L'insulte raciste, pirouette existentielle ? © APAYDIN ALAIN/REPORTERS

Le racisme, un mal transformé en mots

Rosanne Mathot
Rosanne Mathot Journaliste

D’où viennent les mots racistes ? La linguiste Marie Treps braque sa lampe torche sur la patrie des droits de la personne, la France, un pays au lourd passé négrier, colonialiste, antisémite et ambigu sur la question migratoire.

Ce ne sont pas des humains qu’on a gazés à Auschwitz, ce sont des feujs. Ce ne sont pas des gens qu’on a réduits en esclavage, mais des macaques. Ce ne sont pas des femmes qu’on a violées avec des tessons de bouteille, pendant la guerre d’Algérie, mais des femelles de gris (un mot qui désigne, à la base un escargot baveux). Marie Treps a livré l’année dernière un ouvrage aussi laid que passionnant : Maudits mots, la fabrique des insultes racistes (1). Et toujours plus d’actualité, au vu de l’installation au pouvoir grandissante de candidats à la parole très libérée et aux discours de plus en plus agressifs à l’égard des minorités. De quoi nous autoriser à revenir sur un ouvrage à la parution pas toute récente. Pour cette sémiologue, qui a travaillé au Trésor de la langue française, voilà des siècles que la France nourrit la bête immonde. Et elle continue de la garder bien au chaud, dans les replis de son présent, lui trouvant sans arrêt de nouveaux moyens de s’exprimer, l’humour étant le dernier en date.

D’emblée, on comprend où Marie Treps nous emmène avec son ouvrage : l’insulte raciste est la pirouette existentielle qui permet à un groupe humain de priver  » l’autre  » de son humanité et de lui infliger tous les outrages possibles, sans avoir à subir une mauvaise conscience : torture, esclavage, génocide, gazage, expulsions… En réduisant  » l’autre  » à un état d’animal, de plante potagère, ou de caricature grotesque, exit les scrupules. Dès lors que l’Allemand, bouffeur de patates, devient un  » doryphore « , que le Noir, dévoreur de bananes, se mue en  » macaque « , que l’Arabe devient un  » bicot  » (bique, chèvre) ou un légume (melon), que l’Italien, ouvrier pauvre, est désigné par le plat qui lui coûte le moins cher (macaroni), on le méprise, on lui dénie l’honneur, l’intelligence, on le prive de sa nature humaine. Il n’y a plus de limites dans l’infâme et tout est permis : à la fois armure et alibi, l’insulte raciste autorise l’impardonnable.

Pour la sémiologue Marie Treps, la France nourrit toujours la bête immonde.
Pour la sémiologue Marie Treps, la France nourrit toujours la bête immonde.© MAURICE ROUGEMONT/REPORTERS

Le racisme transforme un « sujet » en « objet »

Pour rabaisser  » l’autre « , il s’agit, toujours et partout, de mettre l’accent sur une différence (physique, culturelle, alimentaire…), fût-elle fantasmée, et d’en faire un stigmate, de dissoudre l’humain derrière une caricature grotesque. Comme si le  » vrai racisme  » avait, finalement, tout à voir avec l’humanité, et pas grand-chose avec la  » race « , cette notion obsolète, sans fondement biologique, condamnée par la communauté internationale après la Seconde Guerre mondiale. Le racisme est acte de négation, outil par lequel on transforme un  » sujet  » en  » objet « , pour le diminuer, l’humilier et le dominer politiquement, culturellement et économiquement.

Dans ce passionnant et répugnant petit lexique, Marie Treps s’attarde au xixe siècle, où l’idéologie raciste s’incruste dans l’imaginaire collectif. La linguiste bondit ensuite d’une insulte à l’autre, racontant les mille tristesses qui coulent des sables du Sahara aux rails de la déportation, du béton graffité des cités, en passant par l’ogre de 1914-1918 qui a englouti des bananias, par milliers. Ce qui frappe, dans son livre, c’est qu’il n’y a pas trace d’insultes à l’encontre des Américains, des Canadiens, des Belges, des Suisses ou des Roms. Les seules populations à se voir affublées de quolibets violents, par nos voisins français, ce sont celles avec lesquelles il y a eu contact, à la faveur de guerres, de colonisations ou d’immigrations économiques ou autres.

L’humour : le sucre qui enrobe le poison

Pour illustrer son dictionnaire, Marie Treps choisit de convoquer une cohorte d’écrivains, de journalistes et de poètes, estimant que ce sont eux qui véhiculent l’air du temps, les mots d’une époque. En classant ses insultes par catégorie humaine stigmatisée, en retraçant leur étymologie, dates à l’appui, la sémiologue éclabousse l’histoire de rouge. Rouge sang. Rouge honte : l’insulte et l’injure xénophobe et raciste mettent tragiquement en lumière la façon dont la société française pense la différence.

Bien sûr, aujourd’hui, les propos racistes, énoncés ou publiés dans la sphère publique, sont sanctionnés par la loi. Mais ce n’est pas pour autant que l’insulte se meurt. Les  » maudits mots  » sont toujours là, mais ils sont grimés en insinuations, déguisés en euphémismes, esquivés par les ténors de l’antisémitisme et du racisme. Selon l’auteure, la stratégie d’évitement actuelle la plus efficace serait l’humour : à la vue de tous, on enrobe de sucre le poison qui tue, en raillant ceux qui osent s’offusquer :  » Vous n’avez pas d’humour !  »

Comme l’Hydre de l’Herne, le racisme semble inattaquable et sans cesse renaissant.

(1) Maudits mots, la fabrique des insultes racistes, par Marie Treps, éd. Tohu-Bohu, 2017, 327 p.

L’origine de trois insultes

– RITAL.E :subst. et adj. Dans les années 1920, lorsque la France manque de main-d’oeuvre, dans les mines et l’industrie sidérurgique, des Italiens quittent massivement leur pays, en proie à une grave crise économique. Sur les wagons qui amenaient ces immigrés en France était notée la lettre  » R  » pour  » Résidant/Réfugié  » et l’apocope  » ITAL « , pour préciser l’origine dudit réfugié.  » R-ITAL  » était également indiqué sur les papiers d’identité des immigrés.

– BOUGNOUL.E : subst. et adj. (1890). Vient de la langue wolof :  » wu ñuul  » (qui est noir). Terme noble, à l’origine, il est tordu par les colons qui finissent par l’utiliser, de façon péjorative, pour désigner tous ceux qui ne sont pas comme eux, Maghrébins ou Asiatiques.

– CHLEU.E, SCHLEU.E :subst. et adj. (1866). Voilà un mot arabe qui a fait un long et étrange voyage, pour finir par désigner l’ennemi allemand, pendant la Seconde Guerre mondiale. A l’origine,  » Chleuh « , emprunté à l’arabe du Maroc, désigne une tribu berbère, sa langue et ses coutumes. Pendant la colonisation de l’Afrique du Nord, le mot désigne un soldat des troupes coloniales, cet  » autre  » qui ne parle pas français. Le mot s’installe ensuite dans l’Est de la France, et désigne toujours ceux qui ne parlent pas bien le français. En mai 1940, la mutation est accomplie et l’on retrouve le domaine militaire : l’exotique Berbère à la peau sombre, nomadisant aux confins du Sahara, devient l’occupant blanc et blond qui revendique la pureté de la race aryenne. Chleuh se simplifie et  » schleu  » fait son entrée.

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