Matthieu Ricard © ID AGENCY/TIM DIRVEN

Matthieu Ricard: « Sans relation saine avec les autres espèces, rien d’harmonieux ni de durable »

Si le moine Matthieu Ricard publie aujourd’hui ses mémoires, c’est moins pour sa propre gloire que pour raconter les grands maîtres qu’il a côtoyés et les événements dont il a été témoin. Cinquante ans d’une vie partagée entre science et spiritualité.

C’est du thé noir. Comme tous les matins. « Du Darjeeling! », précise Matthieu Ricard, en levant sa thermos, assis dans le patio de la RTBF, à l’aube d’une journée marathon d’interviews. Une façon délicieuse de plonger son interlocuteur dans son tout premier voyage dans ce district du nord-est de l’Inde, en 1967. Convaincu par un documentaire et un stupéfiant portrait photographique du maître tibétain Kangyour Rinpoché, il s’en va alors le rejoindre. La suite, c’est un retour express en France pour décrocher un doctorat en génétique, puis, surtout, une existence proche de la chaîne himalayenne, faite de spiritualité, de retraites méditatives, de projets humanitaires et de succès littéraires. L’Aixois écrit quelques essais, mais beaucoup de discussions, aussi. Comme avec son père, le philosophe Jean-François Revel, ou plus tard en trio avec le philosophe Alexandre Jollien et le psychiatre Christophe André. « Aujourd’hui, je reviens à ma passion première pour la traduction (NDLR: il est l’interprète en français du dalaï-lama). J’ai entamé la traduction d’un texte tibétain de sept cents pages. Voilà ce que je veux faire, cinq heures par jour, pendant les trois prochaines années. » Les Carnets d’un moine errant (1), soit le récit de ses cinq décennies depuis son départ de France, résonne dès lors comme une façon de quitter la scène. Discrètement, mais en plusieurs centaines de pages.

Bio express

  • 1946: Naît le 15 février à Aix-les-Bains, en France.
  • 1967: Premier voyage dans le Darjeeling, au nord-est de l’Inde.
  • 1972: Installation permanente auprès de Kangyour Rinpoché au monastère d’Ogyen Kunzang Chökhorling.
  • 1997: Publication de Le Moine et le philosophe (Nil Editions), un dialogue avec son père, le philosophe Jean-François Revel.
  • 2000: Fondation de l’association humanitaire Karuna-Shechen.
  • 2021: Sortie de ses Carnets d’un moine errant, le 21 octobre.

Vous avez écrit vos mémoires tout en précisant qu’il ne s’agit pas d’une autobiographie. C’est un peu perturbant…

Je résiste un maximum à me raconter moi-même: je n’ai pas de comptes à régler et parler de ma vie n’a pas d’intérêt en soi. Mais je me suis dit que ce serait trop bête de ne pas témoigner des personnes extraordinaires que j’ai rencontrées et des choses extraordinaires dont j’ai été témoin. Là, avec Kangyour Rinpoché, j’ai l’impression d’avoir vécu vingt ans en présence de Socrate. Je pense qu’on aimerait bien qu’un témoin de première main nous raconte ce que c’est que côtoyer Socrate ou saint François d’Assise. Puis, il y a quelques années, j’ai longuement interviewé ma chère mère (NDLR: la plasticienne Yahne Le Toumelin) pour l’écriture d’un livre sur sa peinture. Aujourd’hui, elle ne se rappelle plus trop qu’elle est artiste et me demande qui est le plus vieux de nous deux. C’était bien de raconter ces belles choses avant qu’il ne soit trop tard.

Ce qui compte, c’est la compassion et la compassion n’est pas l’apanage des religions.

Vous êtes donc le fil rouge de l’histoire, un peu à la manière d’un reporter?

Lorsque j’ai rencontré Kangyour Rinpoché pour la première fois, je me suis assis face à lui pendant quasiment trois semaines, en silence. Qu’est-ce qui fait la différence entre être assis face à un professeur d’université et face à un sage? C’est tellement difficile à décrire. J’ai essayé au mieux d’évoquer l’atmosphère et de donner quelques adjectifs qualificatifs de ce que signifie être un sage. C’est une présence de la taille d’une montagne à la fois sereine, non oppressante et débordante de bienveillance, mais pas de manière ostentatoire… Qu’est-ce qui peut être au bout du chemin? Quel genre de mode de vie peut-on avoir? Ces sages donnent une sorte de direction dans l’existence ; c’est ce que je cherchais et que je n’avais pas vraiment trouvé en Occident. Plus jeune, j’aurais bien voulu acquérir certaines des capacités de personnes que j’admirais – un pianiste, un artisan, un marin – mais pas forcément pour devenir ce qu’ils étaient eux-mêmes. En dehors des échecs, Bobby Fischer était complètement timbré. Je ne voulais pas devenir Bobby Fischer. Pour beaucoup, le décalage qui existe entre leur génie et ce qu’ils sont en tant qu’être humain est troublant. Chez les maîtres spirituels que j’ai connus, il y avait une parfaite cohérence entre les deux. Sans cela, ils auraient été des charlatans.

Vous vous appliquez d’ailleurs à décrire cette différence entre un grand maître et un charlatan.

Tout se trouve dans les textes tibétains, qui expliquent avec force détails les caractéristiques d’un vrai guide spirituel qui n’a rien à perdre, tout à gagner et à partager, qui ne se préoccupe ni de ses propres intérêts ni de sa renommée et qui souhaite guider avec bienveillance les gens vers l’éveil. Le bouddhisme vise à éliminer la souffrance et ses causes, donc toute personne qui augmente les souffrances est automatiquement un imposteur.

Matthieu Ricard conserve l'espoir de pouvoir retourner un jour au Tibet et ainsi pouvoir gérer, sur place, les écoles qu'il y a créées avec son association Karuna-Shechen.
Matthieu Ricard conserve l’espoir de pouvoir retourner un jour au Tibet et ainsi pouvoir gérer, sur place, les écoles qu’il y a créées avec son association Karuna-Shechen.© getty images

A l’heure du recul de la religion catholique en Europe, quel est votre avis sur la place du maître spirituel dans la société?

Premièrement, un maître spirituel, ça ne se fabrique pas. Deuxièmement, c’est très culturel. Quand un grand nombre de personnes se consacrent à quelque chose, il y a toujours des éminences qui émergent naturellement. Au Brésil, des millions de gens jouent au foot, dont douze qui sont fantastiques. Au Tibet, à une époque, 15% de la population étaient des moines, des nonnes, des érudits ou des ermites , par conséquent il est normal que de grandes lumières spirituelles aient émergé. Ce qui compte, c’est la compassion et la compassion n’est pas l’apanage des religions. Pourquoi le dalaï-lama est-il si populaire? Parce que c’est une grande figure morale, tout comme l’étaient Nelson Mandela, Desmond Tutu, Martin Luther King et d’autres. C’est bien que ces personnes soient vues comme des points de repère.

Vous avez entamé votre périple spirituel en 1972 à l’âge de 27 ans. Comment verriez-vous cette aventure aujourd’hui?

Je ne peux pas imaginer un type plus fortuné que celui que j’ai été. Je l’ai fait au bon moment: partir à 20 ans aurait été prématuré parce que je n’étais pas mûr. Partir après avoir passé mon doctorat, publié tous mes papiers et alors que j’étais en route pour faire un postdoctorat aux Etats-Unis, c’était moins dramatique. J’ai eu le temps de faire sept allers- retours et de mûrir la chose. C’était le bon moment, je suis reconnaissant d’avoir pris ma retraite à 27 ans pour commencer ma vie spirituelle. J’ai eu une chance incroyable de vivre auprès de ces grands maîtres, l’un après l’autre. Aujourd’hui, si des gens débarquaient au Népal en me demandant quel grand maître rencontrer, j’hésiterais longuement. Il y en a, mais ils sont de la génération d’après, et bien souvent établis en Occident, comme les fils de mon premier maître Kangyour Rinpoché, qui vivent en Dordogne. On n’est plus à l’âge d’or où tous les grands maîtres formés au Tibet se trouvaient dans la chaîne himalayenne: Darjeeling, Kalimpong, le Népal, le Bhoutan. Là, il y avait une trentaine de très grands sages, hommes et femmes, qui étaient hors du commun. Non, la seule vraie question que je me pose sur cette aventure, c’est de savoir ce qui se serait passé si je n’avais pas écrit Le Moine et le philosophe. Sans cela, je ne serais pas là à vous parler, mais probablement dans un ermitage.

Dans votre dernier livre, vous évoquez cette discussion en précisant vous être interrogé avant de rencontrer votre père, le philosophe Jean-François Revel. C’était parler avec le philosophe ou avec le papa qui vous posait question?

Ni l’un ni l’autre. C’était plutôt à propos des conséquences que ce livre entraînerait. Je n’avais aucune appréhension: je n’ai pas lu tous ses livres, notamment les plus polémiques qui ne me concernent pas, mais là j’avais relu son Histoire de la philosophie pour me mettre à jour et établir une série de questions. Le rapport père-fils a simplement facilité la complicité: on était bienveillant l’un envers l’autre, mais mon père était très pudique. Je n’ai su que par après que cette conversation avait compté pour lui. J’avais prévu d’éviter de m’aventurer sur le terrain spirituel parce que je savais que ça ne l’intéressait pas beaucoup, mais j’ai été heureusement surpris de voir qu’il avait en réalité un véritable intérêt pour le sujet. Il disait: « Les Grecs se posent trois questions: que puis-je savoir? Comment gouverner la cité? Comment mener mon existence? La science a répondu à la première question et la démocratie à la deuxième. » Selon lui, l’attrait pour le boud- dhisme était lié à l’absence de réponse à la troisième question. Il estimait très pertinent de chercher comment gérer son esprit pour qu’il soit en harmonie et affranchi de toute haine.

Matthieu Ricard:
© ID AGENCY/TIM DIRVEN

Par la suite, vous avez réitéré plusieurs fois cette expérience du dialogue. Aujourd’hui, avec qui aimeriez-vous discuter?

J’ai eu l’occasion de deviser un peu avec Edgar Morin et j’aimerais approfondir cela avec lui, qui reste très clair malgré ses 100 ans. J’aimerais aussi discuter avec Nicolas Gisin, un des grands noms de la physique quantique qui a démontré, avec Alain Aspect, la nature globale de la réalité quantique non locale.

Lionel Messi (NDLR: Matthieu Ricard est amateur de foot)? Greta Thunberg?

Greta Thunberg et moi avons exactement la même position, on ne pourrait que renchérir l’un sur l’autre. Il faut quand même qu’il y ait une complémentarité. Avec Trois amis en quête de sagesse, quand j’écoutais Christophe André ou Alexandre Jollien (NDLR: avec qui il a coécrit l’ouvrage), j’étais tout ouïe parce que j’apprenais, j’avais à chaque fois un nouvel éclairage. Une rencontre doit apporter quelque chose de plus. Un phénomène émergent, c’est plus que la somme des éléments: 1+1 doit égaler 3, sinon ça ne sert à rien. Je préfère qu’il y ait des divergences de vue ou au moins que l’on apprenne l’un de l’autre.

L’un des buts de la philosophie bouddhiste est de combler le fossé entre les apparences et la réalité. De ce point de vue-là, c’est une science de l’esprit.

L’harmonie durable, que vous définissez comme une théorie suggérant une croissance qualitative, rappelle LaThéorie du donut. Ce concept vise à répondre aux besoins humains de base et à la préservation de l’environnement. Que vous inspire-t-il?

J’ai rencontré son autrice Kate Raworth à Davos, mais je n’ai pas encore lu son bouquin (sourire). C’est un concept intéressant, je crois toujours à cette intention de faire mieux avec moins. Dans l’harmonie durable, il y a deux idées. Celle de justice sociale, qui consiste à remédier au présent à la pauvreté au sein de la richesse. Et celle d’harmonie à long terme avec la nature, qui consiste à ne pas épuiser la partie renouvelable des ressources chaque année au mois d’août. La Covid est la pointe de l’iceberg, toutes les grandes épidémies virales depuis trente ans viennent d’un déséquilibre en relation avec les animaux: le sida et Ebola sont liés aux animaux sauvages, le Sras aux chauves-souris, les grippes aviaire et porcine à cette monstruosité qu’est l’élevage industriel… Tant que l’on entretient une relation malsaine avec les autres espèces, on n’obtiendra rien d’harmonieux ni de durable.

D’où votre volonté de faire rencontrer science et bouddhisme?

La vraie science est une approche rigoureuse de la réalité: soit la découverte, soit l’explication. Elle s’inscrit souvent dans le domaine matériel, mais il existe aussi une science de la psychologie qui s’intéresse aux mécanismes mentaux: pourquoi a-t-on des peurs? D’où vient la dépression? Et la rumination d’idées négatives? L’un des buts de la philosophie boud- dhiste est de combler le fossé entre les apparences et la réalité. Il y a une investigation de la réalité, qui est impermanente et constituée d’entités interdépendantes, et une investigation du fonctionnement de l’esprit: si le fait que la haine se traduise par de la souffrance est faux et n’est en réalité qu’un dogme, ça n’a aucun intérêt. De ce point de vue-là, je pense que le bouddhisme est une science de l’esprit. Aujourd’hui, beaucoup ont l’impression que trois clics remplacent quinze ans d’études ou vingt ans de recherche. Pas la science, qui ne se fie qu’au consensus des plus compétents. Comme le bouddhisme. Le dalaï-lama dit que certains aspects du bouddhisme recouvrent la science, d’où la collaboration possible avec les neuro- sciences. Puis il existe des zones où ni l’un ni l’autre ne se recouvrent. Ça n’empêche pas de collaborer.

(1) Carnets d'un moine errant, par Matthieu Ricard, éd. Allary, 764 p.
(1) Carnets d’un moine errant, par Matthieu Ricard, éd. Allary, 764 p.

Votre premier voyage au Tibet remonte à 1985. Vous êtes-vous d’emblée investi dans une forme de militantisme pour défendre la cause tibétaine?

Je n’ai jamais été militant. J’ai décidé que la meilleure façon d’agir était de monter des projets sur place: je ne prends donc jamais position politiquement sur le Tibet et la Chine pour ne pas compromettre les activités de construction d’écoles de mon association Karuna-Shechen. Aujourd’hui, le projet continue, mais je ne peux plus aller au Tibet depuis trois ans à la suite du durcissement de la politique de Xi Jinping, sur tous les plans. En Chine, on compte septante millions de caméras à reconnaissance faciale, alors que les Tibétains ne peuvent plus envoyer de message via l’application WeChat à leur famille en Inde sans risquer la prison. Xi Jinping fait tout pour geler la situation et rempiler cinq ans en tant que président. Je conserve l’espoir de pouvoir y retourner un jour parce que c’est difficile de gérer cela à distance.

Le dalaï-lama, dont vous êtes le traducteur en français depuis 1989, aurait, dit-on, beaucoup d’humour. Quelle place accordez-vous à l’humour dans les grands messages spirituels?

Certains me disent que le dalaï-lama est « marrant », mais ce n’est pas ça: le dalaï-lama ne raconte pas de grosses blagues, jamais. Le dalaï-lama rit comme un grand-père bienveillant qui voit ses petits-enfants se chamailler sur un problème sans importance. Il considère beaucoup de comportements humains tels que le désir de gagner, la peur de perdre ou l’horreur de la critique comme des jeux d’enfants. Quand il voit ça, ça le fait rire, avec bienveillance. Ça me rappelle un épisode vécu lors du tremblement de terre au Népal en 2015. France 2 était venu faire un reportage et avait interrogé un petit vieux posté devant sa maison à moitié détruite. Les deux cameramen répétaient sans cesse « Oh le pauvre! », donc le vieil homme m’a demandé: « Qu’est-ce qu’ils ont à faire cette tête? Ils ont un deuil? » (rires) C’est la vision du dalaï-lama: adopter une forme de légèreté par rapport aux tribulations inévitables de l’existence.

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