Pour les enfants d'Oussouye, le roi ne sort jamais sans son dragon © DR

En Afrique de l’Ouest, des contes pour aider à se retrouver

Le Vif

Les contes africains qui se transmettaient oralement sont menacés d’extinction. Aidée par une éditrice espagnole, la résistance s’organise sous forme d’une série de livres. Premier épisode de cette riposte contre l’oubli : la Casamance.

Un beau jour d’hivernage, sous un ciel lourd, l’éditrice espagnole Ana Cristina Herreros débarque au village d’Oussouye, en Casamance (sud-ouest du Sénégal), ses valises remplies de Racine, Mallarmé et autres classiques français. L’objectif ? Regarnir les rayons de la bibliothèque municipale, décimée par les inondations régulières à la saison des pluies. Mais dès son arrivée, Ana est frappée par la richesse de la culture locale.  » Toutes les langues ont leur littérature mais quelle surprise de voir qu’en Casamance, ce n’est pas un griot, une personne en particulier qui est chargée de raconter. C’est toute la population qui conte des histoires très riches, même entre adultes. Une véritable littérature orale !  » se rappelle la femme de lettres, les yeux écarquillés. Avec l’aide de l’institut français de Madrid, Ana avait récupéré de quoi remplir les étagères mais elle sentait que  » ça ne collait pas d’initier les enfants à la culture avec nos histoires occidentales quand les leurs sont toutaussi fascinantes « .

Ana Cristina Herreros et Daniel Torenero.
Ana Cristina Herreros et Daniel Torenero.

Prise de doutes, Ana avance le long de l’unique route goudronnée du village où déambulent librement cochons, chèvres, poulets et chatons. Une route menant à des quartiers où le tam-tam téléphonique – un tronc d’arbre sur lequel on tape d’une manière précise suivant le message – et les fétiches – avec leurs assortiments de crânes d’animaux – ne manquent jamais. Un univers animiste où l’on voit les hommes sortir en pagne d’une cérémonie dans la brousse, où l’on entend aussi bien le bruit des perles et grigris protecteurs à chaque balancement de hanche que celui des smartphones et des téléviseurs.

Arrivée devant la bibliothèque d’Oussouye, Ana se remémore alors l’une de ces remises de prix auxquelles elle assiste souvent. Plus précisément, lui revient en mémoire son indignation en entendant un éditeur affirmer que  » l’Occident devrait amener la lumière à l’Afrique avec des livres « . Alors, elle fait le pari de compléter cette bibliothèque par des contes de Casamance,  » pleins de baobabs et de serpents « . Seul problème : après un tour dans les librairies de Ziguinchor, la capitale de la région, et à Dakar, l’éditrice constate que les contes casamançais compilés à l’écrit et disponibles sous forme de livres, se comptent sur les doigts d’une main. Qu’à cela ne tienne, portée par l’enthousiasme des volontaires et des villageois, elle décide de fabriquer, mais également d’exporter, un premier livre. Un geste politique pour que les enfants  » de l’Occident  » bénéficient aussi de la richesse culturelle sénégalaise.

Les illustrations du livre sont réalisées à partir des bricolages des enfants.
Les illustrations du livre sont réalisées à partir des bricolages des enfants.

La Série Noire (Serie Negra) vient de naître : un travail de récupération de mémoire orale et de littérature classique dans les communautés noires, résolument anticolonialiste. Souhaitant  » donner une voix à ceux qui n’en ont pas « , Ana se rend, avec le dessinateur Daniel Torenero, dans les communautés reculées. Qu’il s’agisse d’une zone de conflit ou d’un camp de réfugiés, elle enregistre en VO les contes philosophiques comme des trésors, de la bouche des enfants qu’elle envoie sonder les grands-parents. Daniel réalise ses illustrations à partir des dessins de poupées articulées faits par les filles et les garçons lors d’ateliers. L’occasion de découvrir leurs propres représentations d’un roi – celui d’Oussouye ne se sépare jamais de son balai – ou d’un dragon.

Le premier livre, El Dragon que se comio el sol ( » Le dragon qui avait avalé le soleil « , qui n’existe pour l’instant qu’en espagnol), traduit et réalisé en Casamance, a vu le jour en octobre 2015. Mais l’entreprise fut loin d’être simple. Il existe quatre types de diolas – une langue parlée en Casamance mais aussi en Gambie et en Guinée-Bissau – et peu de retranscriptions, le diola étant avant tout une langue orale.  » Vous avez des contes, vous aussi les Blancs ?  » interroge en riant Alice, l’une des femmes du roi du village, quand Ana lui demande de bien vouloir lui en raconter un. Le rire, de nouveau, de Florence, qui chante avec beaucoup d’émotion en tressant ses paniers de palmier rônier.  » Tu veux que je te traduise mes histoires diolas en français ? Quelle idée !  » Une idée que beaucoup de jeunes saluent sans pour autant se précipiter à la bibliothèque pour emprunter le livre d’Ana.

L'illustrateur Daniel Torenero au travail.
L’illustrateur Daniel Torenero au travail.

Des contes contre les telenovelas

De rouge vêtu, des chaussettes en laine jusqu’au bonnet, le roi d’Oussouye explique avec solennité que  » les contes se perdent, bien que pas complètement  » et que son peuple  » a hélas tendance à abandonner sa culture pour adopter celle des Européens, pensant que ce qui vient de l’Occident est forcément meilleur « . Le monarque est bien le seul à ne pas perdre de son aura face à la  » modernisation  » : des posters à son effigie trônent dans les salons des maisons et sur les murs Facebook des adolescents. Sans doute parce qu’il reçoit inlassablement ses sujets, en vrai psychologue du village, sur deux chaises en plastique dans sa cour délimitée par des feuilles de palmier. Interdiction de s’aventurer dans ses appartements. Il se préserve de  » l’influence extérieure « , une expression chère au coeur de Benjamin.

L'enregistrement, passage obligé entre l'oral et l'écrit.
L’enregistrement, passage obligé entre l’oral et l’écrit.

Professeur d’espagnol au lycée public, Benjamin se sent l’âme d’un résistant et traduit bénévolement les contes.  » Je n’en peux plus de ces telenovelas brésiliennes, c’est un vrai fléau. Que les jeunes prennent des livres, Bon Dieu, ce serait tellement plus intéressant !  » A en juger par les regards rivés à l’écran de la gare routière du matin au soir, Benjamin a du travail. Le professeur, ce jour-là habillé d’un maillot du FC Barcelone, s’explique :  » C’est venu comme ça, passivement, en commençant par le football qui remplace les jeux d’autrefois. Mais on va organiser des nuits de contes pour les enfants, ce sont eux la priorité.  »

Jean-Bernard, l’ancien bibliothécaire, a aidé Ana à distinguer les contes copiés d’Internet par les enfants de ceux venant réellement de leurs grands-parents.  » Quand j’avais 8 ans, mon père m’a interdit d’aller chercher un stylo pour copier le conte, il disait qu’il fallait s’en souvenir. Mais, il y a cinq ans, la télé et les portables ont bouleversé nos soirées après le dîner. Alors, moi, je veux écrire les contes pour ne pas les oublier.  »

A Oussouye, la bibliothèque municipale dispense des cours d'alphabétisation financés par la vente du livre.
A Oussouye, la bibliothèque municipale dispense des cours d’alphabétisation financés par la vente du livre.

De la difficulté de publier au Sénégal

A-t-il déjà vu un livre de contes de sa région ?  » Seulement le célèbre recueil de l’ancien président Senghor avec le lièvre. J’ai lu tous les livres de la bibliothèque et je connais parfaitement l’histoire de France, mais moins celle du Sénégal. Nous avons besoin de plus de livres sénégalais.  »

Ana acquiesce mais n’a pas réussi à publier le livre avec un éditeur sénégalais :  » Il y en a peu et ils ne publient pas de contes. Le papier coûte une fortune, certains impriment en Angleterre !  » Résultat : pour l’instant le livre n’est disponible qu’en espagnol et cherche une maison d’édition francophone.

Au collège Joseph Faye d’Oussouye, Esther, 16 ans, admet qu’un  » livre de contes régionaux est une belle chance, car dans ma famille on n’en raconte plus. Mais il faut qu’il soit en français pour qu’on comprenne « . Anisé, 11 ans, n’a que faire du politiquement correct et lance en souriant :  » C’est bon, les histoires d’ici, on les a comprises, on veut connaître ce qui se passe ailleurs !  » Anisé et les autres auront bientôt l’ailleurs à portée de main à travers le second tome de la Série Noire, une compilation réalisée cette fois dans les camps de réfugiés sahraouis en Algérie et publiée le 7 mai dernier sous le titre Los cuentos del erizo (y otros cuentos de las mujeres del Sahara) –  » Les Contes du hérisson (et autres contes des femmes du Sahara) « . Les prochains contes sortiront  » de la bouche des populations noires de Colombie, du Mexique et de Guinée équatoriale « , promet Ana.

Quant aux enfants d’Oussouye, ils ne comptent pas en rester là. S’ils étaient écrivains, lancent-ils, leur histoire parlerait de  » leur roi, la reine des neiges, la brousse, l’histoire du Sénégal, Peter Pan, Mor Lam le radin, Aline Sitoé Diatta(figure emblématique de la résistance casamançaise à la colonisation) et la sorcière Baba Yaga (personnage russe) !  »

Les contes sont encore très puissants s’ils ignorent les frontières aussi gaiement.

El Dragon que se comio el sol, par Ana Cristina Herreros et Daniel Terenero, 2015, Serie Negra, 122 p.

Los cuentos del erizo (y otros cuentos de las mujeres del Sahara), par Ana Cristina Herreros et Daniel Terenero, 2017, Serie Negra, 89 p.

Par Camille Lavoix.

Déchiffrer les lettres

En 2003, Teba Diatta, une Anglo-Sénégalaise de 21 ans, a couru durant 200 miles (322 kilomètres), 21 jours durant, depuis sa maison dans le York jusqu’à Westminster Abbey. Avec le soutien de Tony Blair – le Premier ministre britannique de l’époque -, du prince William et du footballeur Patrick Vieira – né à Dakar -, elle récolta les fonds nécessaires à la construction, à l’ombre des fromagers et des baobabs, de la bibliothèque d’Oussouye, dont sa famille est originaire.

Des années plus tard, Ana Cristina Herreros voulut en garnir les étagères de contes casamançais et remplir l’endroit de lecteurs locaux. Et, depuis janvier dernier, des cours d’alphabétisation pour les femmes y sont dispensés ; 10 % des revenus issus de la vente du livre réalisé par Ana et Daniel Torenero servent à les financer.

Antoinette, 45 ans, explique qu’à son époque, « on n’envoyait pas toujours les filles à l’école, elles s’occupaient de la maison ». Angélique, 35 ans, n’a pu étudier que jusqu’au CP « à cause de la rébellion de 1982 où (elle a) dû quitter le village ». La douzaine de femmes arrivent désormais à lire, chacune avec une motivation différente : « Pour savoir ce qui concerne le monde » ou « pour utiliser le portable ». Elles viennent avec assiduité deux fois par semaine, coquettes à souhait, comme pour un grand rendez-vous, parées de petites ardoises et de craies.

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