retour… mais pas pour demain ?

Je n’en suis pas si sûr. Quand il annonce qu’il va s’occuper des infrastructures dans un état catastrophique, Donald Trump est assez keynésien, mais davantage dans ce qu’il dit que dans ce qu’il fait. Keynes disait :  » La réflexion finit par toujours gagner.  »

Introduction à la pensée économique de Keynes. Le long terme… c’est maintenant, par Giuseppe Pagano, Ellipses, 330 p.

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