L’un des dogmes des nationalistes est de faire valoir la «préférence nationale», qui rompt le principe d’égalité, à l’image, en France, du RN de Jordan Bardella. © GETTY (Photo by Ameer Alhalbi/Getty Images)

L’Europe face au danger nationaliste: «Il n’y a pas de nationalisme sans mise en œuvre d’une culture de l’ennemi»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Il a manqué au projet européen de grands programmes de justice sociale et d’éducation au refus de la violence pour contrer les nationalismes, juge le philosophe Marc Crépon, qui veut promouvoir une culture de l’empathie.

L’Europe est-elle armée pour contrer la progression des partis nationalistes? La question est de plus en plus cruciale. Pourtant, les dirigeants politiques démocrates ne semblent pas encore conscients du péril ni sensibilisés aux mesures à lui opposer pour le prévenir. Qu’est-ce que la construction européenne a manqué pour que, 80 ans après la libération des camps d’extermination nazis, le souvenir des ravages du nationalisme ne soit plus suffisamment prégnant pour souligner la fragilité de la démocratie? Convoquant des penseurs lucides du XXe siècle, le philosope Marc Crépon y répond avec brio dans Le Spectre du nationalisme (1).

Voyez-vous des similitudes entre les attaques contre les démocraties dans les années 1930 et celles observées aujourd’hui?

Le parti pris de mon livre est de solliciter quelques-unes des grandes voix européennes qui se sont inquiétées du nationalisme pour montrer combien leurs avertissements et leurs analyses nous aident à comprendre en quoi les formations nationalistes, dont l’audience ne cesse de croître en Europe et ailleurs, constituent une menace pour la démocratie. Comme le soulignait dans les années 1930 Léon Blum (NDLR: président du conseil, c’est-à-dire Premier ministre, de juin 1936 à juin 1937 et du 13 mars au 10 avril 1938), l’un des traits caractéristiques du nationalisme est qu’il est toujours animé du désir de prendre sa revanche sur la modernité qu’il vit comme un déclin, un  effondrement des «valeurs» qu’il identifie à «l’identité nationale». La société est toujours à ses yeux trop permissive. Elle a donné trop de droits, trop de libertés, accueilli trop de différences (de mœurs, de culture, d’orientation sexuelle) qui nuisent à l’idée qu’elle se fait de son homogénéité. Voilà le point crucial, le propre de la démocratie est de reconnaître la pluralité, de considérer que dans la population, il y a des uns et des autres, auxquels elle assure les mêmes droits et les mêmes protections. A l’inverse, la déploration du nationalisme consiste à dresser les uns contre les autres, au prix d’une triple culture de la peur, de l’ennemi et du mensonge. Ces trois cultures, toujours désastreuses, sont incompatibles avec la démocratie.

Pourquoi le nationalisme s’accompagne-t-il nécessairement du racisme et de l’antisémitisme?

Les films de Luc et Jean-Pierre Dardenne, dont le dernier Jeunes mères, contribuent, selon Marc Crépon, à une fort utile culture de l’empathie. © Christine Plenus

Le nationalisme désigne une idéologie, un mouvement et un programme politiques qui trouvent leur fondement dans une conception restrictive de «l’identité nationale», repliée sur une «race», une culture, une langue, supposées originelles qu’ils estiment menacées. Sa hantise démographique est celle de la contamination et, à terme, de la  dissolution de cette «identité» fantasmée dans un métissage des «races» et des «cultures» qui viendrait la submerger et finirait par la remplacer. Rien ne lui est plus insupportable que la représentation d’une société multiculturelle, multiraciale, et même multiconfessionnelle. Il lui faut donc en permanence apporter la preuve que la cohabitation des races et des cultures n’est pas possible, qu’elles ne sont pas compatibles, en dénigrant et caricaturant celles qu’il rejette. Voilà pourquoi les préjugés racistes et antisémites font partie de son histoire. Aujourd’hui encore, ces préjugés se retrouvent dans les convictions, sinon les propos d’un nombre non négligeable de leurs adhérents et de leurs représentants, comme l’ont montré les listes de leurs candidats aux dernières élections européennes. 

L’arrivée au pouvoir de formations politiques nationalistes fait généralement craindre une menace pour les libertés. Vous insistez sur les menaces sur l’égalité qu’elle impliquerait. Quelles seraient-elles?

L’un des dogmes des formations nationalistes est de faire valoir ce que le Rassemblement national en France appelle depuis toujours «la préférence nationale». Ce que cette préférence implique est très simple: une division de la population qui introduit entre les uns et les autres une rupture d’égalité, conditionnée par leur culture, leur confession, leur «provenance».  Selon les cercles de leur appartenance à telle ou telle communauté déterminée, qu’elle se définisse par l’émigration, la religion et même l’orientation  sexuelle, les individus ne sont pas considérés ni traités de la même manière. Ils n’ont pas les mêmes droits et ils ne bénéficient pas des mêmes protections. Enfin, leur besoin légitime de faire reconnaître leur différence est systématiquement entravée, sinon menacée (fermeture des lieux de culte, interdiction de leurs associations, etc.). Ils n’ont pas le même accès aux services sociaux. Tout doit être mis en œuvre pour leur rappeler non seulement leur différence, mais plus encore qu’ils ne sont pas chez eux et, de façon plus dramatique encore, qu’ils ne sont pas les bienvenus. La préférence nationale s’oppose ainsi frontalement à quelques-unes des valeurs fondamentales que porte en lui le souci de l’égalité dans la pluralité qui définit notre héritage démocratique: l’hospitalité, la fraternité, la solidarité. A l’inverse de ces ouvertures, le nationalisme prône un repli et une fermeture, faisant valoir qu’on ne peut faire société qu’avec les  mêmes que soi: ceux et celles avec lesquels on se sent une identité commune. Ce faisant, il nie le caractère constitutivement hétérogène de toute identité, qui n’est jamais donnée une fois pour toutes ni vouée à rester identique à elle-même. Ce que le nationalisme refuse d’admettre est qu’une «identité», individuelle ou collective, ne reste vivante qu’à la condition de se différencier d’elle-même avec les autres et par les autres.

Philosopher Marc Crépon Photographed in PARIS (Photo by Eric Fougere/VIP Images/Corbis via Getty Images)

Qu’est-ce que l’Europe a manqué pour que le souvenir du pire de la Seconde Guerre mondiale fasse défaut aujourd’hui? A-t-elle négligé la recherche de justice sociale?

 C’est effectivement l’une des deux thèses que je soutiens dans Le Spectre du nationalisme, qui est aussi une réflexion sur l’incapacité de l’Europe à avoir envoyé aux oubliettes de l’histoire ces idéologies, ces façons de se représenter l’identité et l’appartenance qui ne lui ont apporté que de la misère et du malheur. Mon hypothèse est double. Il aura manqué à l’Europe tout d’abord de se construire prioritairement sur un grand programme de justice sociale commune. Un tel programme aurait empêché que le libéralisme, qui est devenu chemin faisant son dogme, s’accommode si aisément des laissés-pour-compte, des déshérités, des populations fragilisées par ses règles et ses objectifs, et que, du coup, ces mêmes populations se retournent contre l’Europe, tenant sa construction pour responsable de leur situation. Mais il aura manqué aussi aux consciences européennes de travailler à un grand programme commun d’éducation critique au refus de la violence et, plus spécifiquement, à la déconstruction des préjugés racistes hérités  de son histoire.

Faut-il redouter un «nationalisme européen»?

Il y a entre autres deux raisons majeures de redouter le nationalisme. La première est que, s’il est une chose que le spectre ramène toujours dans ses bagages, c’est d’abord et avant tout le risque de la guerre, civile ou internationale. Il n’y a pas de nationalisme sans la mise en œuvre d’une culture de l’ennemi, que celui-ci vienne de l’extérieur ou qu’il s’agisse d’un ennemi intérieur. Le nationalisme est par définition belliciste. Mais l’idée de «nationalisme européen» suggère encore autre chose: une alliance paradoxale entre les formations qui se réclament d’une telle idéologie dans les différents pays européens. Le nationalisme est jaloux de la «souveraineté nationale», dont il défend bec et ongles les prérogatives. Et, en même temps, il apparaît de plus en plus qu’il s’est créé en Europe quelque chose comme une internationale nationaliste, arc-boutée sur la défense des mêmes valeurs, la contestation des mêmes droits, celui des étrangers, des minorités, aussi celui des femmes, à commencer par le droit à l’avortement. Unies, ses forces sont considérables. Et s’il faut s’en inquiéter, c’est que l’objectif qui les rassemble est toujours celui d’un retour en arrière: une régression qui ne consiste pas dans une quelconque nostalgie du passé, mais dans la volonté de faire revenir, de relégitimer des violences, dont on pensait que les droits et les libertés conquis dans le cadre de combats démocratiques nous protégeaient. 

«Il s’est créé en Europe quelque chose comme une internationale nationaliste. Unies, ses forces sont considérables.»

Vous écrivez que «les tenants de l’ordre sont les plus prompts à soutenir les accords de paix les plus scélérats». En voyez-vous des illustrations contemporaines?

Parce que le nationalisme cultive le dogme de la souveraineté, il ne se soucie guère des règles du droit international et des institutions censées le faire respecter, toujours prompt, sinon à les critiquer, du moins à revendiquer la nécessité de les contourner. Surtout, il peine à reconnaître les violations de ces mêmes règles pour ce qu’elles sont: une remise en question de l’ordre mondial que leur respect est censé garantir. Son principal critère d’évaluation des situations internationales est la mesure du rapport de force qui s’y trouve impliqué. A cela s’ajoute que c’est souvent d’un souverainisme débridé, dont ils partagent le fantasme ou la folie destructrice, que se seront réclamés les dirigeants autoritaires de telle ou telle nation pour déclencher la guerre, son agression, ses destructions, synonymes de ces mêmes violations. En témoigne l’attitude pour le moins ambiguë de plusieurs dirigeants nationalistes d’Europe (en Hongrie, Serbie, Slovaquie) et d’ailleurs (aux Etats-Unis) à l’encontre de l’invasion de l’Ukraine par la Russie et leur promptitude à encourager les Ukrainiens à capituler.

«Aux yeux des nationalistes, la société est toujours trop permissive.»

Que peut apporter au projet européen le «souci de l’âme»?

Jan Patočka, philosophe et dissident tchèque, porte-parole de la Charte 77, s’est intéressé activement à la fin de sa vie, dans les années 1970, à l’héritage de l’Europe, dressant le constat de la fin de sa suprématie et questionnant les raisons de son déclin. Avant tout le monde, il s’est interrogé sur la place et les chances de l’Europe dans un  temps qu’il définit comme celui de la post-Europe. Ce faisant, il relie cet héritage à deux traditions: la première, démocritienne (NDLR: en référence au philosophe grec Démocrite), est celle de la connaissance et de l’appropriation de la matière qui aura donné lieu, à terme, à une course à la puissance. C’est celle dont a hérité une grande partie du monde qui, affranchie du joug européen, n’en aura pas moins lutté pour entrer dans cette course et en aura reproduit toutes les errances et les manquements. D’où l’urgence de renouer avec l’autre versant de cet héritage, le versant platonicien, qui consiste dans une quête de la vérité, morale et spirituelle. Aussi, le souci de l’âme est-il ce qui nous arme contre les emballements de la post-vérité, la culture du mensonge, l’obscurantisme et le fanatisme, la résignation à la servitude qui auront toujours fait le lit de la terreur.   

Comment peut-on se prémunir de «l’incorporation de la haine et de la violence et de la déréalisation de leurs effets» que vous pointez dans votre livre?

Si l’on admet que nous n’en avons pas fini avec ces préjugés qui font le lit de la violence, il convient de se demander ce qu’il est possible de faire individuellement et collectivement pour s’en défaire. On ne naît pas raciste, antisémite, sexiste, on le devient. Cela signifie que les passions négatives qu’ils nourrissent (la haine, la peur, la colère, le ressentiment) font l’objet d’une incorporation, dont les vecteurs sont doubles, verticaux tout d’abord (la famille, le milieu social, la communauté sociale et politique), horizontaux ensuite (les réseaux sociaux, internet). Aussi, l’un des enjeux de notre temps est-il de savoir comment les contrer. L’une des voies privilégiées pour y parvenir consiste à développer dès le plus jeune âge, une culture de l’empathie qui montre aux enfants, mais aux adultes également, ce que font la violence et la haine qu’elles véhiculent aux corps et aux psychés qu’elles attaquent. Cette culture rend visible l’invisible en nous incitant non pas à nous mettre à la place des victimes, mais à imaginer ce qu’elles éprouvent, de telle façon que la violence et la haine apparaissent pour ce qu’elles sont: un mal en soi. C’est à ce prix seulement qu’elles ne sont plus perçues de façon abstraite et distante, dépourvues de réalité, c’est-à-dire reproductibles. Nous avons besoin d’une culture de l’empathie, comme celle qu’instruisent la littérature, mais aussi le cinéma qui en sont les leviers incontournables. Je songe notamment aux films de Luc et Jean-Pierre Dardenne, qui ne s’y réduisent pas, mais qui –c’est du moins ainsi que je les vois– contribuent, me semble-t-il, au développement d’une telle culture.

D.R. © D.R.

(1) Le Spectre du nationalisme, par Marc Crépon, Odile Jacob, 288 p.

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