Des «agriculteurs» grecs ont empoché des millions d’euros de subsides européens pour des terres qu’ils ne possédaient pas. Devront-ils vraiment les rembourser?
Empreinte de société #5
Des meurtres sans fin d’Italiennes, de l’arnaque en ligne organisée depuis les confins de la Birmanie, des attaques au couteau devenues presque habituelles pour le citoyen allemand, une vague de résistance canadienne à un arrogant voisin, des agressions d’entrepreneurs français de cryptomonnaie… Un «fait divers» plus frappant que le tout-venant de la criminalité, la répétition en un temps réduit de délits semblables, ou une tendance sociale de plus en plus ancrée confrontent parfois une population à ce qui devient un phénomène de société. D’Afragola à Bielefeld, de Bangkok à Montréal, c’est ce qu’explore Le Vif cet été: des empreintes d’auteurs de délits à l’empreinte que leurs méfaits laissent sur la société. Et comment la prise de conscience de ces phénomènes en a changé, ou pas, les règles de vie.
L’été grec est rythmé par un feuilleton aux rebondissements quasi quotidiens. Il est suivi jusqu’à Bruxelles, notamment à la Commission européenne. Son ressort principal est en effet un énorme scandale de détournement de fonds européens. Les acteurs principaux sont des ministres et des députés, une agence de l’Etat, l’Organisation pour le paiement et le contrôle des aides communautaires et des garanties (Opekepe), en charge de la répartition des subventions agricoles européennes, ainsi qu’une employée de cette institution devenue lanceuse d’alerte, quasiment à son corps défendant, et enfin le parquet européen. Son intrigue se développe sur les 3.000 pages de dossier rassemblées par ce dernier et déposées à la Vouli, le Parlement grec. Cette affaire est apparue au grand public le 12 février 2025 quand la journaliste Nektaria Stamouli publie sur le site de Politico un article intitulé «La grande escroquerie grecque visant à frauder l’UE». En résumé, elle indique que «des « agriculteurs » ont empoché des millions d’euros pour des terres qu’ils ne possédaient pas et qu’ils ne cultivaient pas». C’est une bombe.
L’escroquerie a été mise au jour, en interne, à partir de 2020. Grigoris Varras, professeur au département d’agriculture de l’université de Ioannina, est nommé à la présidence de l’Opekepe par Kyriákos Mitsotákis peu de temps après que celui-ci est devenu Premier ministre, en juillet 2019. Il demande à trois employés de l’Opekepe de vérifier 99 numéros d’identification fiscale qui ont bénéficié de fonds européens. Parmi ces trois employés, il y a Paraskevi Tycheropoulou. «Ma cliente travaillait depuis 2002 pour cet organisme quand elle a été chargée de mener cet audit, explique au Vif son avocat, Me Antonis Vagianos. Ce qu’elle a découvert s’apparente à un véritable système de détournement de fonds.»
«Dans la plupart des cas, ces pâturages étaient en fait des terrains publics.»
Définition du pâturage
Ce scandale trouve sa source dans un désaccord entre la Grèce et l’Union européenne, à partir de 2010, sur la définition du pâturage, et l’attribution de fonds européens destinés à ce type de terrains. L’UE exige alors de ses membres la numérisation des pâturages en introduisant de nouveaux critères pour déterminer ce qui peut être considéré comme des terres et des pâturages éligibles. Alors que la Grèce en comptait environ 2,4 millions d’hectares, un million d’hectares sont exclus, en 2012, de l’éligibilité car ils contiennent des buissons. «En vérité, la définition européenne du pâturage ne correspond pas à la réalité des terrains méditerranéens», précise un haut responsable agricole grec. La Grèce fait donc appel à la Cour de justice européenne. Une «solution technique» est trouvée, avec l’accord de la Commission. Elle permet à des éleveurs de déclarer comme pâturages des terrains situés hors de leur zone d’exploitation agricole puisque leurs propres terrains étaient rendus inéligibles et alors que le pays ne dispose toujours pas de cadastre. Cette solution technique ne devait durer qu’un an. Elle a été perpétuée jusqu’à aujourd’hui.
Pourtant, la législation européenne a été modifiée en 2015. «Entre 2015 et 2017, nous sommes dans une zone grise sur la définition des pâturages. Mais en 2017, une loi passe, en Grèce, avec une définition claire», poursuit un ancien cadre de l’Opekepe. Dès lors, les pâturages comptent non seulement les prairies, mais aussi les broussailles et les pâturages faiblement boisés. Davantage de terres peuvent donc être classées en pâturages dans la région méditerranéenne. Et le million d’hectares exclus est réintégré dans les terrains éligibles.
Un système mis en place
«La fraude commence en 2017 lorsque de fausses déclarations ont été effectuées», poursuit le haut responsable agricole. Sur la base de la «solution technique» qui n’avait plus lieu d’être, des personnes, présentées comme des jeunes ou nouveaux agriculteurs, déclaraient être propriétaires ou locataires de pâturages destinés à une activité agricole et éligibles à des subventions. Mais dans la plupart des cas, ces pâturages étaient en réalité des terrains publics précédemment attribués à des éleveurs ne disposant pas de terres agricoles privées. Ces pâturages étaient souvent situés loin du lieu de résidence réel des personnes qui prétendaient les posséder ou les louer. Ainsi, des habitants de l’île de Crète, au sud de la Grèce, se retrouvaient à jouir de terrains en Thrace ou en Thessalie, dans le nord du pays. Autrement dit, au fil des ans, un système a été créé. Ce stratagème a perduré jusqu’en 2024. Au total, au moins 290 millions d’euros auraient été détournés; d’autres évoquent 45 millions par an, pendant huit ans.
Cette fraude a une autre dimension, interne à l’Opekepe. Me Antonis Vagianos reprend: «Il est apparu qu’il y avait un circuit fermé, un réseau qui comptait des membres au sein de l’Opekepe. D’ailleurs, d’autres employés chargés de l’audit ne voulaient pas collaborer avec Paraskevi Tycheropoulou. Quand le président a changé, elle a été mise au placard et victime d’une véritable campagne de dénigrement.» D’anciens cadres de l’organisation confirment une forme de harcèlement à son encontre. Pourtant, Paraskevi Tycheropoulou a fait ses preuves et est reconnue… y compris par le procureur européen (Eppo) qui, en 2022, ouvre un bureau à Athènes. Paraskevi Tycheropoulou est invitée par l’Eppo à participer aux enquêtes et à fournir des conseils sur des questions techniques et juridiques concernant la fraude agricole. Parallèlement, au sein de l’organisme national, c’est la valse des sièges. L’Opekepe a changé six fois de président au cours des cinq dernières années. «Ceux qui ont voulu tirer les choses au clair dans cette affaire n’ont pas gardé leur poste très longtemps», confie un ancien cadre. Qu’y avait-il alors à cacher?
«Certains cadres politiques ont trouvé un système pour offrir un revenu supplémentaire aux victimes de la crise…»
La Crète «en pointe»
Entre 2017 et 2021, 155,7 millions d’euros ont été distribués. Avec deux caractéristiques: une augmentation de la part du pâturage dans les terrains agricoles; une augmentation de la part de la Crète dans l’obtention des fonds –l’île en récolte 18,8% en 2017, 53,7% en 2019 et 67,1% en 2020, année où sont entamées les vérifications. «Tout le système mis en place en témoigne: cette fraude a été rendue possible par l’Opekepe et elle indique clairement la façon dont le régime grec fonctionne, comme la façon dont les responsables politiques sont élus», insiste un proche du dossier. Il poursuit: «Pendant la crise, les revenus des Grecs ont beaucoup diminué. Leur niveau de vie a été dégradé. Certains cadres politiques ont trouvé un système pour leur offrir un revenu supplémentaire…» En quelque sorte, un clientélisme à bon compte. L’analyse pourrait paraître exagérée si le tournant qu’avait pris l’affaire ne semblait pas la confirmer.
Si la fraude a commencé en 2017, elle s’accentue à partir de la campagne électorale de 2019, à l’issue de laquelle Nouvelle Démocratie remporte tous les scrutins (municipal, régional, européen puis législatif). Ensuite, une enquête interne débute. Le parquet européen est prévenu, ainsi que l’Office européen de lutte antifraude (Olaf). En mars 2024, celui-ci informe les autorités grecques d’éventuelles violations dans la gestion des aides communautaires. En mai, le parquet européen ouvre une enquête préliminaire. Des accusations sont portées contre une centaine de suspects. Quand, le 19 mai 2025, la procureure générale de l’UE, Laura Kövesi, et des fonctionnaires du parquet se rendent à Athènes et en Crète pour perquisitionner les bureaux de l’Opekepe, ils se heurtent à la résistance physique des employés de l’agence au moment d’entrer dans les locaux –un comportement qui laisse entendre qu’ils avaient quelque chose à cacher. Ils subissent, selon la procureure, des «attaques» et «intimidations». Ce comportement renforce la suspicion selon laquelle le ministère de l’Agriculture, tutelle de l’agence, était au courant du scandale… et a cherché à l’étouffer. C’était sans compter la pugnacité de la procureure européenne, qui décide de continuer l’enquête.
Défaillance de l’Etat
Dans ces conditions, le gouvernement de Kyriákos Mitsotákis se retrouve acculé. Le Premier ministre est obligé de reconnaître «l’incapacité de l’Etat» à lutter contre la corruption. Il ajoute: «Le clientélisme ne peut pas régir la façon dont nous menons nos activités.» Cinq ministres démissionnent. L’un d’eux est le ministre de la Migration, Makis Voridis, ancien militant d’extrême droite et figure de proue du parti au pouvoir, Nouvelle Démocratie, qui était ministre de l’Agriculture lorsque le système frauduleux était à son apogée. Un autre ministre est suspecté d’avoir également participé à l’affaire. Enfin, selon des fuites révélées par la presse, une quarantaine de députés appartenant pour la plupart à la majorité gouvernementale, seraient également impliqués. Mais surtout, des enregistrements de communications téléphoniques fuitent. Ils impliquent un certain «Frapes», selon son nom de code. Que dit-il? «Ça va être comme à Héraklion, on va perdre tout ce qu’on avait. […] 500.000 euros dans nos poches. On n’a aucun droit, on est foutus. Franchement, cette Tycheropoulou, si je l’avais tuée, je serais libre aujourd’hui. Les avocats auraient pris 50.000 euros et tout serait réglé…» Aujourd’hui, il est démontré que cet homme s’appelle Giórgos Xyloúris, est éleveur et président de coopérative, également haut cadre de Nouvelle Démocratie en Crète. L’île est le bastion de deux familles de ce parti: celle du Premier ministre Kyriákos Mitsotákis et la famille Kefaloyánni.
Bref, le scandale a pris une dimension politique. Pour la contrecarrer, le chef du gouvernement a dit que les bénéficiaires des fonds devront rembourser et que l’Opekepe serait fermée. Mais une source proche du dossier livre au Vif: «Si le gouvernement voulait vraiment faire la lumière sur cette affaire et tourner la page de ce détournement de fonds, il aurait déjà mis de côté les employés de l’Opekepe au cœur du système. Or, ils sont toujours à leur place… En revanche, la lanceuse d’alerte est mise à l’écart.» Une suspension de salaire de 20 jours a même été récemment infligée à Paraskevi Tycheropoulou pour «violation des obligations de confidentialité» et «conduite indigne d’un fonctionnaire de l’Opekepe». Pour la faire taire? En tous les cas, les premiers éléments du dossier de l’Eppo pourraient bien n’être que la partie émergée d’un iceberg.
Ce qui a changé
• Sous la pression de l’enquête du parquet européen, le gouvernement grec a été forcé de faire la lumière sur le scandale.
• Il est prévu que l’organisme de contrôle de l’attribution des subventions soit fermé.