Myriam Leroy

C’est le moment de…(re)lire « Les corrections »

Myriam Leroy Journaliste, chroniqueuse, écrivain

Vous détestez Noël, ses bons sentiments niais formatés par la grande distribution, ses réunions de famille où l’enjeu est moins de passer une bonne soirée que d’éviter, par trop de franchise, d’atomiser irrémédiablement les liens lâches qui vous rassemblent encore ? Vous n’êtes pas seul.

Jonathan Franzen a inventé les Lambert pour vous soulager : occupés durant 700 pages à organiser leur réveillon, ils vous tendent un miroir au reflet effroyablement fidèle. Certes, le tableau des Corrections n’est pas franchement euphorisant, mais il a ceci d’apaisant qu’il démontre que vos angoisses ne relèvent pas d’une pathologie orpheline du coeur humain.

Premier et immense succès de l’auteur de Freedom, le roman Les Corrections est paru dix jours avant le 11 septembre 2001, soit un cheveu avant que les croyances de l’Amérique moyenne sur son nombril et sur le monde se fracassent sur les tours jumelles du World Trade Center. Soit à une époque ivre d’elle-même que Donald Trump promet précisément de ressusciter.

Personnifiée, cela donne cinq personnages qui ont l’air taillés spécifiquement pour emmerder les autres – le principe même de la famille, sans doute : les septuagénaires Enid et Alfred (elle est engluée dans les conventions, lui dans la maladie de Parkinson), et leurs trois grands enfants Chip (scénariste raté), Denise (cuisinière en vogue et amoureuse paumée) et Gary (arrogant banquier alcoolique).

Contrairement à leur progéniture qui a mis les voiles quand elle a pu, les vieux vivent encore à Saint Jude, dans un Midwest que Gary décrit comme ceci :  » […] conducteurs de monospaces saint-judéens affichant un surpoids de quinze ou vingt kilos, avec des pulls de couleur pastel, des autocollants antiavortement et des cheveux coupés en brosse.  »

Gary refuse de se reconnaître dépressif, et pourtant :  » Il avait lu l’article du dictionnaire concernant l’ANHÉDONIE en frissonnant de s’y reconnaître, une sorte de oui, oui taraudant : « Etat psychologique caractérisé par l’incapacité à trouver du plaisir dans des actes normalement agréables. » L’ANHÉDONIE était plus qu’un Signe Avertisseur, c’était carrément un symptôme. Une pourriture sèche contaminant un plaisir après l’autre, un champignon gâtant le goût du luxe et la jouissance des loisirs qui avaient alimenté pendant tant d’années la résistance de Gary à l’étroitesse de ses parents.  »

Allégorie banale d’un monde qui se mange la queue à travers le portrait d’une famille dysfonctionnelle : le thème est si rabattu qu’on en hésiterait presque à ouvrir le livre.

Mais ce qui fait des Corrections un chef-d’oeuvre, c’est la minutie hallucinante avec laquelle l’auteur dissèque chaque personnage et ses relations avec les autres.

Quand il n’écrit pas, Jonathan Franzen a un passe-temps singulier : il aime observer les oiseaux. On lui remarque des méthodes d’ornithologue voire d’entomologiste dans l’approche de sa ménagerie. Ses Corrections tiennent en effet de l’atlas, de l’herbier et de la planche d’anatomie.

Cru, d’une lucidité implacable, l’écrivain porte un regard clinique sur une grappe d’êtres humains sur laquelle est passée la plus cruelle des épreuves : la vie.

Allez, joyeux Noël !

Les Corrections, par Jonathan Franzen, 2013, éd. Points, 693 p.

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