L’assassinat du frère d’Amine Kessaci, militant de la lutte contre le narcotrafic, est qualifié de «crime d’intimidation». Provoquera-t-il un vrai électrochoc?
Amine Kessaci est un militant associatif du quartier Frais-Vallon à Marseille. Il fonde l’association Conscience en 2020 parce qu’«avant de passer à l’action, il faut comprendre ce qu’on vit et pourquoi on ne peut plus continuer». Le fléau qu’il combat, c’est le trafic de drogue qui mine les quartiers nord de la cité phocéenne. Le 29 décembre de cette année-là, son frère aîné Brahim, guetteur puis vendeur de drogue, est assassiné avec un de ses copains. Les deux corps sont retrouvés dans une voiture calcinée. Après le choc, le drame renforce chez Amine un engagement qui devient de plus en plus politique. Il est candidat aux élections européennes et législatives en 2024 sous l’étiquette des Ecologistes, puis du Nouveau Front populaire qui fédère les forces de gauche. Le 13 novembre, son «petit» frère Mehdi, qui n’est impliqué ni dans le trafic de drogue ni directement dans le combat sociétal, est assassiné en plein jour à Marseille selon un modus operandi identifiable aux méthodes du crime organisé: un individu arrivé près de sa voiture avec un complice en scooter le crible de balles.
«C’est la première fois qu’une personne inconnue des services de police se fait tuer en raison du militantisme d’une personne de sa famille», avance Mathieu Croizet, l’avocat de la famille Kessaci, le 18 novembre au micro de RTL. Il assure que le crime d’avertissement est «la piste privilégiée». Quelques heures plus tard, à la sortie d’une réunion sur la lutte contre le trafic de drogue à l’Elysée, le ministre français de l’Intérieur, Laurent Nunez, accrédite cette piste en évoquant un «crime d’intimidation». Les trafiquants ont sans doute voulu faire taire une personnalité qui était susceptible de déranger le «bon fonctionnement» de leur business.
«Un autre Etat»
Dans un livre publié le 5 octobre, Marseille, essuie tes larmes. Vivre et mourir en terre de narcotrafic (1), Amine Kessaci décrit avec précision l’emprise du crime organisé sur les quartiers. «Le narcotrafic, c’est l’alternative là où l’Etat s’est retiré. Ce n’est pas la jungle, c’est un autre Etat, une autre forme d’ordre. Clandestin, mais structuré. Violent, mais rationnel. Impitoyable, mais précis. […] Il produit une société parallèle avec ses rites, ses ascensions, ses cérémonies. Il décide de tout: qui peut parler, qui peut frapper, qui peut disparaître. Il ridiculise les écoles, les institutions. […] Il déchire ce que l’éducation a tissé de meilleur.»
Le livre d’Amine Kessaci est avant tout une lettre adressée à son frère Brahim décédé. Lui dont il était très proche au point qu’il culpabilise de ne pas avoir pu le sortir du réseau criminel. Un message entre amour pour la figure protectrice qu’il représentait et détestation pour le trafiquant qu’il était devenu malgré les efforts continus de sa mère pour l’en préserver. «En te livrant à la loi des réseaux, au fond, tu nous as jetés en pâture à la violence du narcotrafic, lâche Amine Kessaci dans son livre. L’insouciance n’est plus de notre monde. On a l’impression que la vie nous regarde en coin en disant: « A qui le tour? ». Quand on a croisé une fois, une seule, la catastrophe, on sait que le pire est toujours possible. Il est là, au coin de la rue, à attendre la prochaine occasion pour nous frapper à nouveau.»
«Quand on a croisé une fois, une seule, la catastrophe, on sait que le pire est toujours possible.»
Armée d’esclaves
L’activiste engagé dans la lutte contre le trafic de drogue tente de démonter les illussions que fait naître chez les jeunes le crime organisé. «Le narcotrafic te fait croire qu’il te laissera libre. Que t’engager à ses côtés ne te coûtera rien. Pourtant, tu ne le sais pas encore, toi qui franchis la porte du non-retour, mais tu perdras tout. […] On t’appellera « soldat », mais ton vrai nom sera « esclave ». Tu feras ce qu’on te dira de faire, quand on te dira de le faire. Tu te prétendras loup, mais tu vivras en chien. Dressé pour mordre, soumis à la loi de maîtres dont tu n’auras jamais vu le visage, mais qui te demanderont de tuer ton ami d’enfance si nécessaire.» «[…] Les chefs, les vrais, n’ont aucun intérêt à faire émerger une nouvelle élite qui pourrait vite devenir concurrente. Ils ne nourrissent le mythe que pour garder leurs esclaves motivés. Ils racontent de la merde. Tu y crois, tu bosses, tu risques ta peau. Eux encaissent et recyclent l’argent. Eux ne vivent pas cachés, ils vivent protégés.»
Le plaidoyer d’Amine Kessaci se fait plus politique quand il met en cause l’Etat. Le pays t’a perdu non «pas le jour où tu as vendu ton premier pochon», mais «le jour où tu as cessé de penser que tu étais capable d’autre chose». «Tu pleures, Marseille, mais tes larmes sont hypocrites, enchaîne-t-il. Je ne te demande ni fleurs ni bougies, Marseille. Juste de cesser de faire semblant d’être surprise que nos enfants meurent, comme si ce n’était pas ton système qui les avait trahis. Comme si ce n’était pas ton abandon qui avait creusé leurs tombes. Je te demande de protéger ceux qui sont encore debout, mais qui vacillent.»
Pour le militant antinarcotrafic, le désinvestissement de l’Etat dans les quartiers à population défavorisée est une des principales causes de l’attraction qu’exercent les «marchands de désolation». A cela s’ajoute la relative impunité dont semblent bénéficier les tueurs et leurs commanditaires, comme si les crimes étaient de peu d’importance tant qu’ils relèvent des «réglements de compte» entre délinquants. «Je veux la tête de ceux qui ordonnent. De ceux qui paient, depuis Dubaï ou ailleurs, pour faire tuer. […] Je veux qu’ils paient. Et ils paieront», lâche Amine Kessaci toujours en attente d’un procès, cinq ans après l’assassinat de son frère, alors qu’«on connaît le nom du commanditaire».
L’assassinat de son autre frangin Mehdi provoquera-t-il un électrochoc salutaire? Le président Emmanuel Macron, qui avait tenu à rencontrer Amine Kessaci lors de sa visite à Marseille en septembre 2021, au moment du lancement de son plan «Marseille en grand», se rendra dans la métropole à la mi-décembre. «Même si parfois l’envie me manque, je sais pourquoi je suis là. Pour chaque coup que je prends, pour chaque revers que nous essuyons, il y a ce rappel puissant, cette voix intérieure qui murmure: « Ne lâchez rien »», explique Amine Kessaci dans Marseille, essuie tes larmes en se référant surtout aux mères des jeunes victimes du trafic de stupéfiants. Après l’assassinat de Mehdi, il lui faudra beaucoup de courage pour poursuivre le combat.
(1) Marseille, essuie tes larmes. Vivre et mourir en terre de narcotrafic, par Amine Kessaci, éd. Le Bruit du monde, 224 p.