Carte blanche

Brexit : Rompre pour renouer

On a tous connu au cours de notre vie, que ce soit en tant que parents ou en tant qu’enfants, des crises familiales plus ou moins importantes.

Les rites de passage ayant disparu du quotidien de nos sociétés occidentales, atteindre la maturité relève de processus moins balisés culturellement.

L’adolescence, à cet égard, est une période éminemment féconde pour le jeune : il se cherche, il se découvre, il adopte des conduites « ordaliques » pour tester ses limites et découvrir son style et son identité au péril, parfois, de sa vie. C’est au travers d’essais et d’erreurs qu’il grandit et forge son expérience.

Que nous ayons des parents autoritaires ou sages, expérimentés et bienveillants, ils seront mis à l’épreuve inéluctablement de l’affrontement des générations où les uns se posent en s’opposant, l’enjeu étant de se démarquer.

Et durant cette indispensable crise de santé et de métamorphoses, il revient à chacun de comprendre le pourquoi du comment de l’expérience qui s’éprouve.?

Il n’est pas rare qu’au sein d’une famille, pendant ces périodes troubles de l’adolescence, de voir surgir de nombreux évènements pouvant mener à une rupture temporaire du lien, il s’agit de rompre pour renouer.

Quoi qu’il en soit, qu’importe l’évènement qui se produit, à cette charnière cruciale et complexe de la vie, nous sommes tous des rebelles en puissance ; on se définit par rapport aux autres, et, en fonction d’où nous plaçons la norme, on cherche tous à être singuliers tout en étant comme les autres.

Des aléas familiaux, voilà ce que nous vivons actuellement au sein de l’Union européenne (UE). Car oui, nous sommes une famille, une famille européenne : comme elle, nous partageons une généalogie, une histoire et une culture – n’en déplaise à certains – qui traverse nos simples frontières nationales ; nos parents et grands-parents sont ces fameux « pères fondateurs » qui continuent d’avoir sur nous une empreinte fondamentale.

Le cas du Royaume-Uni rentre parfaitement dans ce cadre d’analyse : nous avons affaire à un membre de la famille en quête d’affirmation, d’autonomie et d’indépendance. Il veut fuir, s’en aller, quitter la maison tout en bénéficiant des avantages qu’il en tirait. Face à cette situation, qui comprend tout de même un risque mortel, que pouvons-nous faire ?

Serrer la vis alors que le goût de la transgression est plus fort que tout ? Tenter de prévenir les dangers ? Ou lui dire de faire attention et espérer qu’il ne lui arrive rien ?

Grande question au demeurant que se posent tous les parents et que nous aurions dû nous poser avant même que l’idée d’un référendum britannique n’émerge.

Or, en déclarant, dans les heures qui suivirent l’annonce des résultats, que le Brexit « n’est pas un divorce à l’amiable », Jean-Claude Juncker reflétait la réalité d’une situation à la fois malaisée et « malaisante », pour reprendre une expression québécoise.?

Premièrement, elle est malaisée au vu de l’émotion qu’elle suscite et qui se ressent aussi bien auprès des bureaucrates européens qu’auprès des différents leaders politiques nationaux.

Depuis l’annonce des résultats du référendum britannique, vécus comme une réelle gifle par l’intelligentsia européenne, chacun y va de son opinion et planifie d’ores et déjà les futures négociations alors même que le gouvernement britannique et le parlement n’ont pas encore acté ce qui n’est en réalité qu’une consultation populaire.

Ces conclusions hâtives sur l’avenir du Royaume-Uni auprès de l’Union européenne n’auraient sans doute pas eu lieu si on avait davantage de penseurs dans les bureaux européens. En effet, lorsque Lacan distingue les trois temps logiques du processus de pensée (« l’instant de voir, le temps de comprendre, et le moment de conclure »), il nous invite à prendre le temps de comprendre la situation avant d’arriver au moment de conclure. C’est sans doute là, la plus grande opportunité que nous offre le résultat britannique : comprendre et analyser comment et pourquoi on en est arrivé là aujourd’hui.

Mais la situation est également malaisante à partir du moment où il y a une confusion de registre en considérant un conflit de couple en lieu et place d’une maturation familiale.

Ce qui distingue les deux catégories peut se résumer au lien qui unit ses composantes. D’un côté, la famille est éternelle, de l’autre le couple s’inscrit dans un cadre temporel plus limité : il n’y pas de lien de sang et une histoire commune qui nous unit ad vitam aeternam. Cela explique pourquoi on ne gère pas une crise sentimentale de la même manière qu’une crise familiale : là où le coeur amoureux est irraisonné et irraisonnable, la famille nous force à faire preuve de raison et d’entendement pour surpasser le conflit – sans quoi on l’entraînerait avec nous dans notre propre tombe.

Loin de moi l’idée de lancer ici un débat sur l’utilité de recourir à un référendum, outil démocratique salutaire s’il en est, pour une question aussi complexe que celle de l’appartenance à l’UE (à cet égard, la phrase de Winston Churchill « Le meilleur argument contre la démocratie est un entretien de cinq minutes avec un électeur moyen » serait un parfait moyen de le débuter), mais il nous faut cependant réfléchir aux résultats qui en découlent et à l’origine de ce malaise , étant donné l’absence d’alternatives proposées par le camp des victorieux — l’argument massue utilisé étant la promesse de l’arrêt des paiements à l’UE ainsi que le contrôle du flux migratoire d’Europe et d’ailleurs –, le « non » britannique n’est pas un non d’adhésion à un autre projet, mais bien un non de rejet total. ?

Sans alternative viable, le choix proposé aux Britanniques se résumait ainsi : rester au sein de l’UE ou le néant.

Comment se fait-il qu’une majorité de citoyens britanniques puisse préférer le néant à l’UE ?

Il convient dès lors de se poser la question suivante : comment se fait-il qu’une majorité de citoyens puisse préférer le néant à l’UE ?

Ne pouvant croire que le nationalisme soit une réponse correcte et cohérente à la crise existentielle actuelle, il me semble qu’un début de réponse réside dans un mélange complexe entre la force des arguments émotionnels du camp du Non et de la faiblesse des arguments factuels et fondamentaux du camp Oui.

Or, s’il est avéré que l’émotion a pris le pas sur les faits, la responsabilité d’un tel échec repose tant sur le citoyen britannique qui n’a pas confronté ses projets et ses peurs à la réalité objective et raisonnée que sur les Européens convaincus qui n’ont pas réussi à faire comprendre le projet européen auprès de leurs concitoyens.

Or, à partir du moment où nous n’arrivons plus justifier les raisons de notre existence, il semble évident qu’une remise en cause de notre essence — comprenez ici, les objectifs donnés au projet européen — doit avoir lieu.

Comme le soutient Philippe Perchoc dans un très beau livre intitulé « Correspondances européennes » 1 : l’Europe traverse une crise, celle du sens. « Après l’épuisement du discours sur la paix et de celui sur la prospérité, la raison de l’Europe, c’est celle qui pourra lui être donnée par les millions d’Européens« . C’est, je crois, la voie à suivre !

Il nous faut appliquer un aggiornamento de l’histoire (au sens de récit) européenne : que sommes-nous ? Que voulons-nous ? Quels sont nos objectifs ?

Aujourd’hui, nous en faisons soit trop (l’Europe des Nations n’est plus à jour), soit pas assez (L’Europe des Européens n’existe pas encore). Et à cela, il nous faut remédier.

Oui, l’Europe est bien plus que les institutions qu’elle génère, c’est plus qu’une série de traités ; l’Europe c’est la rencontre, lors de nos voyages, des échanges Erasmus ou de nos opportunités d’emplois, d’individualités et de mentalités qu’on ne pouvait imaginer voici 50 ans.

Dès maintenant, sans modifier aucun traité, nous pouvons faire changer les choses et réaliser une réelle mise à jour du projet européen. Mais cette étape ne se concrétisera pas sans nous, citoyens européens. Nous appartenons à une société civile forte qui n’attend qu’une chose : se battre pour un monde meilleur. C’est pourquoi il nous revient à nous d’enclencher le passage à l’âge adulte de nos pays que ce soit par la réflexion, les mobilisations, les débats et le rôle que nous lui accorderons lors des élections.

Ce passage à la maturité se fera exclusivement par la prise de conscience qu’autrui est la pièce maîtresse de notre univers, que dans le monde globalisé dans lequel nous évoluons, les anciennes nations ne font plus le poids face aux challenges que nous rencontrons et que nous devons penser dans l’intérêt commun et non national.

Car oui, il serait facile de retomber dans l’enfance malléable de l’État-nation, modelée par la peur de fausses menaces, mais la vraie révolution serait le passage à l’âge adulte où, à la place d’une régression, nous en profiterions tous pour mûrir.

Mûrir grâce à une plus grande collaboration européenne qui impliquerait certes une perte de souveraineté nationale, distincte d’une perte de contrôle démocratique grâce à la mise en place d’une nouvelle forme de gouvernance européenne.

Que ce soit par un bond en avant fédéraliste, la création d’une nouvelle Union européenne de l’énergie, de la fiscalité et de la défense ou par l’instauration d’un parlement européen élu sur une circonscription unique, il nous revient à nous de « tuer » l’image des pères fondateurs.?En comprenant que d’une union économique découlerait une union politique, nos pères fondateurs étaient visionnaires et ils nous ont mis sur la voie. À nous désormais de continuer ce travail en les dépassant. L’UE n’a pas pour vocation de rester immuable — auquel cas elle serait tout aussi mauvaise que l’État-nation –, mais doit se co-construire de manière continue.

Il nous faut devenir nos propres pères, repenser l’Europe et nous trouver sa place afin de fédérer les peuples européens, voilà ce qu’est notre devoir de citoyen… Rompre pour renouer !

1Philippe Perchoc, Correspondances européennes (Préface de Michel Barnier), Presses Universitaires de Louvain, 2014, 124p. https://vimeo.com/81805867

Ordalique : adj. Se dit d’une conduite comportant une prise de risque mortel, par laquelle le sujet, généralement adolescent, tente de se poser en maître de son destin.

Alexandre THEYS

Européen, diplômé de Sciences Politiques à l’Université Catholique de Louvain, Spécialisation à Sciences Po Strasbourg

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content