Les Premiers ministres qu’il a nommés depuis la dissolution se sont comportés comme s’ils disposaient de marges de manoeuvre en réalité inexistantes, estime le politologue Vincent Martigny. Sébastien Lecornu fera-t-il mieux?
Emmanuel Macron n’en finit plus de subir les conséquences de sa décision insensée de dissoudre l’Assemblée nationale le soir du 9 juin 2024. Le premier Premier ministre qu’il a nommé après la tenue des élections législatives des 30 juin et 7 juillet 2024, le membre des Républicains Michel Barnier, a, faute de majorité, tenu trois mois et huit jours avant d’être censuré. Le deuxième, le centriste François Bayrou, a résisté huit mois et 27 jours avant d’échouer à recueillir la confiance d’une majorité de parlementaires. Le destin du Premier ministre que le président a désigné le 9 septembre, le ministre de la Défense sortant Sébastien Lecornu, issu du parti présidentiel Ensemble, a-t-il la moindre chance d’être différent? Rien ne l’indique. Alors, de quelle nature est l’instabilité politique à laquelle est confrontée la France et quels en sont éventuellement les remèdes? Eléments de réponse avec Vincent Martigny, professeur de science politique à l’université Côte d’Azur, à Nice, et chercheur associé au Centre de recherches politiques (Cevipof) de Sciences Po.
Assiste-t-on à une crise parlementaire, une crise politique ou une crise de régime?
Je ne crois pas que nous soyons confrontés à une crise de régime. Nous sommes en présence d’une crise du pouvoir exécutif. La séquence ouverte par le président de la République il y a un an par la décision absurde de dissoudre l’Assemblée nationale en est l’origine. Cette erreur majeure fait suite à une pratique que j’ai qualifiée de non éthique du pouvoir exécutif par Emmanuel Macron. En témoigne la nomination de Premiers ministres sans réel mandat ni majorité qui, une fois arrivés à Matignon, se sont comportés comme s’ils disposaient de marges de manœuvre en réalité inexistantes. Le Parlement est divisé, mais ce n’est pas un problème en soi. En revanche, qu’il n’y ait pas de majorité montre qu’on ne peut plus gouverner de la même manière qu’auparavant. Or, l’exécutif s’entête jusqu’à présent à fonctionner comme s’il disposait d’une majorité. A ce titre, il y a une crise politique, une crise gouvernementale et une crise de l’exécutif. Cela constitue-t-il une crise de régime? Je crois qu’on n’en est pas encore totalement là.
Comment expliquer la difficulté des politiques français à bâtir des compromis et à forger des coalitions de gouvernement?
Le Parlement a toujours été rabaissé depuis 1962 et la désignation du président au suffrage universel direct, qui a donné la primauté de la légitimité populaire au président plus qu’au Parlement. Ce Parlement n’a pas eu, jusqu’à présent, à négocier. Pourquoi? Parce qu’en période de majorité absolue, ce qui fut généralement le cas sous la Ve République, il n’était pas nécessaire pour le gouvernement de s’entendre avec les oppositions, hormis ponctuellement sur certains sujets d’intérêt général. La culture politique de la Ve République est profondément adverse à l’idée de négociation. D’ailleurs, tout au long des quinquennats d’Emmanuel Macron, à chaque fois qu’il a parlé de négociation, il a évoqué la pédagogie de son action. Dans son idée, négocier, cela signifie réexpliquer mieux ce que l’opposition n’a pas compris précédemment. En cas de majorité absolue, ce n’est pas un problème parce que l’opposition crie dans le désert. En revanche, en période de gouvernement minoritaire comme c’est le cas depuis 2022, le pouvoir se déplace de l’Elysée et de Matignon vers le Parlement et celui-ci a une capacité de blocage. Alors, les compromis deviennent impossibles puisque nous n’en avons pas la culture.

Le président est-il particulièrement affaibli? Pourrait-il se permettre de supporter l’échec d’un troisième Premier ministre?
Emmanuel Macron est profondément atteint, et dans la fonction et dans la personne. Il y a un problème autour de la présidence de la République, qui n’a pas du tout le poids qu’elle avait auparavant. D’abord pour des raisons institutionnelles. A partir du moment où il n’y a pas de majorité absolue, et à la suite de la défaite du bloc central aux élections législatives de 2024, le pouvoir s’est déplacé vers le Parlement. Emmanuel Macron pourrait-il soutenir une autre chute de gouvernement? Probablement, mais tout dépend à quelle échéance. S’il rechutait dans quinze jours, et encore et encore, et que l’on ne trouvait pas de consensus, il y aurait probablement une dernière soupape de sécurité qui serait la dissolution. A ce stade, Emmanuel Macron n’est pas décidé à dissoudre et, à court terme, je n’ai pas l’impression qu’il y a un blocage de nature à forcer une dissolution. Mais le président pourrait y être contraint si le blocage parlementaire se prolonge sans autre issue. La dissolution est aussi faite pour protéger le président. Il peut tirer comme conséquence du blocage de la situation institutionnelle de rendre la parole aux Français et là, il dissoudra de manière beaucoup plus logique que la dissolution de 2024, qui était un coup politique manqué.
«Les électeurs continuent de manifester un doute sur la capacité du RN à représenter une véritable alternative.»
Après avoir essayé un Premier ministre de droite, un Premier ministre du centre, la logique ne voulait-elle pas qu’Emmanuel Macron teste le scénario d’un Premier ministre de gauche?
L’avantage de nommer un Premier ministre de gauche aurait été de montrer un signe de bonne volonté envers une famille politique qui, par les reports de voix en 2022, lui a permis d’être réélu président face à Marine Le Pen. A ce titre, cela aurait été la moindre des choses, tout en tenant compte de l’équilibre politique sorti des urnes lors des élections législatives de l’année dernière dans lequel, quand même, la coalition de gauche était en tête. Le revers de l’hypothèse d’un Premier ministre de gauche était qu’elle allait à l’encontre des dispositions profondes d’Emmanuel Macron, qui n’est pas un homme de gauche, c’est le moins qu’on puisse affirmer. Il pouvait aussi avoir beau jeu de dire qu’un Premier ministre socialiste aurait bien du mal à réunir une majorité, ou a minima à éviter la censure. Le premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, affirmait qu’un Premier ministre socialiste prendrait véritablement le pouls du Parlement et ferait ce que n’ont pas fait Michel Barnier et François Bayrou, c’est-à-dire négocier texte par texte dans une logique parlementaire pour forger des compromis avec les forces politiques d’abord sur le budget, ensuite sur différentes lois d’intérêt général. On pouvait le croire sur parole, mais rien ne laissait penser que des forces comme le Rassemblement national, Les Républicains (LR), voire même une partie du bloc central, eurent été prêtes à discuter avec un groupe ultraminoritaire. Cela avait été le cas avec Michel Barnier; il s’est retrouvé dans la main du Rassemblement national. Le risque pour un Premier ministre social-démocrate aurait été de se retrouver dans celle de La France insoumise ou de l’aile droite de son gouvernement, écartelé entre deux tendances antinomiques.
«Emmanuel Macron est profondément atteint, et dans la fonction et dans la personne.»

Le Nouveau front populaire a-t-il encore une existence effective?
Il est difficile de le dire parce que le Nouveau front populaire était avant tout une alliance électorale. Tant qu’il n’y a pas d’élection, vous ne pouvez pas savoir si l’alliance se maintient. On a acté mille fois la mort de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (Nupes), elle a ressuscité sous une forme beaucoup plus forte sous le nom de Nouveau front populaire parce qu’il y a eu la dissolution et un sentiment d’urgence à endiguer la progression du RN. A ce stade, les invectives fusent et les divisions sont profondes entre les formations de gauche, liées notamment à la stratégie de La France insoumise (LFI) de se distinguer du reste de la gauche, stratégiquement et sur le fond des idées. Il y a des dissensions plus profondes que jamais. Mais les dynamiques politiques sont parfois les meilleures manières de reconnaître ses amis. Face au danger potentiel de l’extrême droite et face à une France qui, dans les urnes, penche fortement à droite, l’union à gauche est, en quelque sorte, la seule solution pour éviter le pire. Il n’est donc pas impossible que dans une élection prochaine, une coalition se reforme. Les élections municipales de 2026 seront un test à cet égard. Soit on assiste à un scénario où LFI fait en permanence cavalier seul en vue de la présidentielle de 2027 au risque de faire chuter la gauche, notamment à Paris, et là, la guerre sera ouverte. Soit il y a une possibilité d’entente et même s’il y a plusieurs candidats qui se présentent au premier tour de la présidentielle, il y a aura malgré tout, peut-être, une union des électeurs de gauche par les urnes.
«La culture politique de la Ve République est profondément adverse à l’idée de négociation.»
Le vote sur la confiance à François Bayrou a aussi mis en avant les divisions de LR. Qu’est-ce que cela augure pour la droite traditionnelle?
Cela montre sa division profonde. LR a toujours été très ambivalent envers les macronistes. Une partie ne pardonne toujours pas à Emmanuel Macron d’avoir siphonné son influence, lui en veut d’être à la fois un président tour à tour trop à gauche et trop présent sur son propre terrain idéologique, et verrait d’un meilleur œil une forme d’union des droites sans forcément le formuler comme tel. Et il y a une autre partie de LR qui, tout en étant attachée à l’indépendance du parti, considère de manière stratégique que la seule alliance possible est avec le centre parce que l’alternative conduirait à se jeter dans les bras d’un RN beaucoup plus fort que la droite classique et qui finirait par l’aspirer. Cette division est assez profonde et elle n’a pas été tranchée, comme beaucoup de choses dans ce parti, depuis le départ de Nicolas Sarkozy de la présidence de la République en 2012.

Est-ce le Rassemblement national qui tirera en définitive les dividendes de cette séquence?
Je ne suis pas enclin à penser que le RN serait en permanence le seul gagnant des situations de crise. Avec plus de 100 députés, il est certes un groupe parlementaire très important. Chaque gouvernement est tributaire des discussions qu’il pourrait avoir ou pas avec le Rassemblement national. Mais le RN a aussi ses difficultés. Marine Le Pen est sous le coup d’une condamnation assez lourde. Elle fait semblant de croire à la dissolution parce qu’elle sait pertinemment qu’elle n’arrivera pas à ce stade. Le procès en appel la concernant a été fixé à janvier prochain, ce qui est très rapide. Si le Rassemblement national devait perdre sa candidate à l’élection présidentielle à son issue, je ne suis pas totalement sûr que le remplacement serait parfait et immédiat avec Jordan Bardella, du moins au second tour de l’élection présidentielle. Aujourd’hui, le RN est lui-même partagé ou ambivalent sur l’attitude à adopter, entre une main tendue à un gouvernement qui devrait se rallier aux exigences de l’extrême droite et une attitude d’opposition frontale, antisystème comme on l’a entendu dans le discours de Marine Le Pen à l’Assemblée nationale sur la «crise de régime», la «déchéance du système» et la nécessité de le remplacer par une alternative qui serait uniquement incarnée par le Rassemblement national. Cette ambivalence peut lui permettre de «ratisser large» et de coaliser les mécontentements. Mais elle peut aussi inquiéter les électeurs qui continuent de manifester un doute, dans toutes les enquêtes d’opinion, sur la capacité du RN à représenter une véritable alternative.
Un peu de système à la belge
Dans le communiqué annonçant la désignation de Sébastien Lecornu comme Premier ministre, l’Elysée précise que le président «l’a chargé de consulter les forces politiques représentées au Parlement en vue d’adopter un budget pour la nation et bâtir les accords indispensables aux décisions des prochains mois. […] A la suite de ces discussions, il appartiendra au nouveau Premier ministre de proposer un gouvernement au président de la République», ajoute le texte.
Cette demande traduit une forme de changement de méthode qui introduit une pointe de processus à la belge dans la formation du gouvernement français. L’ancien Premier ministre macroniste Gabriel Attal en avait émis l’idée et le souhait en suggérant, après la chute de François Bayrou, la nomination d’un «négociateur» préalable à la nomination d’un Premier ministre. Emmanuel Macron n’est pas allé jusque-là. Mais le premier devoir de Sébastien Lecornu s’en rapproche. A ce stade, on ne sait pas si celui-ci pourrait renoncer à son poste s’il devait échouer à rassembler les points de vue de partis pour former une coalition de bonne volonté ou pour, a minima, sceller un pacte de non-censure avec certaines forces.
Sur le fond, on peut se demander aussi si l’ancien ministre de la Défense réussira à susciter la bienveillance du Parti socialiste ou d’autres formations de la gauche modérée (en proposant, par exemple, de faire contribuer les plus riches à l’effort de réduction de la dette) alors que ceux-ci peuvent nourrir une légitime colère de ne pas avoir vu leur offre de service, pour diriger le gouvernement, prise en considération.
 
		