
La bataille pour un nouvel ordre mondial: «L’avenir de la démocratie est entre les mains des Européens»
Pour l’écrivaine américano-polonaise Anne Applebaum, les autocraties ont en commun non pas une idéologie mais le rejet de la démocratie. Elles n’en sont pas moins dangereuses.
Face à l’émergence d’une coalition d’autocraties, aux alliances opportunistes mais redoutablement efficaces, l’universitaire et journaliste américano-polonaise Anne Applebaum dresse le constat d’un monde où les démocraties vacillent sous les assauts de régimes sans idéologie commune, mais unis par leur rejet de l’Etat de droit. Dans Autocratie(s) (1), la lauréate du prestigieux prix Pulitzer met en lumière les mécanismes de cette entente tacite entre Moscou, Pékin, Téhéran ou Caracas et alerte sur leur capacité à subvertir les institutions démocratiques de l’intérieur.
Qu’est-ce qui caractérise les autocraties évoquées dans votre livre?
Russie, Chine, Iran, Venezuela, Corée du Nord, Bélarus… n’ont rien en commun sur le plan idéologique. Contrairement au bloc soviétique du XXe siècle, par exemple, ils ne partagent ni la même doctrine, ni les mêmes traités, ni une langue commune. L’URSS rassemblait des pays sous une idéologie unifiée et des alliances formelles; ce n’est pas le cas ici.
Qu’est-ce qui les lie, alors?
Leur mode de gouvernance: ce sont des Etats dirigés par des élites qui refusent toute opposition, tout contre-pouvoir judiciaire ou médiatique indépendant. Ce sont des régimes où l’Etat de droit a été remplacé par l’arbitraire du pouvoir. Leur point commun essentiel, c’est leur rejet du monde démocratique et leur volonté de saper ses valeurs, notamment à travers la désinformation et l’influence. Un autre élément clé de cette alliance est l’argent. Contrairement aux dictatures communistes du passé, ces régimes sont profondément ancrés dans l’économie mondiale. Leurs dirigeants sont souvent extrêmement riches –certains sont milliardaires– et ils utilisent leurs fortunes pour influencer les démocraties, acheter des relais d’opinion, ou corrompre des institutions à l’étranger. C’est une alliance moins cohérente, certes, mais elle dispose de leviers d’influence plus puissants. Les dirigeants de ces pays ne sont pas liés par un projet commun, mais ils comprennent qu’ils ont un intérêt à collaborer. Ce pragmatisme leur permet de se soutenir mutuellement face aux sanctions occidentales ou aux contestations internes. L’argent est un facteur clé de cette influence. Contrairement à l’URSS, qui n’attirait ni investisseurs ni milliardaires, la Russie et la Chine ont su séduire les élites économiques occidentales. Cet accès aux réseaux financiers internationaux leur donne une capacité d’action bien plus vaste. A travers des investissements, des partenariats stratégiques ou même la corruption, ces régimes peuvent influencer Paris, Londres ou New York d’une manière que l’URSS ne pouvait pas imaginer.
Les sanctions appliquées contre la Russie après son invasion de l’Ukraine, par exemple, ont-elles été efficaces?
Les sanctions sont un outil essentiel pour limiter ces flux financiers, mais elles ont leurs limites. Les autocrates ont développé des stratégies sophistiquées pour les contourner: en utilisant des intermédiaires, des banques complices, ou de nouveaux outils comme les cryptomonnaies.
La Russie et la Chine semblent être les piliers de cette internationale des autocraties. Dans quelle mesure cette alliance est-elle solide et pérenne?
La Russie et la Chine partagent des intérêts communs, mais leur relation est avant tout pragmatique. Contrairement à une alliance idéologique comme celle du bloc soviétique, Moscou et Pékin ne sont pas unis par une vision commune du monde. Ils coopèrent parce que cela sert leurs intérêts stratégiques: la Russie a besoin du soutien économique et technologique chinois pour compenser les sanctions occidentales, tandis que la Chine profite des ressources russes et de l’instabilité créée par Moscou pour renforcer son influence. Mais cette relation reste déséquilibrée. La Chine est clairement la puissance dominante, et la Russie, affaiblie par la guerre en Ukraine, se retrouve de plus en plus dépendante de Pékin. En cas de divergences majeures, cette alliance pourrait se fissurer. Mais pour l’instant, leur objectif commun –affaiblir le monde démocratique et promouvoir un modèle alternatif– les maintient unies. Au-delà de cette hostilité partagée envers la démocratie, les deux régimes voient dans la montée en puissance de leur alliance un moyen de contester l’ordre international dominé par les Etats-Unis et l’Europe. Ils cherchent à saper les principes inscrits dans la Charte des Nations unies, les Conventions de Genève et l’ensemble du droit international issu de l’après-guerre.
«La Russie et la Chine ont su séduire les élites économiques occidentales.»
Les Nations unies peuvent-elles encore jouer un rôle face à cette alliance autocratique?
Non, je ne le crois pas, et c’est un point crucial. L’ONU est paralysée par la présence de la Russie et de la Chine au Conseil de sécurité, où elles bloquent toute action significative, notamment sur l’Ukraine. Cette institution, qui était censée défendre un ordre fondé sur le droit, est aujourd’hui incapable d’imposer des sanctions ou de faire respecter ses propres principes. Cela ne signifie pas que toutes les agences onusiennes sont inutiles: des organisations comme le Programme alimentaire mondial ou l’Unicef continuent d’accomplir un travail essentiel sur le terrain. Mais en tant qu’organe garant du droit international, l’ONU est devenue largement inefficace. De plus, il faut s’attendre à ce que les Etats-Unis réduisent leur engagement envers l’ONU.
Si l’ONU ne peut plus être un levier, quelles devraient être les stratégies des démocraties pour faire face à cette alliance?
La lutte contre les autocraties nécessite une approche plus large que la simple confrontation géopolitique. Ce n’est pas uniquement un affrontement entre Etats, mais une guerre contre des comportements autocratiques, qui peuvent aussi émerger dans des démocraties. Plusieurs axes d’action sont essentiels. D’abord, la lutte contre la corruption transnationale. L’une des forces des autocraties modernes est leur capacité à utiliser l’économie mondiale à leur avantage. Les flux financiers opaques, les paradis fiscaux et les investissements stratégiques permettent à ces régimes de contourner les sanctions et d’exercer une influence déstabilisatrice. Il est impératif de mieux réguler ces flux et de renforcer la transparence financière. Ensuite, il faut travailler à créer des coalitions démocratiques efficaces: la coopération entre Etats démocratiques doit aller au-delà des alliances militaires traditionnelles comme l’Otan. Elle doit inclure des initiatives économiques et technologiques, ainsi qu’un soutien renforcé aux oppositions démocratiques dans les pays autocratiques. Enfin, répondre à la propagande et à la désinformation. Les autocraties modernes excellent dans la manipulation de l’information. Elles exploitent les failles des réseaux sociaux et des médias occidentaux pour diffuser leur influence et semer la division. Les démocraties doivent être plus proactives dans la régulation de ces espaces et la promotion d’un journalisme indépendant.
En somme, vous prônez une approche plus «offensive»…
Oui, les autocraties ne pourront être combattues efficacement que si les démocraties acceptent d’adopter une approche plus offensive, non seulement sur le plan géopolitique, mais aussi économique, technologique et informationnel. Ce combat ne se joue pas uniquement entre Etats, mais dans chaque institution, chaque entreprise et chaque espace public.
Des mouvements citoyens s’opposent aussi à ces autocraties. Pourtant, même avec le soutien des démocraties, ils peinent souvent à renverser ces régimes. Pourquoi?
Il ne faut pas sous-estimer l’importance des mouvements civiques, même dans les régimes les plus répressifs. A Hong Kong, le mouvement prodémocratie a démontré une remarquable sophistication et une mobilisation massive. En Russie, le réseau anticorruption d’Alexeï Navalny a rassemblé des milliers de partisans et ses enquêtes ont été visionnées par des millions de personnes. Ces mouvements étaient perçus comme des menaces existentielles par les régimes en place, ce qui explique pourquoi ils ont été écrasés si brutalement. Dans d’autres pays comme le Venezuela, l’opposition parvient encore à mobiliser largement, allant même jusqu’à remporter des élections locales.
Mais ces mouvements peinent à transformer ces victoires en changement réel…
Parce que les dictatures ont appris des erreurs du passé et sont mieux préparées. Elles utilisent des campagnes de désinformation et de diffamation en ligne pour discréditer leurs opposants. Ensuite, l’essor des technologies de surveillance, souvent vendues par la Chine, renforce leur contrôle. L’intelligence artificielle permet désormais de suivre la propagation des idées dissidentes et de les relier aux mouvements physiques des individus, ce qui complique l’organisation clandestine. Toutefois, l’effondrement récent du régime syrien montre que ces systèmes de contrôle ne garantissent pas la stabilité à long terme. Beaucoup de ces régimes restent faibles et impopulaires. Ils peuvent tomber, mais les méthodes traditionnelles d’opposition, qui fonctionnaient il y a 20 ans, sont aujourd’hui moins efficaces.
«Les régimes illibéraux peuvent basculer soit vers une autocratie complète, soit être corrigés par les urnes.»
Qu’en est-il des démocraties illibérales comme la Hongrie? Qu’est-ce qui les distingue des autocraties?
C’est une distinction fondamentale. Les démocraties illibérales ne sont pas des dictatures. Ce sont des systèmes où des élections existent, mais où les dirigeants s’emploient à affaiblir les institutions qui garantissent une démocratie saine. Viktor Orbán est arrivé au pouvoir de manière légitime, mais une fois en place, il a modifié la Constitution, politisé la justice, placé des loyalistes à la tête de l’administration, affaibli les médias indépendants et instauré une corruption systémique pour consolider son emprise. Résultat: bien qu’il y ait encore des élections, elles ne sont ni libres ni équitables, et l’opposition est largement entravée. Cependant, la grande différence avec une autocratie pure comme la Russie, c’est que la Hongrie reste une démocratie hybride: il existe encore une sphère publique, des médias indépendants, des opposants qui ne sont pas systématiquement emprisonnés ou assassinés. En Pologne, la situation était similaire sous le gouvernement populiste du PiS, mais les élections d’octobre 2023 ont permis un retour au pouvoir d’une coalition proeuropéenne. C’est la preuve qu’une démocratie affaiblie peut encore être restaurée. L’enjeu, c’est que ces régimes illibéraux peuvent basculer soit vers une autocratie complète, soit être corrigés par les urnes. Ces évolutions sont cruciales car elles montrent que la menace autoritaire ne vient pas uniquement des dictatures, mais aussi de l’intérieur des démocraties.
Donald Trump pourrait-il transformer les Etats-Unis en un régime de ce type?
Oui, c’est clairement son objectif. Il cherche à concentrer davantage de pouvoir entre les mains de la présidence, au détriment du Congrès, et à politiser la fonction publique, qui est pourtant indépendante depuis plus d’un siècle. Il veut également restreindre certains droits fondamentaux. Cela ne signifie pas que les Etats-Unis deviendront une dictature où les dissidents seraient exécutés, mais ils pourraient devenir une puissance beaucoup plus illibérale.
Si vous deviez conseiller les dirigeants des démocraties occidentales, quelles seraient vos recommandations essentielles?
Ma principale recommandation concerne les Européens. C’est la clé et l’élément décisif pour l’avenir de nos démocraties. Si je devais m’adresser à quelqu’un, ce serait indéniablement à eux. Les Européens se retrouvent pris en étau entre le monde autocratique –Russie et Chine– et une possible Amérique illibérale. Pour préserver leur souveraineté et leurs institutions démocratiques, ils doivent réagir vite. Trois axes sont prioritaires à mes yeux. D’abord, il faut renforcer la coopération sécuritaire et militaire: il faut se préparer à une éventuelle attaque militaire. Si la Russie gagne la guerre en Ukraine, l’Europe serait dans une position dangereuse. L’autre point, il faut résister à la propagande et à la manipulation. Non seulement celle des régimes autocratiques, mais aussi celle qui émane des grandes entreprises technologiques américaines, qui ont un impact direct sur l’espace politique européen. Enfin, il faut lutter contre les flux financiers opaques. L’argent sale, les sociétés écrans et le blanchiment de capitaux sapent les démocraties de l’intérieur. Une politique européenne plus stricte est nécessaire. L’Union européenne pourrait être l’instrument de cette défense, mais d’autres formes de coalition, impliquant des démocraties asiatiques, pourraient émerger. Sans une réaction forte, l’Europe risque d’être fragmentée et, à terme, colonisée par les forces autocratiques et illibérales.
(1) Autocratie(s). Quand les dictateurs s’associent pour diriger le monde, par Anne Applebaum, Grasset, 256 p.
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