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Edouard Baer : « Internet, c’est le droit pour celui qui ne sait rien de dire qu’il a tort à celui qui a étudié le sujet depuis vingt ans »

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

L’acteur français interprète à merveille un marquis libertin dans Mademoiselle de Joncquières d’Emmanuel Mouret. Il pose sur notre époque un regard critique mais bienveillant. Du vrai, pas de pose, pour un bon vivant à l’esprit aiguisé, refusant tout à la fois l’angélisme et le pessimisme ambiant.

Le désir est au coeur du film d’Emmanuel Mouret, Mademoiselle de Joncquières, où vous avez comme partenaire Cécile de France. Quel rôle joue le désir dans votre vie de comédien ?

Ce n’est pas de ces désirs qu’on assouvit vraiment, comme ceux du corps. La faim s’assouvit, le sexe c’est pareil. On est vraiment quelqu’un d’autre, quand on a fait l’amour, quand on a le ventre rempli… Le désir de faire un livre, un film, ou d’y jouer, n’est jamais fini. Le livre ou le film continuent leur vie. Comme comédien, je sais qu’il me faut, pour travailler, être désiré. Mais ça me dégoûte un peu (rire) !

Ce film se déroule au xviiie siècle. Le côté  » machine à voyager dans le temps  » du cinéma vous titille-t-il particulièrement ?

Oui, beaucoup ! C’est bien de constater que quels que soient les époques et les costumes, les émotions restent les mêmes. Le désir, la trahison,  » Je t’aime, je ne t’aime plus « , tout cela est universel. Bien sûr, il ne faut pas jouer le costume, il faut même jouer contre lui. Il faut jouer au présent, jouer viscéral. Il faut que le  » Je pourrais mourir d’amour pour vous, Madame  » sorte comme sortirait  » Putain, faut que je te baise !  » Surtout ne pas jouer chic, quel piège terrible… Au fond, le film de cape et d’épée, c’est notre western à nous ! Pas le côté salon, comme dans Mademoiselle de Joncquières, mais le cheval, le fleuret, comme dans mon préféré du genre, Mon oncle Benjamin avec Jacques Brel. Quelle liberté ! Une liberté contre l’époque. Les héros sont toujours contre l’époque. C’est le mousquetaire, pas Richelieu. C’est, en vrai, le de Gaulle qui dit non, le de Gaulle résistant. Le de Gaulle président, c’est autre chose.

On croit qu’aimer, c’est un truc gentil. Alors que non, pas forcément.

Vous incarnez un libertin. Le regard sur les libertins a changé ces dernières années. On montait naguère l’opéra de Mozart, Don Giovanni, en faisant de ce dernier une manière de héros, l’homme libre défiant la morale de son temps. Quand Michael Haneke le met en scène à Bastille, il le présente comme un grand patron abusant de sa position sociale…

Est-ce qu’on est un homme libre, quoi qu’il en coûte à soi et aux autres ? Ou est-on, comme dit maintenant la grande expression, un pervers narcissique, quelqu’un qui manipule, qui prend plaisir à broyer l’autre, à le briser ? Le jeu, c’est qu’une fois qu’une femme aurait cédé, le type a gagné et s’en va. Mais il y a des différences d’interprétation culturelle : Casanova serait un homme léger, un homme de plaisir,  » on a joué ensemble et on se quitte bons amis le lendemain « . Et Don Juan trouverait son plaisir dans le fait de vaincre l’autre. Mon personnage dans le film n’est pas, je crois, un manipulateur. C’est plutôt un irresponsable, car il ne réalise pas quel peut être l’impact sur l’autre. Maintenant, faut-il absolument et toujours juger les personnages à l’aune des considérations morales d’aujourd’hui ? Moi, en tout cas, j’ai du plaisir à jouer le personnage quand le vernis social craque, quand  » Il faut que je l’aie ou j’en crève ! « . C’est Depardieu dans La Femme d’à côté de Truffaut, qui fait tout péter, qui se fiche qu’on le regarde. C’est magnifique à jouer !

L’instinct et le social qui s’opposent ?

Exactement. Ce qu’on n’ose pas faire, ce qu’on n’ose pas vivre, alors que pourtant tout nous dit de le faire. On croit qu’aimer, c’est un truc gentil. Alors que non, pas forcément. C’est une responsabilité que d’aimer quelqu’un. Lacan disait que  » donner de l’amour, c’est vouloir donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas (rire).  » Il faut savoir partir, c’est mieux que de rester dans le mensonge. Le mensonge qu’on se fait à soi-même est un des pires qui existent ! Mon personnage n’est pas un salaud. Plein de commentaires élogieux sur le film disent qu’il est féministe, mais cela le définit-il vraiment ? Les gens veulent que tout colle à l’actualité.

Celle de #MeToo et #BalanceTonPorc…

Evidemment. Je pense que c’est intéressant quand il est possible d’entendre plusieurs points de vue. Comme avec la pétition qui a fait gueuler avec Catherine Deneuve. Nobody’s perfect ! Comme à la fin de Certains l’aiment chaud. Le mec est amoureux d’une fille… qui s’avère être un mec lui-même. Et ça lui va. On aimerait bien tomber sur une personne de son âge, de l’autre sexe, d’un milieu qui nous convienne. Eh bien non ! On tombe sur quelqu’un qui a un sale caractère, qui est du même sexe, qui est trop vieux, trop jeune… On va se faire juger mais c’est comme ça, c’est ma vie. C’est formidable, quand même !

Katharine Hepburn disait  » If you obey all the rules, you miss all the fun…  »

Les règles sont faites pour être outrepassées, oui. Qui va à la chasse perd sa place, mais qui reste à sa place loupe la chasse.

Comment ressentez-vous notre époque où tout est jugé puis condamné presque instantanément ?

Vaste question (rire) ! Vous avez des exemples concrets ?

La réforme de l’accord du participe passé suggérée par des Belges, l’annulation de plusieurs spectacles, dont celui d’Ariane Mnouchkine (1), à la suite de reproches d’appropriation culturelle, l’imminence de technologies permettant de rendre la manipulation de l’information indétectable.

Sur le sujet des accords simplifiés, je citerai Jean d’Ormesson, qui disait :  » L’orthographe, c’est de la poésie.  » Il ne faut pas humilier les gens qui ne maîtrisent pas les complications, et donc accepter un usage courant simplifié, pour que tous puissent se faire comprendre. Mais renoncer à la complication sous prétexte que certains ne peuvent y accéder, c’est comme faire de Maître Gims l’égal de Brel, Brassens ou Souchon. Ce n’est tout simplement pas vrai ! Maintenons la règle, et acceptons un autre usage… Concernant Ariane Mnouchkine, s’il y a bien quelqu’un qui a toujours pris le parti des opprimés dans son travail, c’est elle ! Comme pour les rapports entre hommes et femmes, il y a des évolutions et des révolutions. Il y a des gens qui veulent que tout s’accélère d’un coup. Je n’en veux pas aux gens qui exagèrent sur tel ou tel sujet, sur le féminisme ou les sujets raciaux (même si les races n’existent pas). Je comprends qu’on puisse être impatient car la caste des hommes blancs de 50 ans, dont je fais partie, on ne peut pas lui faire entièrement confiance pour renouveler les cadres, pour accueillir les femmes, les Noirs et même les jeunes. Mais on tombe dans le ridicule quand s’en prend à Arianne Mnouchkine ! Ça montre bien l’aberration du truc. En plus, je ne crois pas du tout aux communautés. Généraliser en disant  » les Noirs « ,  » les juifs « … Je trouve ça grotesque !

« Faire de Maître Gims l’équivalent de Brel, Brassens ou Souchon, ce n’est tout simplement pas vrai. »© KRISTY SPAROW/GETTY IMAGES

Et la dérive des médias, l’info manipulée ? Vous qui êtes aussi, et aujourd’hui encore, un homme de radio ?

Les médias, ça ne veut plus dire grand-chose. Aujourd’hui, tout le monde est un média ! C’est très compliqué d’être un journaliste professionnel, parce que les gens ne savent pas qu’il y a une charte, une déontologie… Internet, c’est l’application du  » 1 minute pour les juifs, 1 minute pour Hitler « . Internet, c’est le droit pour celui qui ne sait rien de dire qu’il a tort à celui qui a étudié le sujet depuis vingt ans. Allez contrôler cette machine à produire de l’information et de l’opinion, qui va si vite et doit être nourrie à chaque minute, à chaque seconde ! Apprendre dans les écoles à savoir décrypter les médias, à développer une pensée critique, est crucial.

Dans ce monde qui s’emballe et fait peur, est-il toujours important pour vous de garder de la distance, de la légèreté ?

C’est toujours un combat d’être léger ! Ça a toujours été un combat. Et ne nous y trompons pas comme le font les déclinistes, ceux qui disent que tout était mieux avant. Toutes les époques sont abominables ! Et tous les bonheurs sont des bonheurs malgré tout. Prenez le xviiie siècle : on raconte la vie de 3 000 personnes pendant que quatre millions se demandent s’ils vont manger à leur faim. C’est encore le vrai sujet en Afrique, bien plus important que de savoir si tel ou tel président a menti ou volé. Notre époque est simplement très compliquée. Elle ne cesse de se complexifier. Notre perception a été faussée par les vingt ans vécus après la Seconde Guerre mondiale. Les méchants avaient perdu, les bons avaient gagné, la prospérité s’est installée, nos libertés n’ont cessé d’augmenter ! Vingt ans de possibilités, après deux mille ans de malheur. Ce fut bref, et c’est tout simplement fini.

Ce qui n’empêche pas d’agir, de rester positif ?

Elle est très compliquée, l’époque ! Mais, déjà, si on n’est pas sur Internet, si on évite l’avalanche des infos, on n’est pas si malheureux que ça… Ce n’est pas de l’égoïsme du tout, c’est se consacrer au réel, aux gens qu’on peut toucher, aux choses qu’on peut résoudre. Ce sont ces choses-là qui m’occupent. En tant qu’acteur qui peut faire du bien au public, aussi en tant que citoyen, avec mes voisins, ma famille. Pour mieux s’entendre, déjà. Toutes ces petites choses comptent, on ne doit pas les négliger.

(1) Kanata, spectacle évoquant les Indiens du Canada et auquel il est reproché de ne pas avoir engagé de membres des Premières Nations pour jouer les personnages.

Bio express

1966 : Naissance le 1er décembre à Paris.

1993 : Débuts à la radio avec Ariel Wizman.

2001-2002 : Molière de la révélation théâtrale pour Cravate Club et nomination au César du meilleur second rôle pour Betty Fisher et autres histoires.

2001-2018: Plusieurs fois maître de cérémonie aux Césars et au festival de Cannes.

2018 : Anime l’émission Lumières dans la nuit sur France Inter, chaque dimanche soir, de 22 heures à minuit.

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