En 2018, Vladimir Poutine participait au Kremlin au 1 030e anniversaire de la christianisation par saint Vladimir de la principauté de Kiev (la Rus' de Kiev), à une époque où Moscou n'existait pas encore. © BELGA IMAGE

Comment Poutine s’est bâti une mythologie (décryptage)

Le maître du Kremlin qualifie l’Ukraine de nation factice qui n’a de légitimité que dans le giron russe. Pour l’historien Antoine Arjakovsky, l’exaltation de mythes a conduit à la guerre.

Une clique de toxicomanes et de néonazis, qui s’est installée à Kiev et a pris en otage tout le peuple ukrainien »: c’est en ces termes peu amènes que Vladimir Poutine a qualifié le gouvernement ukrainien. Pourquoi tant de haine, qui remonte loin? L’Ukraine ne serait-elle qu’un appendice de la Russie? Décryptage avec Antoine Arjakovsky, historien, directeur de recherche au Collège des Bernardins, à Paris, et directeur émérite de l’Institut d’études oecuméniques de Lviv (Ukraine).

Vladimir Poutine a tenu des mots insultants à l’égard de la classe dirigeante ukrainienne. Quelles sont les origines de ce ressentiment?

En 2004, Poutine a déclaré que l’effondrement de l’Union soviétique était la plus grande catastrophe du XXe siècle. Or, en Ukraine, une grande majorité de la population veut passer de l’homo sovieticus a l’homo dignus, l’homme digne, l’homme favorable à la démocratie libérale, alors que Poutine la critique. En tant qu’ancien officier du KGB, le maître du Kremlin regrette d’avoir perdu la guerre entre le projet soviétique – qu’il veut restaurer – et la démocratie libérale, qu’il considère comme foulant aux pieds des valeurs fondamentales. C’est de là que vient son hostilité pour l’Ukraine, qui a fait partie de l’Union soviétique, s’en est émancipée et, surtout, réussit. Ce pays a, par exemple, signé un traité d’association avec l’UE.

Il faut aider les Russes et les Ukrainiens à faire le jugement du communisme. » Antoine Arjakovsky, directeur de recherche au Collège des Bernardins, à Paris.

D’où vient cette rhétorique qui qualifie de fasciste tout acte hostile venant de l’Ukraine?

C’est un argument de la propagande soviétique qui date des années 1950. Il est vrai qu’une partie des Galiciens (Ukrainiens de l’ouest) ont accueillis en héros des troupes allemandes en 1941 parce qu’eux-mêmes avaient subi une répression très forte des communistes entre 1939 et 1941. Mais ils ont déchanté, et se sont vite engagés dans une double résistance. Lorsque l’URSS a gagné la Seconde Guerre mondiale – avec le soutien des Ukrainiens! -, cet argument a été utilisé pour affaiblir l’Ukraine, la faire rentrer dans le rang, la diviser. D’autre part, le président ukrainien Zelensky a déjà rétorqué aux Russes qu’il ne pouvait pas être un nazi, car lui-même est juif et son grand-père a lutté avec l’Armée rouge contre le nazisme. Quant à l’extrême droite locale, elle n’a jamais dépassé les 7% à la Rada (Parlement), et n’y a plus de député. C’est un gros mensonge de montrer ce pays comme un repaire de nationalistes et de nazis.

Le président russe n’hésite pas non plus à parler de nation factice, d’une Ukraine bien plus réduite à l’origine. L’histoire est-elle à la source du conflit?

A côté de la politique, l’histoire est une autre cause. Selon Poutine, l’Ukraine n’est que le marche- pied de l’Etat impérial russe. Récemment, il déclarait que l’Ukraine contemporaine a été créée par Lénine, en 1922, à partir de terres historiquement russes. En 2021, il a également évoqué une continuité directe entre le prince Vladimir de Kiev, qui ordonna la conversion de son peuple au christianisme en 988, et la Russie d’aujourd’hui. Il a même fait ériger en 2014, juste à côté du Kremlin, une statue en son honneur. Cela montre sa mythologie complètement déconnectée de la réalité, car Vladimir n’a jamais mis les pieds à Moscou, vu qu’à l’époque, Moscou n’existait pas. La Moscovie n’est apparue qu’au XIIe, XIIIe siècle, l’Etat russe au XVe, XVIe siècle, et l’empire russe ne date que de 1721, avec Pierre le Grand. En faisant le pont entre le Vladimir du Xe siècle et lui-même, Poutine passe par-dessus des ruptures historiques, notamment le concile de Florence en 1439, qui a marqué la réconciliation entre chrétiens d’Occident et d’Orient et fut un moment déterminant de la constitution de l’Etat-nation ukrainien.

La troisième cause serait-elle liée à la religion?

L'Holodomor, ou extermination par la faim en 1933, reste une blessure non cicatrisée dans la mémoire des Ukrainiens.
L’Holodomor, ou extermination par la faim en 1933, reste une blessure non cicatrisée dans la mémoire des Ukrainiens.© BELGA IMAGE

Elle est plutôt d’ordre ecclésiologique. L’Eglise orthodoxe de Moscou estime qu’elle doit assurer l’unité fondamentale du monde orthodoxe et, à ce titre, considère que l’Ukraine fait partie de son territoire canonique. Cela entre en collision avec la vision ecclésiale du patriarche Bartholomée de Constantinople, qui a accordé l’autocéphalie à l’Eglise orthodoxe d’Ukraine en 2018. Le patriarcat de Constantinople dispose en effet du statut de primus inter pares dans la communion des quinze Eglises autocéphales depuis la rupture avec l’Eglise de Rome. Le patriarcat de Moscou conteste aujourd’hui son leadership et cette rivalité a provoqué un schisme. Aujourd’hui, l’Eglise d’Ukraine est forte de plus de quinze millions de fidèles, et c’est la deuxième Eglise orthodoxe dans le monde, après celle de Moscou.

Et par-dessus tout cela, il y a la géopolitique…

C’est la quatrième cause. D’un côté, on a une démocratie qui veut devenir un Etat-nation, de l’autre un empire déterminé à protéger ses minorités partout où elles se trouvent, et à s’en donner le droit. C’est pourquoi Poutine a commencé par la Crimée, car elle est majoritairement russophone, comme le Donbass. Or, l’Ukraine montre qu’il est possible de former un Etat-nation, avec une langue nationale, mais avec le respect des minorités linguistiques.

Pourtant, le Kremlin prétend que la langue russe est brimée en Ukraine. Qu’en est-il?

C’est faux. Kiev a nourri la volonté, en 2014, d’imposer l’ukrainien comme langue d’Etat, et entre le 21 et le 25 février de cette année-là, la langue russe a été évincée dans les régions russophones. Mais comme Moscou s’est emparé de ce prétexte pour annexer la Crimée, le décret n’a jamais été signé. Il y a aujourd’hui des tendances dans le gouvernement à Kiev pour imposer l’ukrainien au détriment d’autres langues régionales, mais d’une façon générale, le pays reste bilingue. Le problème, c’est que plus Poutine cherche à fragiliser l’Ukraine, plus ses citoyens se mettent à privilégier l’ukrainien, au détriment du russe.

C’est un gros mensonge de montrer ce pays comme un repaire de nationalistes et de nazis.

On dit que la Russie est un pays sans frontières naturelles ni véritable identité. Cette invasion russe vise-t-elle à combler ce manque?

On dit aussi que la Russie est un Etat sans nation et l’Ukraine une nation sans Etat. Mais celle-ci est une nation qui, progressivement, se transforme en Etat. La Russie, à force d’avoir imposé sa volonté aux populations qu’elle colonisait, est devenue la prison des peuples. Aujourd’hui, dans le Caucase, des républiques comme le Tatarstan se sentent de moins en moins disposées à accepter les oukases de Moscou. C’est pourquoi le pouvoir se verticalise toujours davantage, pour mater les velléités indépendantistes. Mais plus il le fait, plus il prépare une implosion comme celle qu’on a vue en 1991.

La tragédie de l’Holodomor, ou « extermination par la faim » en 1932-1933, reste-t-elle un abcès dans la mémoire collective?

L’Holodomor a fait au moins cinq millions de morts. On sait aujourd’hui que Staline a signé un décret qui a provoqué cette tragédie afin d’affaiblir la nation ukrainienne, et qu’il ne s’agit pas d’une conséquence de la collectivisation. Ce crime majeur de l’histoire n’a pas encore été jugé et reste l’une des blessures purulentes de la mémoire divisée entre Russes et Ukrainiens.

Va-t-on un jour réconcilier l’Europe de l’Atlantique à l’Oural?

Si Poutine cherche à mater l’Ukraine, c’est parce que ce pays est un laboratoire de démocratie qui peut faire tache d’huile en Russie, et la Russie, ça va jusqu’à Khabarovsk, dans l’Extrême-Orient. Si cela réussit, c’est une nouvelle page de l’histoire de l’Europe qui se tourne: celle qui a été manquée en 1990 car, à l’époque, il n’y a pas eu de jugement du communisme. En Occident, le nazisme et la fausse théologie politique du IIIe Reich ont été jugés. Il faut faire de même en Russie. Quand on aura aidé les Russes – et les Ukrainiens, qui ont participé au drame communiste mais l’ont officiellement condamné – à faire ce travail, il sera possible de construire une grande démocratie, de l’Atlantique à l’Oural.

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