Le cimetière de la localité de Reserve est cerné par les infrastructures d’une raffinerie. © Bernard Geenen

Comment la Louisiane a instauré une nouvelle forme d’esclavage

Maxence Dozin
Maxence Dozin Journaliste. Correspondant du Vif aux Etats-Unis.

En Louisiane, une bande de terre longeant le Mississippi est surexploitée par des industries polluantes, causes de nombreux cancers. Ses habitants sont en majorité afro-américains.

Que ce soit à La Nouvelle-Orléans, où il se jette dans le golfe du Mexique, ou, en amont, à Baton Rouge, où l’on peut voir les barges et autres casinos mobiles opérer sur ses flots, le fleuve Mississippi ne peut qu’éblouir le visiteur de passage. Deuxième cours d’eau des Etats-Unis en débit, il constitue le poumon économique de la Louisiane. Dans la myriade de petits bourgs entourant La Nouvelle-Orléans, les terres, cernées par les eaux, rappellent pourtant le danger qui guette en permanence cette zone du sud des Etats-Unis. Les inondations, causées principalement par les ouragans qui essaiment dans le golfe, font de la région une des plus dangereuses du pays en ce qui concerne les désastres météorologiques. En 2005, l’ouragan Katrina avait ravagé l’essentiel de l’ancienne ville-comptoir française, cédée par Napoléon aux Etats-Unis en 1803. Pour quinze millions de dollars, le gouvernement américain avait acquis l’ensemble de la Louisiane, doublant ainsi sa superficie d’alors.

Les scandales environnementaux sont rendus possibles par les mentalités racistes de la région.

Plus de deux siècles ont passé et si, avec les ouragans et la montée des eaux, la Louisiane doit faire face à des dangers pressants, certaines catastrophes se jouent sur un mode plus silencieux. De Bâton-Rouge à La Nouvelle-Orléans, une bande de terre longue de 150 kilomètres située le long du fleuve est devenue, au fil de l’installation de complexes industriels, la zone la plus polluée du pays. Dans les petites localités de Vacherie, Moonshine ou Garyville, toutes situées dans les derniers kilomètres avant que le fleuve ne débouche sur La Nouvelle-Orléans, le taux des cancers répertoriés au sein des populations locales (poumons, thyroïde, os) est près de 25 fois supérieur à la moyenne nationale.

Sur la route 44, en bordure du fleuve, tous les acteurs industriels les plus polluants sont présents. Des raffineries américaines Marathon au fabricant de produits chimiques allemand Evonik en passant par des producteurs de produits alimentaires Cargill avec leurs immenses silos à grain, tous dispersent sur l’ensemble de la zone pesticides et substances chimiques cancérigènes, dont l’oxyde d’éthylène ou le néoprène. L’oxyde d’éthylène est présent à un taux trente fois supérieur au maximum toléré par l’agence américaine de protection de l’environnement (EPA), le néoprène à un taux nonante fois supérieur à la dose maximale autorisée. Tout le long de la «Cancer Alley», l’air et l’eau sont contaminés, tout comme la terre.

Celui qui s’arrête à Reserve, petite bourgade à une trentaine de kilomètres de La Nouvelle-Orléans, peut ainsi mesurer que quelque chose de douteux se joue sur place. L’air souillé d’une substance indéfinissable au goût métallique agresse les poumons, et fait tourner la tête. La ville présente un paysage particulier, marqué par une grande pauvreté. Les maisons, pour l’essentiel en grande décrépitude, semblent tout droit sorties d’un documentaire sur la grande dépression. Alors que s’avancent au loin les complexes industriels, quelques rares bâtisses paraissent encore occupées. Le cimetière de la petite bourgade est littéralement encerclé par les installations de la raffinerie. Quelques hommes, d’ailleurs, procèdent ce jour-là à sa réfection.

Une première victoire

Comme l’explique Adrienne Katner, chercheuse en sciences de l’environnement à l’université d’Etat de Louisiane, à Baton Rouge, «les industries polluantes profitent d’une conjonction assez unique d’éléments favorables à leur installation: la présence du fleuve, certes, mais aussi un prix du gaz naturel parmi les plus bas des Etats-Unis, ou encore un réseau routier et ferroviaire particulièrement développé». Aucune autre région du pays ne semble en effet offrir à ces industries un tel panel d’avantages. «Il n’est donc pas surprenant que de nombreux candidats continuent de déposer des dossiers pour procéder à la construction de certaines de leurs branches sur place.» En octobre 2022, un juge local a ainsi procédé à l’interdiction de la construction d’une usine de fabrication de plastiques du groupe taïwanais Formosa. En cause, une impossibilité de respect des normes en matière de qualité de l’air. Une première victoire pour les associations de défense de l’environnement dans la région.

Comme l’indique Sharon Lavigne, de l’association Rise Saint James (du nom de la circonscription administrative de Saint James), «les tensions se sont cristallisées ces dernières années autour de la construction de l’usine de plastique mais aussi de celle du silo à grain géant dont la construction est voulue par l’entreprise Evergreen, dont la taille en hauteur devait dépasser celle d’un terrain de football. Il semble que la médiatisation de ces deux dossiers ait contribué à voir leur avancement empêché. Cela alors même que l’agence américaine de protection de l’environnement confirme que tous les standards de qualité de l’air et de l’eau dans la région sont dans le rouge

Nombre d’habitations de la Cancer Alley sont dans un état de délabrement avancé.
Nombre d’habitations de la Cancer Alley sont dans un état de délabrement avancé. © Bernard Geenen

Un travail de mémoire

Retour dans la Cancer Alley. A Edgard, lieu de construction, choisi par Evergreen, du silo à grain géant, une timide structure métallique haute de quelques mètres indique qu’un projet est bien lancé. «Mais aucun avancement n’a été réalisé depuis près d’un an», nous indique Jo Banner, une responsable de l’association The Descendants Project (le projet des descendants). Elle milite pour un classement au patrimoine historique de l’ensemble de la zone autour des quelques maisons de planteurs, dont celle de Whitney, preuves gardées presque intactes de la période durant laquelle des générations d’esclaves venus d’Afrique ont été forcées d’œuvrer à la récolte du coton de manière quotidienne. «L’essentiel des populations présentes dans les quelques villes qui précèdent La Nouvelle-Orléans sont des descendants directs des esclaves, indique-t-elle. Nous pensons qu’elles subissent aujourd’hui une nouvelle forme d’esclavage, dans la mesure où elles sont maintenues malgré leur volonté dans des conditions de sécurité sanitaires indignes des Etats-Unis

Comment ne pas y voir un racisme systémique de la part de ces grosses industries?

Elle ne fait en tout cas aucun mystère des nombreux cas de cancer qui ont ravagé sa communauté: «Comment ne pas y voir un racisme systémique de la part de ces grosses industries, qui n’offrent pour nos maisons que des sommes dérisoires ne nous permettant pas de nous loger ailleurs dans le pays?» Il semble en effet qu’à 150 000 dollars l’unité en moyenne, les entreprises pétrochimiques procèdent selon une logique de «prix du marché» qui ne permet pas aux habitants de trouver à se loger ailleurs. «Il faudrait une décision de justice poussant les industries à compenser financièrement au-delà des prix du marché, mais une telle décision semble à ce jour absolument hypothétique», conclut la jeune femme.

Une enquête de l’ONU

Les Etats-Unis, un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, n’ont pas l’habitude d’être critiqués au sein de l’institution internationale. Il y a cinq ans, une commission des droits de l’homme a pourtant épinglé le pays pour un «système marqué par le racisme» en regard de la façon dont il peinait à assurer la distribution d’eau courante de qualité et un système de collecte des eaux usées dans les communautés les plus précarisées – noires en majorité. Une condamnation similaire a été prononcée dans le cas de la Cancer Alley. Grâce au travail des associations qui estiment les communautés locales victimes de racisme, les Etats-Unis ont été épinglés fin 2022 dans un rapport du Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale.

«Les répercussions environnementales ne peuvent pas être dissociées de l’histoire de la discrimination raciale. C’est ainsi que nous utilisons le terme d’ “après-esclavage” pour décrire la situation actuellement vécue par les habitants de cette bande de terre, détaille l’avocate Pam Spees. Tout cela se tient. L’un se produit à cause de l’autre. Les scandales environnementaux sont rendus possibles par les mentalités racistes de la région.» Pour Pam Spees, le problème de la Cancer Alley résulte du fait que la Louisiane, dans sa globalité, est à la solde des industries pétrochimiques. Comme l’estime une étude de l’université de Louisiana State, près de 30% des emplois de l’Etat sont liés, directement ou indirectement, à l’industrie pétrolière.

En attendant, les experts de l’ONU continuent d’examiner si les Etats-Unis respectent bien la Convention internationale sur l’élimination de la discrimination raciale. Lors de sessions sur cette question, les membres des associations ont pu directement prendre à partie les représentants du gouvernement de Joe Biden. Les objectifs de celui-ci, inscrits dans des plans de relance axés sur une économie «verte», de même que la volonté du gouverneur de Louisiane, John Bel Edwards, d’atteindre la neutralité carbone en 2050, leur procurent un certain espoir. Mais la lutte s’annonce longue pour qu’un jour, les bourgades de Reserve ou de Garyville soient les moteurs du renouveau écologique de la Louisiane.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire