En France, «les violences de la police ont un caractère structurel»
Aux yeux des jeunes, «la police a pris la place de la bourgeoisie comme bouc émissaire», estime le sociologue Michel Kokoreff.
Professeur des universités à Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, le sociologue Michel Kokoreff a notamment écrit l’essai Violences policières, généalogie d’une violence d’Etat (Textuel, 2020). Analyse des ressorts et des conséquences du drame de Nanterre et des émeutes qui ont suivi.
Les violences de la police en France ont-elles un caractère systémique ou relèvent-elles d’une conjonction d’actes individuels?
Plutôt que systémique, je parlerais d’un caractère structurel, récurrent, historique, massif, bien documenté. Sur le critère qui nous occupe avec le drame de Nanterre (le refus d’obtempérer et l’utilisation d’une arme à feu, voire un tir mortel), les chiffres ont doublé, en taux annuel, entre la période 2020-2022 et la période 2010-2019. Ces actes ne sont donc nullement accidentels et ne sont pas le fait de «brebis galeuses», comme s’emploie à le dire le ministère de l’Intérieur. Si on les conjugue aux violences enregistrées dans la répression des mouvements sociaux et dans la «gestion» des quartiers populaires, on ne peut que conclure à une dimension structurelle et répétitive. Ces violences ne sont donc pas un phénomène marginal mais posent un problème bien réel.
La parole du policier l’emporte toujours sur celle des témoins.
Est-ce le résultat d’une «philosophie» du traitement par la police de la contestation sociale et de la vie dans les banlieues?
C’est le résultat d’une politique sécuritaire mise en place par les gouvernements de gauche d’Europe de l’Ouest à partir des années 1990, en Belgique, au Royaume-Uni, en Allemagne, en France. J’entends par sécuritaire le fait de privilégier des mesures de sécurité sur des mesures de prévention. Une sorte de déséquilibre s’est opéré. Résultat: on a assisté à une militarisation de l’activité policière en matière de sécurité publique et de maintien de l’ordre, avec un armement lourd et une incitation forte à utiliser les Flash-Ball, les LBD (lanceurs de balles de défense), etc. Vu le nombre de tirs de LBD, vu l’ampleur de l’usage de grenades explosives, c’est-à-dire des armes de guerre, cela implique forcément des blessés, des mutilés, des morts… Avant, ces violences étaient sans commune mesure et résiduelles. Depuis 2016, elles se sont banalisées. Ce bilan participe d’une politique de «la loi et de l’ordre», qui consiste aussi à donner le change à l’extrême droite qui monte, qui monte…
La loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique encadrant l’usage des armes par les forces de l’ordre a-t-elle aggravé le comportement des policiers?
A l’évidence. Jusque-là, l’usage d’une arme à feu était conditionné par une «nécessité absolue». A la suite de ce que l’on peut imaginer être un fort lobbying des syndicats de police, en particulier Alliance Police nationale, qui est majoritaire depuis 2014, le texte de 2017 a à la fois élargi et obscurci les conditions d’utilisation des armes à feu, en utilisant notamment une formule sibylline. C’est désormais dès que les garants de l’autorité publique sont «susceptibles de se sentir en danger» qu’ils peuvent faire valoir la légitime défense. La capacité d’appréciation laissée aux policiers est donc extrêmement floue. «Susceptible de», pour moi, c’est mettre les policiers aussi bien que les citoyens en situation d’insécurité juridique. Votée sur fond d’attentats terroristes, cette loi a ouvert la boîte de Pandore. L’effet n’a pas tardé à se manifester, avec près de 150 tirs pour des refus d’obtempérer depuis 2020. On a déjà enregistré cinq morts depuis le début de cette année. Cette loi est mortifère. Elle permet aux policiers d’avoir la gâchette facile et aux autorités de les couvrir. Elle pourrait conduire à une irresponsabilisation pénale de l’usage des armes par les policiers.
Est-il exact que les règles d’application de cette loi sont plus encadrées dans la gendarmerie que dans la police et que cela se traduit par une moindre violence de la part des gendarmes?
Même s’il y a eu une réunification des services de police et de gendarmerie sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, les policiers ne sont pas des gendarmes. Les gendarmes sont des militaires. Ils sont mieux et plus longtemps formés que les policiers. Ceux-ci ont huit mois de formation initiale et quatorze mois de formation dans des commissariats. C’est peu. A quels étudiants donne-t-on aujourd’hui huit mois de formation initiale? Les gendarmes sont sans doute aussi encadrés de façon différente. Les lignes de commandement ne sont pas les mêmes que dans la police.
La spécificité du dossier Nahel est-elle que l’intervention des policiers a été filmée?
Il y a eu un «effet vidéo», qui s’est traduit par une unanimité dans le pays, et pas seulement dans les quartiers populaires, devant l’évidence. Il explique aussi pourquoi le président, la Première ministre et le ministre de l’Intérieur ont d’emblée fait profil bas, ce qu’ils ne nous avaient pas habitués à faire. De plus, si l’enquête est évidemment toujours en cours, le policier a été mis en examen et placé en détention après sa garde à vue, ce qui est, là aussi, extrêmement rare. A chaque fois, l’administration de la preuve est compliquée à établir parce que la parole du policier l’emporte toujours sur celle des témoins. Et la justice a tendance à pencher plutôt du côté de l’institution régalienne que du côté de la société civile. En 2005, lorsque Zyed Benna et Bouna Traoré sont enfermés dans un transformateur électrique pendant une demi-heure, la police entoure la centrale et on entend sur la radio des policiers «je ne donne pas cher de leur peau». Cela s’appelle en droit de la non-assistance à personne en danger. Or, les policiers ont bénéficié d’un non-lieu… Dans l’affaire de Nanterre, les avocats de Nahel ont déposé plainte pour «faux en écriture publique». A l’origine, les policiers ont prétendu avoir été mis en danger par le véhicule fonçant sur eux, ce que la vidéo dément. Le faux en écriture publique est non seulement moralement ignoble, mais il est aussi juridiquement problématique, puisqu’il a permis l’ouverture d’une enquête pour «tentative d’homicide volontaire sur personne dépositaire de l’autorité publique».
Les relations des faits «arrangées» par les policiers, la complaisance éventuelle de la police des polices et de la justice, ces éléments n’alourdissent-ils pas de manière importante le ressentiment des jeunes des banlieues?
Cela démultiplie le sentiment d’injustice des jeunes des quartiers populaires qui le vivent déjà au quotidien, typiquement lors de contrôles d’identité discriminatoires. Il est cependant intéressant de noter que ce sentiment n’est plus circonscrit aux jeunes de banlieues mais qu’il est désormais partagé par des personnes qui ont connu d’autres expériences de violences illégitimes, lors de la contestation de la réforme des retraites, des manifestations à Sainte-Soline (NDLR: commune du département des Deux-Sèvres, théâtre le 25 mars dernier d’une manifestation de militants écologistes opposés à la construction de mégabassines), ou du mouvement des gilets jaunes. Or, les dépôts de plaintes au parquet pour violences policières émanant de l’IGPN (Inspection générale de la Police nationale) sont rarissimes, et les condamnations aussi. Le sentiment d’impunité, c’est comme le sentiment d’inégalité, ce n’est pas un fantasme. Il correspond à une réalité.
Malgré la mesure de l’exécutif et la rapidité de la justice, les émeutes se sont développées de manière très étendue et violente. Comment l’expliquer?
Le feu gagne sur un terreau favorable, qui est bien connu. Les sociologues ne cessent de le répéter. Les causes sont structurelles, le chômage, la précarité, l’échec scolaire et la déscolarisation, la délinquance, le sentiment d’insécurité, le racisme, les discriminations, la ghettoïsation des cités… Une accumulation des problèmes sociaux produit les mêmes effets depuis quarante ans. Les politiques n’en traitent pas les causes mais les effets. Exemple: la politique de rénovation urbaine a modifié la physionomie des cités en France mais il lui a manqué le plan social, faute de financements. C’est ça, le terreau. Sans doute y a-t-il d’autres éléments qui jouent: la viralité des réseaux sociaux, un effet d’imitation, voire de compétition… La question est de savoir comment poser des actes forts qui apaisent, au-delà de l’émotion légitime du premier jour. Le dossier judiciaire sera-t-il dépaysé comme demandé, de façon à ce que ce ne soit pas le parquet de Nanterre qui l’instruise? Se repenchera-t-on sur la pratique des clés d’étranglement, comme avait tenté de le faire, au prix de son poste, l’ancien ministre de l’Intérieur Christophe Castaner? Reverra-t-on la loi de 2017? Prendra-t-on à bras-le-corps la question de l’indépendance de l’IGPN? S’inspirera-t-on de nos voisins européens, par exemple de l’Allemagne qui privilégie depuis des années une stratégie de désescalade et une politique interculturelle avec les communautés de migrants? Des actes forts seront-ils posés ou bien, dans le contexte politique actuel, avec le Rassemblement national et une droite dure aux aguets, le statu quo l’emportera-t-il?
«On est tout ce qu’ils détestent», lâche un membre de la brigade anticriminalité dont vous rapportez le propos dans votre livre. Comment expliquer ce gouffre entre jeunes et forces de l’ordre?
D’un côté, on a des policiers mal formés, mal encadrés, qui n’ont pas l’expérience du terrain, qui ne connaissent pas les codes des cités… De l’autre côté, on a les jeunes les plus en difficulté – pas tous les jeunes – qui se focalisent sur les policiers comme représentants de la domination et de l’humiliation qu’ils subissent. La police a pris la place de la bourgeoisie comme bouc émissaire. Entre les deux, il n’y a plus de médiations, de tiers, ou si peu, plus de services publics… Le face-à-face conduit très logiquement à l’escalade et au drame. Par manque de médiation et par projection, dans le policier, de la figure de l’ennemi.
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