Paul Collier © Andreas Pein/laif

Crise migratoire: « L’Afrique n’a pas besoin de charité, l’Afrique a besoin d’emplois »

Erik Raspoet Journaliste Knack

« Nous sommes en train d’organiser l’effondrement de l’UE », déclarait le secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration Theo Francken (N-VA) la semaine dernière. Paul Collier considère également la politique migratoire européenne comme un gâchis. Mais l’économiste britannique prépare un plan.

À 69 ans, Paul Collier maintient un rythme fulgurant. Chez lui à Oxford, il enseigne l’économie et la politique gouvernementale. Dans le reste du monde, il parle avec autorité de la question des migrations et du développement de l’Afrique subsaharienne. Une expertise qu’il ne puise pas seulement dans les rapports et les congrès: Collier a passé cinq ans au sommet de la Banque mondiale, une mission qu’il a surtout accomplie en Afrique. Les Nations Unies, la Commission européenne, les gouvernements nationaux – de tout côté on lui demande son avis.

Sa capacité d’indignation, qui se révélera rapidement au cours de l’entretien, n’est pas émoussée. Angela Merkel en prend pour son grade. Sa critique bien connue de la politique migratoire de la chancelière allemande suscite la confusion: oui, Collier préconise la sécurisation des frontières extérieures européennes et une migration fermement réglementée, mais ne le poussez pas dans le camp de populistes de droite comme le Premier ministre hongrois Viktor Orbán ou le vice-premier ministre italien Matteo Salvini qui exploitent la peur de la migration pour se faire élire.

Collier défend ardemment les réfugiés et les migrants économiques – deux catégories qu’il distingue rigoureusement l’une de l’autre. Il s’emporte contre la politique à la petite semaine des dirigeants européens qui pousse les jeunes Africains dans les bras des passeurs. Et le sommet européen sur les migrations qui s’est tenu à fin juin à Bruxelles et qui s’est achevé par un accord très controversé et rempli de déclarations d’intentions sans engagements n’a rien changé.

Paul Collier: C’était un coup dans l’eau. La politique migratoire européenne reste un gâchis, le résultat d’années de réflexion à long terme sans vision stratégique. Sauver la peau d’Angela Merkel, la coupable principale de toute cette pagaille : c’était là l’objectif principal de tout ce sommet bruxellois. Un leader européen peut-il se montrer encore plus irresponsable? D’abord, la chancelière ouvre unilatéralement la porte, ensuite elle la ferme unilatéralement – puis elle va faire du lobbying à Bruxelles pour forcer les autres états membres à accueillir les gens qu’elle a fait entrer.

La bonne nouvelle, c’est qu’il y a moyen de sortir du chaos, et pour cela nous n’avons pas besoin de sommets migratoires, ou d’autres grands-messes.

Quelle est cette issue?

Elle se base sur trois principes: une politique migratoire durable doit être fondée sur une éthique, elle doit être soutenue par une majorité de la population européenne et elle ne peut pas entraîner de rancunes. La politique actuelle génère seulement de la frustration et de la colère, tant parmi les Européens que parmi les migrants, qui sont souvent attirés en Europe par de fausses promesses et constatent ensuite qu’ils n’ont aucune perspective.

Sur la base de ces principes, je suis en train d’élaborer un concept pour une politique migratoire cohérente avec mon collègue d’Oxford Alexander Betts, à la demande du Réseau européen des migrations (REM), un organe consultatif de la Commission européenne. Nous voulons présenter notre travail en octobre.

Votre concept inclut-il également des plates-formes de débarquement, la partie la plus frappante du nouvel accord de migration européen? Les migrants économiques et les réfugiés y seraient séparés les uns des autres.

De telles plates-formes peuvent faire partie d’un scénario de transition – il faudra des mesures douloureuses pour cette transition. Mais dans un système de migration durable, ils ne joueront plus aucun rôle. Personne ne peut encore se voir contraint à un voyage au péril de sa vie dans les déserts du Niger et de la Libye.

Ce qui crève les yeux aussi, c’est que dans un système durable, les migrants sont traités de la même manière partout. Qu’ils se retrouvent sur une plage européenne, dans un centre de tri ou une ambassade en Syrie, en Jordanie ou au Nigeria: les mêmes procédures doivent s’appliquer partout. Cela ne devrait pas non plus faire de différence qu’il s’agisse de fonctionnaires français, allemands ou italiens. Il faut mettre fin au chaos né de la Convention de Genève sur les réfugiés. Après plus de soixante ans, le statut de réfugié a été complètement érodé par des interprétations contradictoires dans différents pays. Il faut s’en débarrasser, l’Europe a besoin d’un ensemble de règles uniforme.

Se débarrasser de Genève? Voilà qui ne semble pas très éthique.

Ce n’est pas la question. Pour nous, il faut de la transparence et de l’efficacité, sans mettre la solidarité en cause. Bien sûr, notre devoir reste d’aider les réfugiés. Il y en a déjà 65 millions dans le monde. Contrairement aux migrants venus pour travailler, il s’agit de personnes qui voulaient rester chez elles, mais qui ont été déracinées à cause de circonstances indépendantes de leur volonté. Les deux tiers d’entre eux restent à l’intérieur des frontières, les autres demeurent dans la région.

Ou se rendent en Europe, comme plus d’un demi-million de réfugiés syriens en 2015.

Regardons les choses en perspective. Ce que l’Europe fait dans la crise des réfugiés syriens, ce n’est rien par rapport aux efforts déployés par la Turquie, la Jordanie et le Liban. Je trouve d’ailleurs scandaleux que l’Europe ait abandonné ces pays pendant les quatre premières années de la crise, sachant qu’ils n’avaient pas les moyens de gérer un tel afflux.

Entre-temps, l’Europe fournit des efforts: l’accord avec la Turquie coûte à lui seul 6 milliards d’euros, de l’argent qui sert à accueillir 3 millions de réfugiés syriens dans ce pays. Que pouvons-nous faire de plus?

Nous devons adopter une approche différente et plus intelligente. Que la mondialisation fonctionne de manière à ce que tant les réfugiés que les pays d’accueil en bénéficient.

Alexander Betts et moi avons mis en place un projet pilote en Jordanie. Vous voyez, les Jordaniens avaient un dilemme. Ils veulent faire preuve de solidarité, mais ont peur de l’impact sur leur économie et sur le marché du travail. Les réfugiés syriens sont donc les bienvenus, mais ils ne sont pas autorisés à travailler. Ce n’est pas une situation unique, elle s’inscrit parfaitement dans la doctrine de l’agence des Nations Unies pour les réfugiés, utilisée dans de nombreux pays d’accueil depuis plus de soixante ans: les réfugiés sont hébergés et maintenus en vie, sans accès au marché du travail – et donc aucune chance de construire un avenir pour eux-mêmes et leurs enfants.

Attention on ne peut pas simplement écarter la peur de la Jordanie. La Jordanie est une économie avec un revenu annuel moyen de 13 000 dollars (11 000 euros, NDLR.). L’arrivée de plus de 600 000 personnes dans une économie de 2 000 dollars ne peut qu’avoir un effet perturbateur. Bien sûr, ces Syriens seront disposés à plonger loin en dessous des salaires minimums habituels, car même alors ils font un grand pas en avant.

Comment avez-vous résolu ce dilemme?

Des entreprises! Des investissements! L’Europe doit envoyer des entreprises et créer des emplois, au lieu de s’occuper de couverture et de colis alimentaires. Y compris par intérêt personnel. Voulez-vous empêcher les réfugiés de saisir leur chance en Europe? Alors il faut leur apporter les opportunités. C’est ce que nous essayons de faire en Jordanie. Nous voulons encourager les entreprises européennes à investir dans des sites de production situés à proximité de camps d’accueil. Pour 100 nouveaux emplois, 30 doivent aller aux Jordaniens – de cette manière, nous évitons la polarisation sur le marché du travail et dans la société. Cela fonctionne très bien, nous avons déjà accordé 80 000 permis de travail aux Syriens.

Nous sommes en train de développer le même modèle en Éthiopie, encore un pays à la population importante de réfugiés. Tout comme la Jordanie, l’Éthiopie a compris que les réfugiés ne sont pas nécessairement une charge, qu’une politique intelligente peut faire de leur présence un atout.

Cela intéresse-t-il les entreprises européennes?

Oui, mais cela pourrait aller encore beaucoup plus vite. L’Europe et les États membres devraient encourager les entreprises, ne serait-ce que pour aider à supporter les coûts supplémentaires pour les investissements de pionniers. Bien sûr, cette approche coûtera de l’argent, mais le profit social est énorme.

Les réfugiés sont vulnérables, y compris sur le marché du travail. Ne risquent-ils pas de devoir travailler dans des conditions déplorables, mal payés et exposés au danger ?

(agacé) C’est toujours la même chose. Savez-vous quel était l’objection principale des chefs d’entreprise européens lorsque nous leur avons demandé de rejoindre notre projet jordanien? Ils avaient peur des accusations d’exploitation par des ONG occidentales. Les ONG vont jusque-là: sous couvert de « défendre les réfugiés », ils privent ces mêmes réfugiés de leur seule chance de vivre décemment. Il y a longtemps que je suis agacé par leur arrogance, un sentiment que je partage avec de nombreux dirigeants africains. Qui sont ces gens d’ONG, qui ont un sentiment de supériorité morale? Les pays pauvres ne sont pas autorisés à extraire du charbon, car cela nuit au climat. Ils ne sont pas autorisés à construire des barrages d’eau pour d’autres raisons environnementales. Mais comment ces pays devraient-ils se développer s’ils ne sont pas autorisés à produire de l’énergie?

Le pire, c’est que ces ONG peuvent imposer leur agenda à des organisations importantes, telles que la Banque mondiale.

L’indignation à propos de conditions de travail inhumaines est tout de même plus que justifiée? Ce n’est pas pour rien si la catastrophe de l’usine textile Bengal Rana Plaza en 2013, où 1138 personnes sont mortes, est devenue un symbole.

Oui, les conditions de travail sont importantes. Mais c’est au Bangladesh, à la Jordanie ou à l’Éthiopie de réglementer leur marché du travail.

En parlant du Bangladesh: « l’industrie textile détestée » est une bénédiction pour ce pays. C’est une belle histoire, aussi. Cette industrie entière est née d’une aventure ratée d’investisseurs étrangers, qui ont dû abandonner après trois ans. Certains entrepreneurs locaux ont alors tenté leur chance: ils ont repris les travailleurs et, grâce à une meilleure connaissance du pays et de la culture, ils ont réussi là où les étrangers avaient échoué. Les textiles constituent désormais une activité de plusieurs milliards de dollars qui a permis de sortir des centaines de milliers de familles de l’extrême pauvreté et a notamment contribué à faire progresser la position des femmes.

L’Afrique subsaharienne est de plus en plus au centre du débat sur la migration. Avez-vous gagné un plan de rassemblement pour l’Afrique, une vieille idée qui a circulé lors du dernier sommet sur la migration?

Encore une fois: l’Afrique n’a pas besoin de charité occidentale, mais d’entreprises occidentales. C’est un continent jeune et dynamique au potentiel énorme, pas un club de mendiants. Le problème c’est que l’Africain moyen travaille seul et sans spécialisation et est donc condamné à la pauvreté. Seules les entreprises peuvent briser ce cercle vicieux, car elles incitent les gens à travailler ensemble et fournissent des effets d’échelle et une spécialisation. Voulez-vous empêcher des milliers de jeunes Africains de traverser la Méditerranée? Alors, envoyez des entreprises et lancez une dynamique pour créer des millions d’emplois. Les Chinois le font déjà et beaucoup d’Africains se demandent pourquoi l’Europe renonce. En Éthiopie, nos entreprises suscitent beaucoup d’enthousiasme. Je l’ai entendu lors de ma dernière visite: « Nous préférons les investisseurs européens aux investisseurs chinois, car vous maîtrisez mieux le transfert de connaissances ».

Mais qu’en est-il de la corruption et de l’incompétence, propriétés souvent attribuées aux gouvernements africains?

Je suis souvent au Ghana, un pays qui connaît une croissance de 9% depuis quelques années. C’est un état très bien géré: la coopération entre le président, le vice-président et le ministre des Finances peut servir d’exemple de bonne gouvernance, y compris en Europe. Et le Ghana n’est pas seul. En tant qu’expert, j’ai été invité à participer à Compact With Africa, une initiative allemande au sein du G20 (les 19 plus grands pays industrialisés du monde et de l’Union européenne), qui rend l’Afrique plus attrayante pour les investissements privés. Le Ghana n’est qu’un des onze pays qui ont déjà adhéré, aux côtés d’autres pionniers tels que l’Éthiopie, la Côte d’Ivoire et le Maroc. Ce n’est qu’une question de temps avant que les autres pays atteignent ce stade.

L’Afrique suit le même chemin que l’Asie du Sud-Est. Là aussi, vous avez vu quatre pays relativement petits prendre l’initiative. Leur succès a contraint d’autres pays à suivre leur exemple.

L’Afrique subsaharienne connaît un boom démographique: selon les prévisions, la population progressera de 2 milliards d’ici 2050 – le double du chiffre actuel. Cette perspective alimente la peur européenne d’un tsunami de réfugiés et de migrants économiques. Cette peur est-elle justifiée?

Non. Sur le plan économique, la croissance démographique est une opportunité. Supposons que la transition réussisse et que l’Afrique devienne la prochaine économie manufacturière: quelles opportunités n’y a-t-il pas pour l’Europe, qui reste le continent qui a le lien le plus étroit avec elle? Tous ces jeunes seront mieux placés que quiconque pour faire face aux nouvelles technologies. Nous aurons besoin d’eux.

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