Les membres des Loups gris turcs n'hésitent pas à s'afficher publiquement en Allemagne lors de manifestations en faveur du président Recep Tayyip Erdogan. © belga image

Le mouvement d’extrême droite turc « Loups gris » en Allemagne, avenir sombre

Nathalie Versieux Journaliste, correspondante en Allemagne

Avec ses 18 000 membres recensés, selon une étude, le groupe turc est le plus gros mouvement d’extrême droite en Allemagne. Beaucoup y voient une menace pour la démocratie.

Index et auriculaire tendus vers le ciel, le pouce, le majeur et l’annulaire serrés, formant comme un museau pointu… Le signe de ralliement des Loups gris est arboré en Allemagne pendant certaines manifestations, comme en juillet 2017, lorsque les supporters de Recep Tayyip Erdogan se sont regroupés en signe de soutien devant l’ambassade de Turquie à Berlin, un an après le putsch raté de l’été 2016 ; ou encore à l’été 2020, lors de parades en voiture dans les grandes villes d’Allemagne, pour célébrer le retour d’une partie du plateau du Haut-Karabakh dans le giron de l’Azerbaïdjan.

Les Loups gris, mouvement d’extrême droite turc interdit depuis novembre 2020 en France, et dont les insignes sont prohibés en Autriche, connaît un engouement certain auprès d’une partie de la jeunesse turque d’Allemagne. Prônant l’idéologie d’une race turque « supérieure », ils rêvent du « Turan », un empire turc qui s’étendrait des Balkans à la Chine et regrouperait toutes les minorités turcophones de ces régions. « Prenez la nationalité allemande mais restez turcs » était l’un des mots d’ordre de l’un des idéologues du mouvement, Alparslan Türkes, le fondateur du parti d’extrême droite MHP, aujourd’hui allié à Erdogan, dans les années 1990.

Attrait croissant des jeunes

2,8 millions de Turcs ou d’Allemands d’origine turque vivent en Allemagne. C’est la plus grosse diaspora au monde originaire des deux rives du Bosphore. Parmi eux, 18 000 membres des Loups gris. Ceux-ci menacent les Juifs, les Kurdes, les Arméniens, les Alévis (adeptes d’un islam libéral représentant 15% de la population de la Turquie), les membres du mouvement LGBT et les opposants au président Erdogan, en Turquie comme à l’étranger. Plusieurs d’entre eux, comme le député Vert Cem Özdemir, vivent en Allemagne sous protection policière. « Il s’agit de l’un des plus gros groupes d’extrême droite en Allemagne, précise le bureau berlinois du Comité juif américain AJC dans une étude qu’il vient de publier à ce sujet. Pourtant, on n’observe jusqu’à présent aucune prise de conscience en Allemagne des dangers émanant de ce mouvement, malgré les caractéristiques de son idéologie: l’antisémitisme, le racisme et la haine des minorités. » A titre de comparaison, le parti d’extrême droite NPD (considéré comme proche de l’idéologie du NSDAP d’Adolf Hitler par les services de renseignement allemands) compte 3 600 membres ; l’aile la plus radicale du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), observée de près par ces mêmes services, en recèle quelque 7 000.

Les supporters d’Erdogan qui fêtent leur victoire dans les rues d’Allemagne […] expriment aussi leur rejet de notre démocratie libérale.

« De plus en plus de jeunes issus des troisième ou quatrième générations de l’immigration sont attirés par les idées des Loups gris, explique Kemal Bozay, chercheur à l’université internationale de Cologne et auteur de l’étude du AJC. Ces jeunes sont en quête de racines et les Loups gris savent comment s’adresser à eux. » Notamment par leur présence sur les réseaux sociaux ou par le biais de la musique rap. « Kurde, crève, espèce d’ordure… » ou « Tu veux insulter mon pays, je te donne le coup de grâce » sont quelques-uns des textes qu’on peut entendre sur YouTube, attribués à des gangsta rappeurs proches du mouvement…

« Les Loups gris sont un mouvement à deux visages », précise le politologue d’Essen, spécialiste de la Turquie, Burak Copur. D’un côté, le visage « respectable », incarné par trois fédérations (ADÜTDF, 7 000 membres, Atib, 1 200 membres et ATB) et quelques 200 associations à caractère « culturel » ou folklorique, leur permet de participer à la vie politique, présentant à l’occasion des candidats aux élections locales ou régionales. « Ce qui est incompréhensible, c’est qu’ils peuvent même discuter indirectement avec le gouvernement allemand », s’indigne Burak Copur. Atib est en effet membre du Conseil central des musulmans d’Allemagne, une fédération (représentant 1% des musulmans du pays) régulièrement invitée à participer au Dialogue interculturel entre l’Etat fédéral et des représentants des communautés musulmanes. Ce dialogue avait été mis en place en 2006 par l’ancien ministre de l’Intérieur Wolfgang Schäuble.

Vers une interdiction?

Le second aspect du mouvement occupe enquêteurs et services de renseignement depuis des années. Les Loups gris sont en effet réputés proches de la mafia et des bikers turcs. Plusieurs agressions sont mises à leur compte, comme l’assassinat, en mai 2020, d’un Kurde de Dortmund, l’incendie d’un véhicule devant l’ambassade d’Arménie en juillet 2020 ou des menaces à l’encontre de l’évêque d’Arménie en Allemagne, signées « les Loups gris vous auront ».

L’influence grandissante du nationalisme proturc sur la communauté d’Allemagne, au-delà du mouvement des Loups gris, inquiète jusqu’au sein du gouvernement allemand. Lors des dernières élections turques en 2018, 64,8% des Turcs d’Allemagne ont voté pour l’AKP du président Erdogan, avec un taux de participation record de 46%. « Soyons honnêtes, commentait alors sur Twitter Cem Özdemir, les supporters d’Erdogan qui fêtent leur victoire dans les rues d’Allemagne ne se réjouissent pas que de la victoire de leur dictateur. Ils expriment ainsi aussi leur rejet de notre démocratie libérale. »

Convaincues de la dangerosité des Loups gris, de nombreuses voix réclament l’interdiction du mouvement en Allemagne. La CDU a préparé un projet d’interdiction des associations qui lui sont affiliées, examiné en ce moment même par le ministère de l’Intérieur. Il est soutenu par la plupart des partis du Bundestag. L’issue semble cependant incertaine, du fait de l’éclatement du mouvement. « Il serait plus efficace d’interdire leurs associations, ou leurs symboles, comme c’est le cas en Autriche », estime pour sa part Burak Copur. Vienne a fait interdire en 2019 le salut des Loups gris, ainsi que l’emblème aux trois croissants de lune, signe de ralliement au mouvement.

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