© H. ASSOULINE/OPALE/LEEMAGE

Leur vie est un feuilleton : Eric Zemmour, au féminin

Le Vif

L’islam n’est pas la seule obsession qui pousse le polémiste français à s’affranchir de toute limite. Depuis Le Premier Sexe, publié en 2006, puis au fil des éditos et des plateaux télé, il stigmatise avec la même ardeur le féminisme et la place grandissante qu’occupent les femmes dans la vie publique.

Episode 1 – Où l’on comprend que c’est grâce à une femme que Zemmour a pu mener son combat contre le féminisme

Au téléphone, Eric Zemmour est catégorique : pas d’entretien, pas le temps. J’insiste. Quand je lui dis avoir été contactée par la production de Paris Première et que j’assisterais à l’enregistrement de l’émission Z & N, qu’il anime avec son complice Eric Naulleau, il compose :  » Nous nous croiserons là… Peut-être. Je n’aurai que très peu de temps. Je ne comprends pas pourquoi Le Vif/L’Express veut me consacrer un portrait alors que je n’ai pas d’actualité.  » Bref, ce journaliste ne conçoit de parler à la presse que lorsqu’il est en promotion. Et de conclure, un brin vieille France :  » Bon courage pour votre article, Mademoiselle.  » Le mercredi suivant, lorsqu’il déboule devant le public, tout sourire, tout charme dehors sous les projecteurs du studio, au deuxième étage du Palais des Congrès de Paris, je l’observe. J’ai en tête la question qui me tarabuste et motive mon enquête : comment en est-il arrivé à se muer en contempteur obsessionnel de la cause féminine ?

A L’Express, il n’avait pas encore reniflé le filon qui ferait sa carrière  » – Christine Ockrent

Car, à côté de ses attaques musclées contre l’islam, qui lui ont valu une condamnation en appel à Paris pour provocation à la haine religieuse, le 3 mai dernier, Zemmour, 59 ans, s’en prend régulièrement à la place croissante des femmes dans la vie publique. En mars, pour les cinquante ans de Mai 68, il signe dans Le Figaro un édito intitulé  » Mai 68, la grande désintégration « , où il pleure en de Gaulle  » le dernier père avant les papas poussettes […], le dernier homme avant les adolescents féminisés « . L’année où le phénomène #MeToo libère la parole de centaines de femmes et éveille la conscience de beaucoup d’hommes, au fil des éditos, des interviews et des émissions, Eric Zemmour raille à l’envi la  » féminisation de la société « , qui aurait dévoyé la nature des sexes telle que Kierkegaard l’avait catégorisée :  » L’homme est raison, la femme est substance.  » Aux unes, l’amour, la douceur et  » l’irrépressible bovarysme « , affirme le bretteur de plateau télé. Aux hommes, la brutalité, le pouvoir et le sexe, que des décennies de  » désordre féminin  » ont fini par amollir. Une antienne qu’il professe de longue date. Sur BFMTV, en 2013, il assène :  » Les femmes n’expriment pas le pouvoir, elles ne l’incarnent pas. C’est comme ça. Le pouvoir s’évapore quand elles arrivent. « 

D’où lui viennent donc ces croyances dignes d’une époque qu’on croyait révolue ? Des femmes cérébrales, des femmes autoritaires et puissantes, Eric Zemmour en a pourtant connu. Suffisamment pour qu’elles ne soient pas de simples exceptions aux règles qu’il fixe lui-même pour décrire la féminité. En 1995, alors que s’achève son passage à InfoMatin, l’éphémère quotidien financé notamment par André Rousselet, l’intime de François Mitterrand, Christine Ockrent le recrute à L’Express, dont elle a pris les rênes de la rédaction un an plus tôt. Elle avait remarqué sa plume et son tour de main pour  » croquer un personnage « .  » Ce n’était pas le Zemmour idéologisé que l’on connaît aujourd’hui, ce mélange de talent, de provocation et de délire « , se souvient la  » Reine Christine « , surnom qu’elle doit au fait d’avoir été la première femme en France à présenter le 20 Heures.  » Il n’avait pas encore reniflé le filon et le genre qui feraient sa carrière. « 

Christine Ockrent
Christine Ockrent© I. OGRETMEN/SIPA

Quel que soit le journal où il est passé, ses anciens collègues ne se souviennent pas l’avoir entendu évoquer l’un de ses thèmes de prédilection : les rapports hommes-femmes. En tout cas pas avant 2006. Cette année-là, il publie Le Premier Sexe, un titre qui résonne comme une charge contre le manifeste de Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, paru en 1949, la référence pour les féministes du monde entier et dont l’écho porta au-delà des militantes stricto sensu. Pourtant, dans son ouvrage, Eric Zemmour ne se hisse jamais à la hauteur de l’intellectuelle pour se confronter à ses idées. Il se contente de prendre le contre-pied de la célèbre formule de son aînée –  » La femme est un homme comme les autres  » – pour dénoncer une féminisation délétère de la société. Invoquant l’Histoire avec un grand H, il conclut que les femmes ne sont, par nature, que des  » régentes  » et, statistiques à l’appui, déplore que les hommes soient de plus en plus nombreux à fréquenter les instituts de beauté. Lui, en vrai mâle, a horreur de ces établissements.  » Vous ne ferez jamais faire un soin du visage à Eric, atteste son ami et avocat Olivier Pardo, défenseur des people. Il ne se teindra jamais les cheveux. « 

C’est non teint mais gominé à la Rudolph Valentino que, ce mercredi-là, le polémiste sort du studio d’enregistrement de son émission, pressé de quitter les lieux. C’est le moment qui m’a été réservé. Je ferre l’animal et me lance dans une micro-interview qui durera le temps de descendre les deux volées d’Escalator qui mènent à la sortie.

– Avez-vous lu Simone de Beauvoir ?

– Oui, bien sûr, et je la relis encore en ce moment, je la lis régulièrement. A 20 ans, j’ai lu Les Mandarins, Tous les hommes sont mortels. J’ai d’abord lu ses romans.

– Et Le Deuxième Sexe ?

– Oui, bien sûr. Mais je trouve ça… pataud. Je préfère ses romans, même si je trouve qu’elle a une écriture un peu scolaire. J’ai relu récemment Mémoires d’une jeune fille rangée, très intéressant, mais très scolaire.

Dans son brûlot, Eric Zemmour n’a pas un mot pour dénoncer les violences conjugales ou les écarts de salaires entre les deux sexes. Il reprend à son compte la critique éculée, lancée aux féministes depuis leurs premières batailles pour le droit de vote, à savoir que l’égalité entre les sexes mènerait à leur indifférenciation. La quête d’égalité des femmes serait la cause de l’infertilité croissante des hommes, selon l’auteur, au reste muet sur d’autres facteurs nettement plus sérieux, tels que l’abus de tabac, la sédentarité excessive ou les perturbateurs endocriniens. Quant à l’avortement et à la contraception, il entend éclairer nos consciences sur  » la fin funeste de cette histoire  » qui se conjuguera, selon lui, avec rien de moins que  » la disparition programmée des peuples européens « .

L’idée du Premier Sexe n’est pas venue de lui. C’est la romancière et journaliste Clara Dupont-Monod, alors éditrice chez Denoël, qui lui avait proposé d’explorer les rapports hommes-femmes. Jointe à l’hebdomadaire Marianne, dont elle est devenue directrice adjointe de la rédaction, elle répond par courriel, laconique.  » Je ne pourrai pas répondre à une interview.  » J’insiste : en off ? Silence radio. Est-ce une preuve qu’elle nourrit quelque regret ? Je n’en saurai rien.

Nadine Morano éprouve de l’amitié pour l’auteur du Premier Sexe, qu’elle complimente régulièrement pour ses chroniques sur RTL. L’eurodéputée Les Républicains a fait sa connaissance sur le plateau d’ On n’est pas couché, animé par Laurent Ruquier. Mais, lorsque je lui lis le passage relatif à la loi sur la parité qui aurait  » décentralisé le droit de cuissage politique, surchargeant les listes municipales et régionales d’épouses et de maîtresses « , l’ancienne ministre de Nicolas Sarkozy reste sans voix.  » Il a écrit ça ? !  » Et d’exprimer son désaccord.  » Les femmes se confrontent tellement à un plafond de verre !  » Le Zemmour qu’elle connaît n’a rien d’un  » macho « . Elle le trouve  » juste ringard de ce côté-là ! Dépassé… « 

La députée européenne n’est pas la seule à n’avoir pas lu l’opuscule vendu en poche à 25 000 exemplaires – une paille, comparé aux 400 000 de son best-seller, Le Suicide français.  » Ce livre est passé complètement sous les radars, observe Christine Ockrent, en tout cas sous le mien !  » Rares sont les amies ou ex-collègues qui pourraient donner le détail de son antiféminisme. S’agit-il d’une réflexion construite de longue date ou d’une théorie de circonstance ? Un retour sur les premières années de journalisme d’Eric Zemmour m’en apprendra plus.

Sa femme Mylène
Sa femme Mylène© C. MORIN/IP3 PRESS/MAXPPP

Episode 2 – Où l’on voit que le jeune Zemmour ne veut pas d’une femme pour chef

Journal d’opinion fondé en 1974, Le Quotidien de Paris a pris un virage à droite toute en 1981, lors de l’accession au pouvoir de François Mitterrand. Le titre bouillonne alors d’enthousiasmes juvéniles autour de son maître à penser, Philippe Tesson. Cet ancien de Combat choisit ses collaborateurs à l’instinct, pour la singularité de leur personnalité. Ils s’appellent Claire Chazal, Stéphane Denis, Alain Duhamel, Laurent Mauduit, Catherine Pégard, Jean-Marie Rouart, Jean-Marc Sylvestre… Les plus jeunes ont la vingtaine, les plus vieux, la quarantaine. Leurs noms pourraient à présent former une sorte de Who’s Who du journalisme, où figurerait en fin de liste le Z de Zemmour.

Philippe Tesson, 90 ans, reçoit dans ses bureaux de l’Avant-Scène, la maison d’édition théâtrale nichée au coeur de Saint-Germain-des-Prés, à Paris. Un foulard rayé autour du cou, il fait le show avec sa verve habituelle.

– Quel était le rapport d’Eric Zemmour aux femmes ?

– Là-dessus, n’étant pas une femme, je ne peux vous répondre… Ce qui me frappait chez lui, c’était son côté préhistorique raffiné, mêlé à un engagement à la fois hystérique et très construit. La sensibilité excessive et la brutalité !

Sa femme, Mylène, entre difficilement dans la case où les écrits de Monsieur rangent le beau sexe

Chef adjointe du service politique de Paris Match, Virginie Le Guay a un souvenir plus circonstancié de son ancien camarade. Elle évoque un jeune homme  » assez mal à l’aise avec les femmes « .  » C’était comme s’il les craignait, il lui fallait les dominer intellectuellement pour se sentir fort. Il avait besoin de susciter l’admiration, voire la crainte.  » Au sein de la rédaction, Zemmour est en retrait.  » Alors que nous racontions facilement nos vies, il gardait ses distances, ne livrait que très peu de choses personnelles avec, déjà, ce cloisonnement entre les émotions et l’intellect « , poursuit Virginie Le Guay, qui le revoit  » tendu vers un but que lui seul connaissait « .

Né de parents juifs algériens rapatriés en métropole quelques années avant sa naissance, Eric Zemmour a mené une scolarité exemplaire, avant d’échouer deux fois au concours de l’Ecole nationale d’administration (ENA). C’est profondément affecté, éprouvant jusqu’à un sentiment d’humiliation, comme il le racontera plus tard, qu’il débarque à la rédaction, après une expérience infructueuse dans une agence de publicité.  » La conscience aiguë de ses capacités intellectuelles, le sentiment d’être supérieur aux autres et un puissant orgueil sont des ressorts clés de sa personnalité, témoigne Virginie Le Guay. On sentait chez lui l’envie irrépressible de se distinguer, d’épater, de briller. Peut-être un besoin de revanche sociale ? « 

Au cours des dix années passées au Quotidien de Paris, Eric Zemmour fera son apprentissage. Il a lu les Illusions perdues à l’adolescence. Il rêve de devenir Lucien de Rubempré, le brillant et ambitieux journaliste de Balzac.  » Au sein de la « chaîne alimentaire » du journal, Eric se positionnait lui-même assez bas, par envie excessive de trouver sa place, diligent, presque soumis « , relate Philippe Manière, alors en charge de la rubrique finances. Dominique Jamet, pilier du journal dont les éditoriaux faisaient mouche, revoit le  » garçon maigrichon qui grattait du papier dans son coin « .  » On ne pouvait pas prévoir l’avenir qui serait le sien « , ajoute-t-il. Seule sa consoeur Armelle Héliot, aujourd’hui critique de théâtre au Figaro, se souvient d’un débutant  » malin et drôle « , avec qui elle s’est tout de suite entendue. Trente ans après, elle dit ne plus reconnaître le personnage qu’il est devenu ni celui avec qui elle a partagé tant de discussions et d’éclats de rire.

Au sein du service politique, le jeune Eric ferraille régulièrement avec sa collègue Judith Waintraub.  » Une bagarreuse, raconte Philippe Manière. Elle le charriait sur la différence entre les Ashkénazes et les Séfarades. A ce jeu-là, elle gagnait presque tout le temps.  » Un jour que le nom de la jeune femme est évoqué pour prendre la direction du service, Eric Zemmour se cabre :  » Je ne sais pas si je pourrais supporter d’avoir une femme chef « , lâche-t-il, avant d’expliquer :  » Je n’ai jamais rencontré une femme plus intelligente que moi.  »  » Et un homme plus intelligent ?  » lui demande-t-elle. Un temps lui sera nécessaire pour trancher :  » Un homme, oui.  » Des années après, alors qu’ils se retrouvent au Figaro, il reconnaît son erreur de jugement au cours d’une discussion :  » Qu’est-ce que j’étais con ! « 

Qu’en est-il vraiment des rapports d’Eric Zemmour et du deuxième sexe ? Après plus d’une heure d’interview, l’idée n’évoque toujours rien à Philippe Tesson. Et, soudain :  » Si ! Une femme a beaucoup compté pour lui… Une femme-soldat ! Qui aime le combat ! Pas une femme du monde comme moi « , s’amuse-t-il avant de nommer… Anne Méaux. Qui aurait pu croire qu’un portrait de celui qui dénie aux femmes toute autorité naturelle mènerait à la  » patronne des patrons « , surnom donné à la puissante dirigeante d’Image 7, la société de conseil en communication qui règne sur le CAC 40, le principal indice de la Bourse de Paris ?

Leur vie est un feuilleton : Eric Zemmour, au féminin
© BALTEL/SIPA

Episode 3 – Où l’on fait connaissance de l’une de ses amies et de son épouse, deux femmes à poigne

Au téléphone, Anne Méaux annonce la couleur. Eric Zemmour et elle sont amis, mais ils ont de profonds différends, en particulier au sujet des femmes. De fait, elle incarne un parfait contrepoint aux prises de position réactionnaires, et revendiquées comme telles, du journaliste. Elle compte Google, Pernod Ricard, Goldman Sachs ou Bouygues parmi ses prestigieux clients. Malgré l’échec cuisant de la communication de François Fillon, dont ce dernier l’avait chargée pendant la campagne présidentielle française de 2017, son pouvoir n’a guère été entamé.

Sa rencontre avec Eric Zemmour remonte au début des années 1980. Il couvre la droite pour Le Quotidien de Paris. Elle gère la communication du groupe parlementaire de l’UDF et de l’ancien président de la République Valéry Giscard d’Estaing, tout juste remercié par les électeurs. Leurs relations professionnelles, d’abord faites d’intérêts bien compris, se transforment en amitié.  » Avec Eric, on partage l’amour de la littérature, de l’histoire, des idées politiques, on dissertait à l’époque sur la typologie des droites de René Rémond, l’un des grands noms de l’histoire contemporaine « , confie-t-elle, assise dans le coin salon de son luxueux bureau du XVIIe arrondissement de Paris. Dans le registre des valeurs politiques, ils se retrouvent, même si le libéralisme de l’une et le souverainisme de l’autre ne font pas bon ménage. Anne Méaux se défend de l’avoir introduit dans les milieux économiques.  » Ils sont incompatibles, jure-t-elle. Les grands patrons ont une vision de l’économie mondialisée, alors qu’Eric nous mettrait presque des barbelés autour du pays ! « 

Les points d’achoppement n’entament pas leur relation.  » Je vais vous faire rire, confie-t-elle. Eric est un garçon gentil, c’est agréable de discuter et de débattre avec lui.  » L’été, profitant des vacances en Provence, ils se retrouvent pour dîner en famille, près de Toulon, où il a ses habitudes. La féministe et le réac fier de l’être se sont accrochés mille fois sur le sujet de la place des femmes dans la société.  » Je ne supporte pas la discrimination et les écarts de salaires « , souligne la dirigeante d’Image 7, entreprise dont les trois quarts des consultants sont des femmes.  » Eric ne peut pas penser ce qu’il dit, soupire-t-elle, incrédule. Comment pourrait-il m’avoir comme amie ? Et Mylène comme épouse ? « 

Leur vie est un feuilleton : Eric Zemmour, au féminin
© BALTEL/SIPA

C’est que Mme Zemmour entre difficilement dans la case étroite où les écrits de Monsieur rangent le beau sexe. Femme à la forte personnalité et au caractère bien trempé, Mylène Chichportich mène sa carrière sous son nom de jeune fille. Elle a été administrateur judiciaire pendant trente ans. Aujourd’hui avocate spécialisée dans le droit des faillites, elle a récemment fondé avec quatre associés le cabinet Marigny, dont les bureaux sont installés à deux pas de l’Elysée.  » C’est une battante qui a de l’autorité et de l’ambition « , décrit Me Olivier Pardo, ami des Zemmour, qui l’a vue à l’oeuvre dans son propre cabinet, où elle a travaillé deux ans.

Mylène Chichportich pense-t-elle, comme son époux, que  » les salaires féminins limitent les revendications des salaires mâles, qui trouvent dans le revenu de leur conjointe une poire pour la soif  » ? Impossible de savoir. L’avocate oppose un refus catégorique à l’idée de parler, de crainte d’être assaillie de demandes et par refus d’interférer publiquement dans le domaine réservé à son mari. Et puis elle n’aime pas exister à travers lui, à en croire Olivier Pardo.  » Sur la question de la place des femmes dans la société, Mylène a la même vision que moi « , affirme Anne Méaux. En tout cas, elle tient la dragée haute à son mari et n’hésite pas à le recadrer quand elle estime que la notoriété lui fait tourner la tête.

Il avait un côté perdu, fragile, j’ai eu tout de suite envie de le protéger  » – Isabelle Balkany

Eric Zemmour fait la connaissance de celle qui deviendra sa femme en 1982. Il a alors 24 ans. Dans un entretien accordé à Libération pour la promotion du Premier Sexe, il confiait lui-même avoir  » peu profité de la libération sexuelle « . J’en conclus qu’il était, à l’époque, loin d’être un collectionneur de conquêtes. Ce qui ne l’empêche pas, pendant ses années de journalisme au Quotidien de Paris, de moquer un chauffeur le conduisant à un dîner de l’UDF qui lui confiait être en couple depuis six mois.  » A ton âge, franchement, quel âge as-tu, 22, 23 ? relate-t-il dans son opuscule. Je brocarde les garçons de son âge soumis au sentimentalisme des filles, un garçon, ce n’est pas ça, un garçon, ça va, ça vient ; un garçon, ça entreprend, ça assaille et ça conquiert, ça couche sans aimer, pour le plaisir et pas pour la vie.  » La tirade, longue encore, se termine par la définition d’un homme, un vrai :  » Un Casanova plutôt qu’une princesse de Clèves.  » Sexualité débridée versus amour romantique : l’opposition binaire paraît bien vaine à l’épreuve du réel.

Car chez Eric Zemmour, il y a les écrits, et puis il y a la vie.  » Sa pensée deviendra totalement aboutie et féconde lorsqu’il parviendra à irriguer son travail de ses émotions et de son expérience, analyse son ancienne collègue Virginie Le Guay. De son côté, Philippe Tesson voit derrière son engagement  » militant, voire militaire  » une  » sensibilité dévorante « , quelque chose de très  » viscéral « .  » Emotions  » ?  » Sensibilité  » ? Ces qualités que lui attribuent ceux qui le connaissent feraient horreur au pourfendeur de la société contemporaine assaillie selon lui par ces  » valeurs féminines  » qui ont contaminé les hommes.  » Il nous répète toujours qu’on est trop affectifs, comme si c’était un défaut, raconte Sandrine Sarroche, l’humoriste qui le regarde étriller ses interlocuteurs dans l’émission Z & N, sur Paris Première, où elle intervient chaque semaine. Pourtant, je pense que c’est lui qui est affectif.  » D’autres ne tarderont pas à me le confirmer.

Isabelle Balkany
Isabelle Balkany© L. HAZGUI/DIVERGENCE

Episode 4 – Où on le décrit comme un Zébulon attendrissant

Dans son bureau de première adjointe à la mairie de Levallois-Perret, au nord-ouest de Paris, Isabelle Balkany, vêtue d’une chemise à carreaux, parle avec nonchalance de son  » pote Eric  » au milieu d’un nuage de fumée de cigarette. Elle engage la conversation sur sa  » prétendue misogynie « .  » Sauf à me dénier toute féminité, je ne comprends pas le procès qu’on lui fait ! Alors, certes, il a écrit certaines choses… Mais, vous savez, c’est toujours pareil, entre ce qu’on écrit et puis le reste…  » balaie-t-elle d’un air entendu.  » Un macho, je sais ce que c’est, moi, vous savez, je viens de fêter mes quarante-deux ans de mariage avec un vrai !  » En évidence sur ses étagères, le visage de Simone Veil illustre un ouvrage intitulé Les femmes qui pensent sont dangereuses. N’allez pas en conclure une sympathie féministe, le mot provoque une moue chez l’ancienne vice-présidente du conseil général des Hauts-de-Seine.

Avec Eric Zemmour, ils déjeunent régulièrement, sans conjoints,  » comme les filles font des déjeuners de copines, s’amuse-t-elle. Eric est drôle « . Tous deux sont juifs pieds-noirs –  » qu’on le veuille ou non, ça rapproche « , même si  » Eric est plus traditionnaliste « . Ils se sont connus par Philippe Tesson (encore et toujours lui) quand elle était stagiaire à Combat, dont le propriétaire n’était autre que son oncle paternel Henri Smadja.  » Eric avait des airs de Zébulon attendrissant. Il avait un côté perdu, fragile, j’ai tout de suite eu envie de le protéger. « 

De fait, le polémiste a pu compter sur le soutien d’Isabelle Balkany, aguerrie par les batailles juridiques dont son couple est coutumier. Elle l’a d’ailleurs défendu sur les réseaux sociaux lors des procès qu’on lui a intentés, dont le dernier en date pour  » provocation à la haine religieuse « .  » C’est un angoissé permanent ! certifie Isabelle Balkany. Chaque livre est un douloureux accouchement : ça se fait au forceps ! Et avec une césarienne, en plus !  » Eric Zemmour appréciera la métaphore, lui qui ne cesse de pester contre la  » féminisation du langage  » et de ses expressions.  » On a toujours envie de le materner, poursuit son amie. Peut-être parce que j’ai dix ans de plus que lui ? Sa mère a beaucoup compté pour lui « , livre-t-elle, comme si elle donnait une clé pour approcher la vérité zemmourienne.

Personnage central de sa vie : Lucette Zemmour. Une mère douce mais très exigeante avec ses enfants. Avec son époux, Roger, elle débarque d’Algérie quelques années avant la naissance du fiston, un passeport français en poche. Le couple s’installe à Montreuil (Seine-Saint-Denis, au nord-est de Paris) puis à la Goutte-d’Or, toujours à Paris, où il élève ses deux fils dans des conditions modestes.  » La mère d’Eric était une personnalité, témoigne Olivier Pardo. Comme tous les juifs d’Algérie, elle avait un amour immodéré pour la métropole et la culture française. « 

Et aussi pour son garçon, qu’elle vénère. Elle lui laisse toute liberté, à condition qu’il soit premier de la classe. Eric Zemmour reconnaît qu’elle lui a donné une incroyable confiance en lui.  » Elle a dû lui donner beaucoup, beaucoup d’amour et, peut-être aussi, un peu d’égocentrisme « , analyse Anne Méaux. La mère le défend quand, enfant, il se plonge dans les livres plutôt que de participer à la vie de famille, au grand dam du père. Ce dernier, un ambulancier qui aime taper le carton et jouer sa chemise au casino, manifeste un autoritarisme extrême, qui a marqué le journaliste.  » Quand nous restions dans le verbe, j’avais le dessus sur lui, confiait-il à Libération en 2006. Quand il m’attrapait, ça se finissait par la ceinture.  » Toutefois, l’auteur du Suicide français, qui déplore la  » disparition de la famille patriarcale  » et se montre capable de faire la morale à un ami en instance de divorce, considère que l’on devient un homme  » en affrontant son père « .

Modèle de réussite de l’école républicaine, la scolarité du jeune Eric constitue une immense fierté pour la famille.  » Par son milieu modeste, il n’avait pas le profil habituel des élèves de Sciences po, souligne le spécialiste des religions Odon Vallet, qui fut son maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris. Par ses prises de position, il est même un peu l’anti-Sciences po. Dans chaque promo, il y a un gars comme ça, qui a des idées extrémistes, très, très réacs, exprimées violemment, mais avec talent. Il est trop rugbyman, il pousse dans la mêlée. « 

Son goût des empoignades ne date pas d’hier.  » A 30 ans, il était déjà très habité par l’envie de convaincre « , se rappelle la journaliste Judith Waintraub. Beau joueur, Eric Zemmour supporte la contradiction.  » Il la recherche même, assure Philippe Manière. Ce n’est pas une vieille baderne chafouine, il est curieux et ouvert.  » A l’occasion du 8 mars, déclaré Journée des droits des femmes, Sandrine Sarroche, qui se définit comme féministe, avait prévu d’entonner un rap issu de son one woman show La Loi du talon.  » Je voyais bien que ce n’était pas sa tasse de thé, mais il n’y a pas d’agressivité chez lui « , perçoit cette ancienne avocate qui le voit rire à ses sketchs  » comme un enfant « .  » On peut le charrier, c’est quelqu’un de jovial, avec de l’autodérision.  » Elle aussi lui trouve des airs de  » Zébulon « , surnom déjà utilisé par Roger Zemmour à propos de son fils.

La mère, elle, le voyait plutôt comme un  » demi-dieu « , ainsi qu’elle le désignait parfois. Quelle personnalité avait-elle ? A la sortie du Palais des Congrès, après avoir évoqué Simone de Beauvoir, je pose la question à Eric Zemmour :  » C’est vrai qu’elle a beaucoup compté pour moi. Mais, vous savez, je ne vais pas m’allonger… « 

Catherine Barma
Catherine Barma© F. DUGIT/LE PARISIEN/PHOTOPQR

Episode 5 – Où l’on comprend comment les femmes ont fait son succès

Malgré le rôle restreint qu’il veut leur assigner dans la société, les femmes ont été des jalons décisifs dans le parcours personnel d’Eric Zemmour. En 2006, l’éditrice du Premier Sexe, Clara Dupont-Monod, lui offre une occasion en or d’exploiter un thème de débat potentiellement inflammable qui fera son succès. Et c’est encore à une femme qu’Eric Zemmour doit sa célébrité télévisuelle. En l’imposant dans On n’est pas couché, un des talk-shows les plus regardés de France, la productrice Catherine Barma, fille de l’emblématique réalisateur de l’ORTF Claude Barma, le fait passer du statut de simple rédacteur de presse écrite à celui de vedette nationale.

Elle l’avait repéré en 2006 sur le plateau de l’émission Tout le monde en parle, animée par un autre de ses poulains, Thierry Ardisson. Eric Zemmour, à l’époque au Figaro, y faisait la promotion du… Premier Sexe. Elle l’observe alors asséner sans ciller à la féministe Clémentine Autain, aujourd’hui députée de la France insoumise, que sa grand-mère n’était  » pas moins libre  » qu’elle. Pourfendant trente ans de  » doxa féministe « , il conclut :  » C’est la réaction qui est devenue subversive !  » La formule claque, la productrice flaire le bon client. S’ensuivent six années pendant lesquelles Eric Zemmour, bientôt rejoint par Eric Naulleau, jouera les tontons flingueurs de tout ce qui bouge sur le plateau de Laurent Ruquier.

Avec Catherine Barma, il passe du statut de simple rédacteur à celui de vedette nationale

Aussi puissante que survoltée, Catherine Barma n’est pas du genre à se contenter du rôle de régente en coulisse. C’est elle qui préside au choix des invités de l’émission et cornaque les polémistes.  » Eric adorait être dirigé par Catherine Barma, relate Olivier Pardo, qui l’avait encouragé à faire de la télé. Son avis était très important pour lui.  » La dame a du métier. Elle s’est fait une spécialité dans la conception de plateaux réunissant des invités situés aux antipodes quant aux sujets abordés, avec des plans de table dignes des repas de famille houleux. Même si l’émission s’en défend, la logique du clash se systématise, l’Audimat grimpe, atteignant des sommets en 2011, la dernière saison du duo Zemmour et Naulleau.

Contactée pour un entretien, Catherine Barma joue la montre avant de répondre, par la voix de son assistante, qu’elle  » n’a aucune disponibilité avant plusieurs mois « .

Est-ce parce que, au moment de la parution du Suicide français, elle était apparue peu à l’aise à l’évocation de son ancien poulain ? Dans son best-seller, il accréditait la thèse du  » bouclier « , autrefois défendue par le régime de Vichy, en certifiant que ce dernier avait pu sauver des juifs français en livrant aux nazis des juifs étrangers.

Eric Zemmour a pris goût à la notoriété. Elle apaise ses doutes, selon Isabelle Balkany.  » Il adore réellement la popularité que ça lui donne, livre Olivier Pardo. Les gens qui le saluent, dans la rue, les restaurants, le métro…  » Qu’elle soit auréolée d’une odeur de soufre ne gâche en rien le plaisir.  » Etre le diable l’enchante, estime Virginie Le Guay. Il se targue d’être le seul à avoir le courage de dénoncer les dangers et les menaces qui pèsent sur la France et notre civilisation « , poursuit la journaliste, qui décrypte la  » construction du personnage  » : « Quand il a vu que des sujets dont il s’emparait faisaient mouche, il les développait. Il a creusé son sillon par coups d’éclat successifs, qui ont fini par constituer, de façon empirique, l’idéologie qui est la sienne aujourd’hui. Je me demande si son personnage sulfureux n’a pas fini par le dépasser. « 

Leur vie est un feuilleton : Eric Zemmour, au féminin
© BALTEL/SIPA

Anne Méaux, pour sa part, tempère :  » Avec la médiatisation, il s’est un peu brûlé les ailes, mais ce n’est pas le seul dans cette profession.  » Judith Waintraub, elle, ne voit dans ses thèses aucun opportunisme, mais distingue, pour ce qui concerne les femmes, le reflet de sa culture séfarade.  » Mais, là, c’est l’Ashkénaze qui parle !  » lance-t-elle.

La provocation est un ressort indéniable dans la rhétorique d’Eric Zemmour. Transgresser, mais jusqu’où ? La réponse appartient à lui seul, qui, dans Le Premier Sexe, vante, avec une science inégalée, les bienfaits des boîtes échangistes, à même de  » désacraliser  » la femme et de  » renouveler  » et  » revitaliser  » le désir de l’homme.

Ce mercredi matin, dans les studios d’enregistrement de l’émission Z & N, un public d’une vingtaine de personnes, en majorité des retraités, attend patiemment le début de l’émission. Dès son arrivée sur le plateau, Zemmour fonce vers le public et badine avec les habitués sur les changements de places opérés depuis le dernier enregistrement. Il incline le buste plusieurs fois pour saluer, comme un comédien avant la représentation. Le générique démarre. Durant le débat, corsé comme il aime, l’ancien candidat malheureux à l’oral de l’ENA argumente, lève le doigt pour prendre la parole, s’emporte, souffle, opine du chef, se lamente, secoue la tête, lève les yeux au ciel. A la fin de l’émission, la bonne humeur revient sur le plateau, il remercie chaleureusement  » son  » public. En préambule d’un bref échange dans l’Escalator, Eric Zemmour, plutôt content de lui, m’apostrophe :  » Bon, vous avez vu… C’était une belle émission, vous avez eu de la chance, c’était formidable. « 

Dans ses écrits, l’homme affirme que le mot  » macho  » est une trouvaille linguistique des féministes pour  » transmuter l’éternel masculin en insulte « . Cela ne l’empêche pas, dans la vie quotidienne, d’user de bonnes manières avec la gent féminine. Sur le plateau de télévision, il a toujours un mot gentil et se montre très poli avec les maquilleuses, comme en témoignent des membres de la production. Malgré un côté  » petit coq roquet « , Christine Ockrent confirme elle aussi avoir entretenu des rapports tout à fait normaux, en tout cas  » rien d’extravagant ni de caricatural par rapport à tous ces messieurs journalistes « . Collègues, amies, proches… de par leur forte personnalité, ce que « les femmes » racontent d’Eric Zemmour, c’est qu’il loue Casanova et omet de voir qu’il y a aussi de la princesse de Clèves en lui. Un homme qui semble loin d’être affranchi des carcans.

Par Aurélie Jacques.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire