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Visiter la Catalogne, côté authentique (reportage)

Le Vif

La vraie Catalogne ne se hume pas sur les côtes Dorada ou Brava, mais dans l’arrière-pays. Des terres méconnues où les marchés, les parcs naturels et les traces de l’histoire constituent des secrets bien gardés. à moins de prendre le temps de s’y perdre…

Alors que Drac, le chien, s’évertue à étêter une carcasse de poulet jetée sur la terrasse, on quitte l’intérieur des terres pour la mer. Une promenade en voiture sur une route sinueuse le long de la côte rocheuse. Voici la Costa Dorada telle que nous la connaissons par les brochures de vacances et les comptes Instagram: du sable doré, une eau turquoise étincelante et des icônes balnéaires nommées Barcelone, Tarragone ou Salou. A la plage d’Altafulla, une baignade s’impose dans l’eau claire et tiède. Puis nous séchons sous le soleil de l’après-midi, avant de remonter dans notre Fiat blanche de location et regagner les terres, notre véritable destination, loin du littoral et des discothèques. Pour découvrir des décors insoupçonnés. Nous avons réservé des logements difficiles à dénicher sans les indications des propriétaires et inaccessibles sans voiture. Un appartement sans électricité dans un domaine viticole abandonné, un grenier converti en résidence sans adresse dans le delta de l’Ebre et une cabane au pied d’une chaîne de montagnes où le réseau ne passe pas.

Un petit royaume dans les collines catalanes, comme tant de royaumes encore inconnus cachés au cœur de l’Europe.

Derrière nous, de hauts sommets. Devant apparaît un monastère, ni le premier ni le dernier. Des rangées d’oliviers, aux feuilles argentées sous le soleil, et des vignobles grimpent sur les collines. Le pays est plus vert et moins poussiéreux que ce à quoi nous nous attendions. Il a beaucoup plu ces derniers temps, mais ce jour-là, il fait chaud et sec. Nous nous asseyons à la terrasse d’un petit restaurant, parmi des Espagnols dégustant des calamars. La terrasse grignote la rue, mais les voitures se font rares. Nous commandons du poulet avec une sauce aux noisettes. Nos connaissances de l’espagnol sont suffisantes pour comprendre que nos interlocuteurs ne le parlent pas. Ils s’expriment en catalan.

Iglesia de Santa María la Mayor à Montblanc.
Iglesia de Santa María la Mayor à Montblanc. © SABRINA GAUDIO

En cette ère à la fois passionnante et intrigante, le désir d’indépendance se fait partout de plus en plus prégnant. Nous avons du mal à cerner la force de cette volonté, même si on sait que Franco, qui détestait la culture catalane et a lutté contre elle jusqu’à faire exproprier des familles par dizaines, n’y est pas étranger. Une histoire complexe, ici ancrée dans les veines comme dans le sol. Même après la lecture de l’Hommage à la Catalogne, de George Orwell, nous ne détenons pas assez d’éléments pour tout saisir…

A la sortie de la petite ville de Prades, nous devisons avec une famille barcelonaise. Comme nous, elle se dirige vers l’Ermita de l’Abellera, une petite église creusée dans la pierre, non loin de là. A l’office du tourisme, on nous a donné la clé de la porte de l’édifice contre une caution de dix euros. Drôle de sentiment, d’avoir ce sésame en poche alors que nous marchons avec des Catalans. C’est leur héritage, mais la famille refuse de nous le prendre, souriant de notre gêne. La maman parle bien anglais et nous explique qu’ils sont en vacances… à une petite heure de route de chez eux. «Le Covid a bouleversé les hôtels et les restaurants. On a décidé de soutenir l’économie locale», explique-t-elle. Nous gravissons un sentier en pente raide, où nous rencontrons une autre famille. Des Basques qui nous demandent si nous allons à l’église et s’ils peuvent nous accompagner. Le père, Iñaki, ouvre la voie, sautant de pierre en pierre. Il est secouriste dans les montagnes près de Bilbao. Ses enfants de 7 et 9 ans suivent sans broncher. L’homme évoque sa région et fait le parallèle avec la Catalogne. Basques et Catalans partagent cette même envie d’être entre eux. Le passé de l’Espagne est infiniment riche et tout aussi compliqué. Nous ouvrons le portail: derrière, l’église grossièrement construite dans la roche et une large vue sur les collines et les forêts. Puis les montagnes au loin et au-delà.

Le silence des vignes

Le propriétaire de la pompe à essence de Poboleda, Marc, nous attend. Il nous fait savoir, grâce à une application, que nous aurons du mal à trouver sa maison de campagne sans aide. Nous tournons dans une route de campagne ponctuée de panneaux indiquant «Privado». Quatre kilomètres de montées et de descentes à travers les vignobles, où nous admirons la terre brun rouille si caractéristique de la région. Une habitation apparaît en haut de la colline, à notre droite. Trois chiens accourent vers la voiture. Imposante, vaste, ancienne, la maison n’a ni électricité ni eau chaude. Un escalier en bois grinçant mène à de grandes chambres vêtues de linge blanc. Des bougies brûlent dans chaque pièce. Le fils de Marc, après avoir déposé un poulet dans le poulailler, nous rejoint. Il a environ 35 ans, s’appelle aussi Marc et ne parle pas un mot d’anglais, comme son père. C’est le paternel qui prend la parole, confiant, la bedaine assumée, la chemise lâchement rentrée dans le pantalon, les chaussures en cuir, tout est sous contrôle. Il pose ses lunettes de lecture sur le bout de son nez puis nous montre la bodega derrière la maison, poumon de l’entreprise familiale. Des dizaines de barils de vin, des milliers de bouteilles. La production est efficace, les affaires sont en plein essor, les exportations vers l’Asie excellentes. La boîte est entre les mains de la quatrième génération, et Marc Junior est déjà prêt pour l’avenir. Nous marchons sur les reliefs situés à l’arrière de la bâtisse. Le patriarche est suivi par son chien, Drac.

Les deux Marc, père et fils, devant leur bodega.
Les deux Marc, père et fils, devant leur bodega. © SABRINA GAUDIO

Le paysage: des vignobles, des oliviers et des chemins sinueux à perte de vue. Un petit royaume dans les collines catalanes, comme tant de royaumes encore inconnus cachés au cœur de l’Europe. Lors d’autres périples, on en a déjà vus au Portugal, en Italie et en Lettonie. Des terres si vastes qu’il est difficile de croire qu’elles appartiennent à un seul homme. Nous désignons les allées de raisins, d’abord les plus proches, ensuite celles qui grimpent à travers les collines au loin. Marc Senior hoche la tête.

Nous partons nous promener avec Drac, en écoutant la musique de Joan Manuel Serrat, chanteur folklorique catalan. Les fruits des vignes sont d’un violet foncé, presque prêts à être récoltés. Ils sont étonnamment doux. Nous nous posons sur une pierre quelques instants, le regard fixe, les oreilles baignées de paroles que nous ne comprenons pas. Inévitablement, on finit par se demander si on pourrait être heureux, ici, si loin de tout. Au même âge que Marc Junior. La solitude serait sans doute pesante. Viennent alors les images d’autres jeunes rencontrés ces derniers jours: la jolie Carla de l’office du tourisme de Paredes, le serveur du restaurant qui vit à Barcelone mais travaille ici en semaine. Mauricio, le jeune Chilien qui nous a servi un café dans un bar de plage et qui est arrivé en Espagne il y a six mois seulement. En réalité, on a croisé plus de jeunes qu’on ne l’aurait imaginé. D’habitude, ces régions reculées sont délaissées. La pandémie a-t-elle ramené du monde au bercail?

Dans le Delta, un homme disparaît de plus en plus profondément dans les rizières.
Dans le Delta, un homme disparaît de plus en plus profondément dans les rizières. © SABRINA GAUDIO

On se dépêche de rentrer avant la nuit, même si Drac connaît le chemin dans le noir. Nous lisons un peu sur la terrasse, éclairés par une lanterne. Le propriétaire et son fils sont partis. Nous sommes seuls dans la grande maison. Drac garde un œil sur les poulets qui gambadent: s’ils posent le moindre pied sur la terrasse, un simple grognement leur fait dévaler la colline en s’égosillant.

Le lendemain, les coqs nous réveillent à cinq heures. Les chiens aboient aussi, on continue à les écouter en prenant une douche glacée. Quand nous arrivons sur la terrasse, nous sommes accueillis par le cadavre décapité d’un poulet. Marc Junior le ramasse et le jette dans la poubelle métallique. «Asi es la vida», lâche-t-il avec le sourire. «Ainsi va la vie.» L’homme jette un regard tendre vers Drac, qui dort sur le tapis devant la porte.

La Catalogne, cinquième région oubliée

Depuis le Más des deux Marc, nous empruntons la route vers la mer pour une baignade, avant de traverser des kilomètres de terres agricoles, tantôt vertes, tantôt arides et sèches. Nous prenons le temps d’observer le réservoir de Siurana, construit par Franco dans les années 1950, à la place d’un village que les habitants ont été sommés de quitter. A marée basse, on peut nager à travers les cadres de fenêtres des ruines de maisons immergées. Nous partons vers notre logement suivant, dans les montagnes, en espérant qu’il y ait un peu d’eau chaude pour évacuer les effluves marines qui nous collent à la peau. Il nous faudra un certain temps pour trouver le bon virage, et emprunter un chemin en terre parsemé de flaques d’eau profondes à travers la forêt.

5 lieux loin des foules

Un gigantesque château templier qui domine Miravet. La forteresse est magnifique, tout comme la vue qu’elle offre sur les environs verdoyants et l’Ebre.

Un magnifique monastère sur les hauteurs d’Aiguamurcia. Si le panorama est puissant, la visite de l’abbaye, elle, est passionnante.

Le chemin de randonnée menant à cette église encastrée dans la roche traverse la forêt. En empruntant la clé à l’office du tourisme de Prades, on en ouvre soi-même la grande porte en bois.

Le chef belge Pieter Truyts est à la tête de ce restaurant niché dans les montagnes de Poboleda et recommandé par le guide Michelin – réservation conseillée! Au menu: des plats surprenants élaborés à partir d’ingrédients locaux.

L’escamarlà (langoustine) est notamment mise à l’honneur dans le village de Sant Carles de la Ràpita où, en avril, on la trouve dans chaque restaurant. Bien sûr, même le restant de l’année, elle est à la carte de nombreuses autres adresses du Delta.

Le tracé nous mène à un petit hameau de trois maisons. Notre hôte, Joan, nous attend. Un homme grisonnant au nez extrêmement proéminent. Derrière lui, quelques petites bâtisses: la sienne et deux gîtes. Construites en bois, elles sont accueillantes et sentent le neuf. Les lieux sont tellement isolés que même le Wi-Fi ne s’y aventure pas. Des nuages menaçants approchent. A cent mètres de là, se trouve une autre maison où vit une vieille dame anglaise. La troisième maisonnette, sur la colline, est envahie par la végétation et désertée depuis des années.

Joan a acheté ces murs il y a un an. Il menait une vie bien remplie à Barcelone, avec un bon poste dans une multinationale. Aujourd’hui, il est agent immobilier dans la région, lit des romans le soir dans le silence qui règne entre les montagnes et les forêts, étudie l’informatique et la sociologie, et se baigne régulièrement dans la mer. Toujours nuancé dans ses propos, le presque quinquagénaire prend du recul sur tout. Il raconte les grandes histoires et laisse de côté les petites… à moins qu’elles ne servent aux grandes. Il nous explique que la région est appelée la cinquième région de Catalogne, alors que la Catalogne est officiellement composée de quatre régions. «La quinta región», dit-il. La région oubliée, où la voix des habitants est à peine entendue. Sur le chemin vers chez lui sont disséminées des usines dont les cheminées laissent s’échapper de la fumée. Une odeur chimique nous oblige à fermer la fenêtre de la Fiat. Plus loin, la centrale nucléaire installée près de la plage de l’Almadrava et en service depuis quarante ans malgré les protestations a obtenu un nouveau permis pour dix ans. Ses recettes vont au gouvernement espagnol, mais la Catalogne reçoit peu d’argent. De quoi alimenter le mécontentement dans les parages. Joan n’est pas forcément en faveur de l’indépendance, mais depuis la réaction sévère des hautes instances, qui ne reculent pas devant la violence et les sanctions, il y pense de plus en plus. Nous en parlons pendant des heures autour d’un espresso, puis d’un verre de vin.

Soudain, un gaucho surgit sur son cheval, face aux derniers rayons du soleil. Il porte une main à son chapeau en guise de salut.

Le lendemain matin, Joan nous conduit sur une route ondoyante. Un autre chemin traverse les forêts vers les montagnes, pour le plus grand bonheur des randonneurs. Plus loin, sommeillent des grottes où les gens se cachaient pour échapper à la terreur franquiste. Ils mangeaient la caroube poussant sur les arbres, un fruit dur au goût étrange. Nous cueillons des amandes fraîches, avant de nous diriger vers la maison abandonnée et sa piscine vide. La nature a tout recouvert, mais n’empêche pas d’imaginer la beauté de la demeure. Elle est à vendre, pour presque rien. Vivre ici, dès maintenant et pour de bon, dans cette Catalogne oubliée, contre à peine 60 000 euros et des poussières ? La scène s’invite dans notre esprit, et on se demande même ce qui nous retient. Encore une chose difficile à comprendre…

Vue du Mirador de Siurana.
Vue du Mirador de Siurana. © SABRINA GAUDIO

Indomptable Catalogne

La guerre a laissé de profondes cicatrices dans la région. L’histoire du réservoir de Franco résonne encore dans la tête quand nous atteignons le village de Corbera de Ebro. Situé au sommet d’une montagne, il a été presque entièrement détruit pendant le conflit et n’a toujours pas été rénové. Peut-être pour maintenir les souvenirs éveillés, aussi douloureux soient-ils. Peut-être par manque d’argent pour lui rendre son charme d’antan. Un vieil homme aux jambes arquées s’approche de nous. Dans un catalan du cru, il nous explique que le village ne peut pas être visité aujourd’hui, qu’il nous faudra revenir demain. Derrière lui, une église en ruine s’élève au-dessus des carcasses de maisons. A certains égards, notre interlocuteur semble aussi abîmé que l’édifice religieux. A se demander lequel des deux s’effondrera le premier. On se laisse chasser puis on reprend la route en observant la statue, perdue au milieu de nulle part, du pape Adrien VI, qui donne sur la mer depuis la promenade de la petite ville de l’Ampolla.

Arrivée dans la bourgade d’Amposta. Nous n’avons pas reçu l’adresse de notre point de chute mais le plan d’accès nous invite à prendre la route principale entre les bornes kilométriques 6 et 7. Un chemin se dessine alors à travers les champs. A l’intérieur des terres, à environ 300 mètres, sont posées deux anciennes granges. Nous voilà à destination. Le logement trône au milieu des étendues de céréales, à un jet de pierre du bassin salé où sont groupés des flamants roses, et plus près encore des rizières. Un grand lit occupe l’ancien grenier à foin. Sur les murs, sont accrochés des fourches et autres outils agricoles, les plafonds sont recouverts d’une couche de paille. Dans un coin du salon, une énorme charrette à cheval. La maison est envahie par des fourmis rouges, mais celles-ci n’atteignent pas le grenier où nous dormirons ce soir. Par les fenêtres ouvertes, nous écoutons le vent souffler dans les céréales avant de partir explorer les environs. Démarrage de la Fiat, direction la longue langue de terre qui ne s’arrête qu’à la mer.

Les flamants roses profitent des basses eaux saumâtres du parc naturel du delta de l'Ebre.
Les flamants roses profitent des basses eaux saumâtres du parc naturel du delta de l’Ebre. © SABRINA GAUDIO

Soudain, un gaucho surgit sur son cheval, face aux derniers rayons du soleil. Il porte une main à son chapeau de cow-boy en guise de salut, tandis qu’on se demande si on n’a pas été transportés à notre insu en Amérique du Sud ou à Cuba. Même sensation, dans l’après-midi, en atteignant les berges du Rio Ebro, ce fleuve imposant qui adore sortir de son lit. Avec notre petite voiture, nous avons opté pour la traversée en bateau. Lunettes de soleil sur le nez et chapeau sur le crâne, un homme sec mais fort comme un bœuf tire les câbles de notre navire d’un jour. Il dompte le Rio Ebro environ quarante fois quotidiennement. Bronzé, la tête usée par les intempéries, il fulmine en catalan alors que l’embarcation s’amarre de travers.

La paella, plat traditionnel espagnol. A déguster de préférence dans un restaurant d'où l'on aperçoit la mer.
La paella, plat traditionnel espagnol. A déguster de préférence dans un restaurant d’où l’on aperçoit la mer. © SABRINA GAUDIO

Près des flamants roses, véritable régal pour les yeux, des hommes disparaissent jusqu’à la taille dans les champs humides pour récolter le riz qui servira à la paella. Dans un bar, nous regardons un match de l’équipe nationale de foot en compagnie de vieillards qui espèrent que l’Espagne perdra, nous dégustons des anchois et des langoustines incroyablement savoureuses préparées dans une sauce au cava, tout en chassant les mouches des assiettes. Le serveur – encore un jeune revenu au pays après ses études – nous raconte en souriant que les anchois sont transportés par camion tous les matins et que le cuisinier peut en prendre une boîte au passage. La pêche du jour, donc.

L'Ermita de l'Abellera est creusée dans la roche. Pour en obtenir la clé, il suffit de s'adresser à l'office de tourisme de la ville de Prades.
L’Ermita de l’Abellera est creusée dans la roche. Pour en obtenir la clé, il suffit de s’adresser à l’office de tourisme de la ville de Prades. © SABRINA GAUDIO

Tard dans la nuit, nous nous mettons en route pour regagner notre grenier. Il fait nuit noire sur le parc naturel du Delta, et la vue est limpide sur la Voie lactée. Difficile cependant d’observer les étoiles: la route semble vivante tant, sur plusieurs kilomètres, des bestioles traversent sans regarder. Ce sont des écrevisses américaines. Attirées par les phares de la voiture, elles foncent vers nous comme des zombies. On essaie de les éviter, mais elles sont trop nombreuses, on en écrase immanquablement. Cette nature sauvage est décidément à mille lieux de la Costa Dorada. Il est ici, le cœur farouche, rustique et vibrant de la Catalogne.

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