Manifestants déguisés en douaniers manifestent contre le Brexit à Belfast © Getty Images

Comment la question irlandaise complique les négociations du Brexit

Mario Danneels Journaliste Knack

Les Irlandais ne veulent pas qu’il y ait des contrôles aux frontières sur leur île après le Brexit. Et les Britanniques ne veulent pas que l’Irlande du Nord soit « annexée » de fait par l’Europe. Nos confrères de Knack ont interrogé le journaliste irlandais Tony Connelly sur ce noeud gordien.

« Nous attendons du Royaume-Uni qu’il propose une solution réaliste pour éviter une frontière dure », déclarait le président du Conseil européen, Donald Tusk, après une rencontre avec le Premier ministre irlandais Leo Varadkar à Dublin. « Tant que le Royaume-Uni ne propose pas de solution, il est très difficile de progresser réellement dans les négociations sur le Brexit. »

C’est un langage clair de la part de Tusk, qui annonce de nouveaux tracas pour la Première ministre britannique Theresa May. Malgré l’accord récent sur le prolongement de la période de transit pour le Brexit, elle ne peut toujours pas garantir que le 29 mars 2019 il n’y aura pas de « frontière dure » (avec contrôles aux frontières) entre l’Irlande du Nord et la République irlandaise. Aujourd’hui, la future frontière extérieure de l’UE est invisible, dans l’intérêt de l’économie irlandaise et du processus de paix fragile entre catholiques et protestants dans le nord. Si on ne trouve pas de solution pour la frontière, affirme l’Union européenne, l’Irlande du Nord demeure au sein de l’union commerciale et on établit la frontière entre l’UE et le Royaume-Uni dans la mer irlandaise. Les adeptes du Brexit hurlent que de cette manière l’UE tente d’annexer l’Irlande du Nord. May et les siens peuvent difficilement adopter un autre ton, car son gouvernement dépend du soutien du Democratic Unionist Party (DUP), le parti protestant dont la raison d’être est le maintien de l’union entre l’Irlande du Nord et le Royaume-Uni.

Le Premier ministre irlandais Varadkar joue le jeu durement: en l’absence d’une résolution étanche que la frontière demeure telle quelle, l’Irlande bloque la seconde phase de négociations. Le Royaume-Uni a encore un an pour s’occuper de la sortie de l’Union, et sans accord commercial, cela risque de tourner au chaos où l’Irlande risque d’être coupée économiquement du reste du pays.

La mise en garde contre de nouveaux troubles sur l’île n’est pas que de l’intimidation, estime Tony Connelly. Le journaliste est né au nord de la frontière irlandaise, juste avant l’éclatement de la guerre civile qui a duré trente ans (1968-1998) entre catholiques et protestants. Depuis 2001, Connelly est correspondant pour l’UE de la chaîne publique irlandaise RTÉ et vit à Bruxelles. Il vient de publier le livre « Brexit & Ireland » sur les problèmes entraînés par le départ du Royaume-Uni pour l’Irlande.

On dirait que l’Europe, et même les Britanniques, ont mis un an à comprendre que l’Irlande est le noeud gordien dans toute la question du Brexit. Pourquoi a-t-il fallu autant de temps ?

Tony Connelly: Les Britanniques étaient d’avis que l’Irlande ne poserait pas de problème, et qu’il y aurait moyen de lui faire comprendre la position britannique. Mais la frustration irlandaise autour de l’incompréhension britannique a grandi graduellement. Les Britanniques ne comprenaient pas que l’Irlande voulait des conventions concrètes sur la frontière. Le Royaume-Uni souhaitait traiter la frontière en une deuxième phase. Les Irlandais ont dit non : c’est risquer l’accord du Vendredi saint (qui a mis fin à la guerre civile en 1998, NLDR) et la paix en Irlande. L’Irlande bénéficiait du soutien des 27 états membres européens et avait donc suffisamment de confiance pour résister aux Britanniques. Le choc a été énorme pour le gouvernement britannique : il a compris que c’était sérieux, et que le véto de l’UE était au fond un véto irlandais. Theresa May était en train d’emprunter la voie d’un Brexit dur, mais les Irlandais ont dit : « No, you can’t. »

Votre livre révèle que Dublin était mieux préparé au résultat du Brexit que Londres.

Les Irlandais étaient certainement mieux préparés à ce que pouvait signifier le Brexit. C’est pour cette raison qu’ils sont allés à Bruxelles, et qu’ils ont dit : les conséquences seront graves pour notre pays, nous avons besoin de votre soutien.

Quel a été l’impact sur les relations anglo-irlandaises, si difficilement construites ces vingt-cinq dernières années ?

Il y a peu de marge de manoeuvre pour la frontière : les intérêts irlandais et britanniques sont irréconciliables et du coup l’entente entre les deux parties s’effrite. Les dégâts politiques sont immenses. La presse britannique conservatrice a beaucoup critiqué les Irlandais. The Sun a craché que le Premier ministre irlandais Leo Varadkar « doit fermer sa gueule ». Évidemment, il s’agit également de l’Irlande du Nord, et les conservateurs dépendent du soutien du Democratic Unionist Party, ce qui complique encore l’affaire.

Peu après l’annonce du résultat du référendum sur le Brexit, le vice-premier ministre irlandais de l’époque Martin McGuinness de Sinn Féin a appelé à organiser un référendum sur la réunification de l’Irlande du Nord et de la République irlandaise. Quelles sont les chances qu’il y ait une telle consultation populaire ?

D’après l’Accord du vendredi, une réunification est possible si les deux parties le souhaitent. Le gouvernement irlandais a réussi à faire passer une clause dans l’accord qui stipule qu’en cas de réunification, l’Irlande du Nord fera automatiquement partie de l’UE. C’est, après le Brexit, certainement un atout pour les adeptes d’une Irlande unifiée. Pour beaucoup de gens, l’adhésion à l’UE pourrait bien être décisive. Mais il est un peu tôt pour parler d’un tel référendum. Dès que les Irlandais du Nord sentiront les conséquences du Brexit et que les paysans ne percevront plus de subsides de Bruxelles, leur attitude peut changer rapidement.

Le gouvernement nord-irlandais d’unité nationale entre le DUP protestant, et le Sinn Féin catholique est tombé il y a quatorze mois. Depuis, le redressement de l’autonomie à Belfast est dans une impasse. Dans la République irlandaise, Sinn Féin réussit une remontée électorale spectaculaire et entrera peut-être au gouvernement au cours des années à venir. Sinn Féin sabote-t-il les négociations gouvernementales à Belfast, de sorte que l’Irlande du Nord ressentira le Brexit encore plus fort et que le désir de réunification s’intensifie?

Je pense que grâce au Brexit, Sinn Féin voit enfin disparaître les nuages au-dessus d’une Irlande unifiée. Il est sous pression pour relancer l’autonome à Belfast, mais je soupçonne qu’il ne le fait pas de gaieté de coeur.

Un instant, il a été question d’un statut spécial pour l’Irlande du Nord, mais cette idée a été immédiatement été descendue en flammes par des unionistes de DUP. Prennent-ils les négociations en otage ?

Le DUP veut tout en même temps : faire partie du Royaume-Uni et éviter une frontière dure, mais on ne peut avoir les deux. Beaucoup de politiques du DUP se présentaient comme de fervents Brexiteers parce qu’ils étaient proches de l’aile eurosceptique des conservateurs et pensaient être boostés par leur base. Le problème du DUP c’est qu’il doit continuer à soutenir Theresa May, car sinon il y aura un gouvernement Labour au Royaume-Uni. Le président du Labour Jeremy Corbyn a toujours fait preuve de sympathie envers Sinn Féin et l’IRA, ce que n’apprécie guère le DUP. En décembre, lorsque le DUP a rejeté les premiers accords au-delà de la frontière, et a exigé plus de temps, May les a mis au pied du mur : elle savait que si le DUP retirait la prise de son gouvernement, c’en était fini d’eux.

L’autre proposition, c’est que la frontière extérieure de l’UE se retrouve dans la mer d’Irlande et que l’Irlande du Nord reste membre de l’Union douanière de l’UE. Mais n’est-ce pas très difficile à avaler pour le Royaume-Uni ?

Dublin ne veut de frontières nulle part. Pas entre l’Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni, mais certainement pas à travers l’île irlandaise. C’est totalement irréconciliable avec la résolution de Londres de mener une politique commerciale indépendante après le Brexit. Il faudra donc agir. Hongkong est cité comme modèle possible d’Irlande du Nord : il fait partie de la Chine, mais possède sa propre politique commerciale. Cependant, si on analyse ce scénario, on trouve encore toutes sortes de difficultés. La seule manière de garantir vraiment qu’il n’y ait pas de frontière en Irlande, c’est que l’Irlande reste de fait dans l’Union douanière de l’Union européenne. Après, le Royaume-Uni déclare que l’Irlande du Nord ne sera pas traitée différemment du reste du pays. Certains ministres à Dublin sont d’avis que pour cette raison le Royaume-Uni restera proche de l’UE, ce qui serait une bonne chose. Mais Theresa May sera-t-elle d’accord ?

Sans frontière extérieure dure, l’Irlande ne risque-t-elle pas de servir de boîte aux lettres de contrebande vers l’UE ?

C’est effectivement un danger. Si le Royaume-Uni tombe totalement en dehors de l’Union douanière et de la réglementation de l’UE, qu’est-ce qui retiendra une entreprise chinoise d’acheminer des biens de Londres vers l’Irlande du Nord, de la transporter au-delà de la frontière invisible avec la république, et ainsi sur le marché unitaire européen ? Les Britanniques auront la responsabilité de protéger le marché unitaire en cas d’harmonisation de l’Irlande du Nord avec l’UE. Beaucoup s’accordent à dire qu’il y aura des contrôles quelque part, mais le gouvernement irlandais garantit que ce ne sera pas à sa frontière, et que c’est aux Britanniques de respecter cela.

S’il y a tout de même une frontière dure, risquons-nous d’avoir à nouveau des troubles en Irlande du Nord ?

Eh bien, une frontière dure anéantirait tout simplement l’Accord du Vendredi saint. Cet accord a créé la paix, la prospérité, et une économie all-Ireland. Si on souhaite protéger cette paix et l’économie, on ne peut fonder d’infrastructure de contrôle le long de la frontière entre la République irlandaise et l’Irlande du Nord, car la situation sécuritaire risquerait de dégénérer. Même une caméra qui enregistre les plaques minéralogiques de camions, sera considérée comme une cible potentielle. Il faut alors sécuriser cette infrastructure en mettant quelqu’un d’armé, et très vite, on remontera dans le temps. Le gouvernement irlandais est fermement décidé à éviter cette situation et à protéger l’Accord du Vendredi saint.

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