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Birmanie: le pari d’Aung San Suu Kyi

Les élections partielles de ce dimanche 1er avril seront-elles le premier « vrai » scrutin depuis quarante ans? Aung San Suu Kyi, figure emblématique de l’opposition, a choisi d’y engager son parti. Et de parier sur une ouverture démocratique qui recèle encore beaucoup d’inconnues.

Par centaines, ils se pressent vers la pagode Yan Tan Aung et ses toits dorés aperçus dans une trouée du feuillage. « Amay Suu! Amay Suu! » (Mère Suu) scandent ses partisans… Dans cette plaine écrasée de chaleur moite du nord-est birman, ce jour-là, Aung San Suu Kyi tient campagne.

Venus de Lashio, la ville toute proche, juchés sur des motos sans âge, des garçons surexcités brandissent des banderoles rouges ornées d’un paon et d’une étoile blanche – l’emblème de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), le parti qu’elle a fondé en 1988, et qui fait figure de favori aux élections législatives partielles, le 1er avril. « Tout va changer, elle se bat pour nos droits! » s’enthousiasme un paysan, cramponné à l’arrière d’un rickshaw. Drapée dans son junyi, le pagne traditionnel, une femme trottine sur la route, son enfant niché dans le creux de la hanche. « Je suis fatiguée, crie-t-elle, mais je veux la voir. Je l’aime tant! ».

Parmi la foule, de plus en plus dense, une rumeur se propage: « Elle arrive! » Sous une ombrelle bleue, la Dame, comme l’appellent respectueusement ses partisans, monte sur l’estrade. « Longue vie et bonne santé! » hurle la foule en liesse, dans une frénésie de drapeaux rouges. Tous la regardent avec dévotion, Mère Suu. L’inflexible leader de l’opposition. Le prix Nobel de la paix, emprisonné quinze ans par la junte avant d’être libéré en novembre 2010. L’espoir de tout un peuple. « Je suis venue soutenir notre candidat », commence-t-elle d’une voix ferme…

Appuyé sur sa canne, un chicot coincé entre les lèvres, un vieillard contemple la scène, l’air placide. C’est un Kachin, une ethnie du Nord, en guerre contre le gouvernement pour faire reconnaître ses droits: « Même si la LND gagne ces élections, elle n’aura pas la majorité, marmonne-t-il. Dans l’immédiat, rien ne changera ».

Seuls 48 sièges sont en lice, sur un total de 654

En apparence, il n’a pas tort. Seuls 48 sièges sont en lice, sur un total de 654. Pour l’essentiel, il s’agit de remplacer des députés partis rejoindre le président Thein Sein, lorsque celui-ci a été élu, en février 2011. Même si la LND rafle la mise, le mouvement ne pèsera guère à l’Assemblée. D’autant que le gouvernement a pris soin de boucler les discussions budgétaires pour l’année à venir.
L’événement est néanmoins historique. Pour la première fois depuis le coup d’Etat militaire de 1962, de « vraies » élections pourraient avoir lieu en Birmanie (appelée Myanmar par l’ex junte). Elles seront « justes et transparentes », a promis le président. « Nous avons envie d’y croire, confie un diplomate. Mais personne n’a oublié la mascarade de novembre 2010… ». Les législatives d’alors, qui avaient entraîné l’accession de Thein Sein au sommet de l’Etat, avaient été entachées de nombreuses fraudes.

« Feuille de route vers la démocratie disciplinée »

Mais les choses ont changé. Et Thein Sein, l’ex-général, celui que l’on prenait pour un « militaire de bureau » sans envergure, a révélé un visage inattendu – celui d’un réformateur. Depuis sa rencontre avec Aung San Suu Kyi, l’été dernier, il a multiplié les annonces: libération de prisonniers politiques, signatures d’accords de cessez-le-feu avec certaines minorités ethniques, autorisation de manifester et de faire grève, dénonciation de la corruption…
Quelle mouche a piqué les militaires? La réponse tient en quelques pages, publiées en 2003, et intitulées de façon sibylline: « Feuille de route vers la démocratie disciplinée ». Élaboré en sept étapes, ce plan prévoyait, de façon méthodique, l’ouverture politique du pays et son engagement dans une voie démocratique. Déjà, à l’époque, tout était écrit. Notamment, la création d’une assemblée et l’adoption d’une nouvelle Constitution, effective depuis janvier 2012.

Les militaires avaient-ils senti qu’un jour, un « printemps birman » pourrait les chasser du pouvoir et qu’il valait mieux lâcher du lest? Sans doute. Mais il y a d’autres raisons. L’influence grandissante de la Chine, d’abord, qui a largement profité des sanctions occidentales contre la Birmanie pour resserrer ses liens économiques avec elle; Pékin, à lui seul, représente 40% des investissements étrangers et 34% des échanges extérieurs. Et la tendance ne cesse de croître, à voir le nombre d’hommes d’affaires chinois qui écument les hôtels de Rangoon. Avec un risque pour les Birmans: celui de tomber sous la coupe de leur puissant voisin. Pour contrebalancer cette influence, il leur fallait attirer d’autres investisseurs, notamment occidentaux, et leur offrir des garanties sur des sujets aussi fondamentaux que les droits de l’homme et la liberté d’expression. Car ce n’était qu’à ces conditions qu’Européens et Américains accepteraient de lever les sanctions, mises en place après les manifestations d’étudiants de 1988, réprimées dans le sang.

Le bon déroulé du scrutin: un test démocratique

Le contexte des élections est celui-là. Le scrutin constitue, pour les Occidentaux, un test démocratique. Et c’est là que la Dame entre en scène: qui, mieux qu’elle, pourrait attester du fair-play gouvernemental? Aung San Suu Kyi joue un rôle précieux pour le président Thein Sein. Elle n’est pas dupe. Plutôt que de rester en dehors du jeu, elle a décidé d’y croire et de participer « de l’intérieur » à cette révolution menée par le sommet, et non par le peuple. Encore faut-il, maintenant, que le vote se déroule dans de bonnes conditions. Pas gagné.

District de Mingalar Taung Nyunt, à Rangoon. L’effervescence règne dans la permanence de la LND. Les portables sonnent de tous côtés, des jeunes plaisantent dans les couloirs. « On va gagner! » s’exclame l’un d’eux. Sur son tee-shirt rouge sont agrafés des badges à l’effigie de la Dame et de Phyu Phyu Thin, la candidate locale. Étudiant, il risque gros: lors de son inscription universitaire, il s’est engagé par écrit à ne pas faire de politique durant ses études, sous peine d’être exclu. Peu importe, dit-il: « Je vis un moment unique! ».

Sur le sol, des feuilles éparses: les listes électorales. « Nous allons chez les électeurs pour vérifier qu’ils habitent toujours à la même adresse, explique Sein Myaing, un membre de la section locale. En 2010, certains avaient voté dans dix endroits différents ». Les erreurs sont nombreuses. « On trouve beaucoup d’enfants dans les listes », souligne Myo Min Tun, cheveux cuivrés et boucles d’oreille.

Au siège national de la LND, on confirme qu’il y a des problèmes. « L’administration nous a transmis les listes il y a trois semaines à peine. Comment entreprendre des pointages sérieux en si peu de temps? » maugrée Nyan Win, porte-parole du parti. La mauvaise volonté, l’ignorance ou la résistance au changement des agents de l’Etat, sur le terrain, sont au coeur de tous les problèmes.

« C’est le principal facteur de blocage, pour les élections, comme pour toutes les réformes qui sont en cours. Les cantons et les districts sont régis par une administration corsetée qui n’a ni l’envie, ni les compétences pour accompagner les mutations », déplore Ko Ko Gyi, l’un des leaders du mouvement étudiant de 1988, libéré il y a deux mois à peine, après avoir passé une vingtaine d’années derrière les barreaux. Aujourd’hui âgé de 50 ans, il entend jouer un rôle politique de premier plan avec les autres meneurs de l’époque, relâchés récemment eux aussi. Ils ont créé un mouvement, Génération 88, qui accueille également les étudiants qui se sont rebellés dans les années 1990 et en 2007, année de la « révolution safran », quand la troupe avait tiré sur des moines. Tandis qu’il parle, attablé dans un restaurant de Rangoon, deux serveurs s’approchent pour se faire prendre en photo avec lui. « Le vrai changement est là, dit-il. Personne n’aurait osé m’approcher, il y a un an, par crainte de représailles policières. Aujourd’hui, les gens n’ont plus peur de m’aborder et de parler politique ».

« On m’a empêché d’assister à une conférence de la LND »

Loin des bruits de la ville, dans les salles de prière des monastères bouddhistes, beaucoup restent dubitatifs sur la réalité de l’ouverture en cours: « Les militaires ont troqué leur treillis contre un costume, mais ils ont gardé leurs rangers aux pieds, estime Vi Ra Thu, le chef du monastère Ma Soe Yan, à Mandalay. Ici, on ne voit pas de détente. Il y a plutôt eu durcissement ». Emprisonné neuf ans, libéré il y a quelques mois, il s’insurge contre ces potentats locaux qui interdisent aux moines d’évoquer des sujets politiques ou sociaux durant leurs sermons. « Quand je me rends dans un village pour échanger avec la population, les policiers me précèdent et menacent les organisateurs de représailles si je parle d’autre chose que de textes sacrés. Récemment, on m’a empêché d’assister à une conférence de la LND ». Te Jo Bha Sa, l’un de ses disciples, intervient: « Facebook est le seul moyen de nous exprimer. Là, on peut écrire ce que l’on veut ». En 2003, après l’arrestation de Vi Ra Thu, il a été blessé à l’épaule gauche en manifestant dans la rue avec sept autres moines: « Les policiers sont arrivés par une petite rue et ont tiré sans sommation. »

A deux pas de la salle des prières, un grand panneau est dressé au milieu de la cour. Des doléances, écrites par de jeunes moines, y sont punaisées: « J’aime Aung San Suu Kyi », « Libérez nos frères ». Quelque 23 moines croupiraient encore dans les geôles de Mandalay. Qui, ici, oserait le dénoncer? « Lorsque nous sommes sortis de prison, le journal Upper Myanmar a publié un article. Son directeur a eu des problèmes ».

Si la liberté d’expression tarde à s’imposer, les lignes commencent à bouger. Selon un projet de loi sur la presse, qui devrait être discuté cet été au Parlement, les articles ne seront plus relus avant leur publication par un comité de censure. « Cet été, si tout va bien, la Dame siégera au Parlement, remarque un journaliste avec malice. Nul doute qu’elle défendra ce sujet qui lui tient particulièrement à coeur. »

Les artistes, aussi, subissent la censure. Mais certains ont osé la braver. Rock star célébrée dans tout le pays, Saung Oo Hlaing a voulu rendre hommage à la Dame, en 2010, lors de sa libération. Il a écrit une chanson, intitulée Mother (Mère). « Quand il n’y avait personne autour de toi/Tu devais te sentir impuissante/Tu étais seule avec tes rêves », fredonne-t-il devant son synthétiseur. « Officiellement, c’est un texte sur ma maman, raconte-t-il. Mais il y a deux niveaux de lecture. Et la censure n’a rien vu. La chanson est même devenue un tube! ».

Même dans l’armée, semble-t-il, les jeunes officiers ont soif d’ouverture. « En ce moment, nous enseignons l’anglais à des policiers qui préparent une conférence internationale, raconte Hla Hla Win, l’une des dirigeantes d’Egress, un centre d’analyse réputé assez proche du gouvernement. Ils posent beaucoup de questions sur la société et discutent des élections avec les enseignants. Ils changent, eux aussi ».

A l’Assemblée, on a donné un nom à cette génération montante: les « jeunes capitaines ». Si Aung San Suu Kyi parvenait à les rallier, dit-on à Rangoon, elle aurait davantage de poids politique pour mener ses réformes. C’est à ce nouveau défi que la Dame se prépare. Comme elle l’a confié un jour en privé, ce sera le plus difficile.

De notre envoyé spécial Charles Haquet,L’Express

Après le scrutin

Que fera Aung San Suu Kyi, si elle est élue au Parlement? « D’abord, je dormirai », dit-elle. Très affaiblie, elle a d’ailleurs annulé la fin de sa campagne, le 25 mars. En fait, la Dame va se retrouver devant un choix cornélien. Doit-elle, si le président Thein Sein le lui propose, devenir ministre? Ou, au contraire, rester à distance du gouvernement et s’investir, par exemple, dans des commissions parlementaires? Dans les deux cas, elle ne devra pas oublier un autre chantier: mettre son parti, la LND, en ordre de marche pour 2015, date des prochaines élections législatives. Un rendez-vous que tous les acteurs politiques du pays ont déjà en tête.

A quoi bon les sanctions?

C’est la question qui fâche les diplomates: les sanctions prises à l’encontre de la Birmanie en 1988 sont-elles efficaces? L’embargo américain, qui interdit tout transfert de dollars vers des sociétés birmanes, n’a pas empêché les « cronies » – hommes d’affaires birmans – de vendre bois, jade et minerais aux Chinois et Thaïlandais, via des joint-ventures ou des comptes bancaires domiciliés à l’étranger. Les petits exportateurs, qui n’ont pas ces « facilités de paiement », doivent, eux, effectuer leurs transactions en cash, via des intermédiaires douteux. Les perdants, ce sont eux

Un si long joug

1948 Indépendance de la Birmanie, négociée avec les Britanniques par le général Aung San, héros national et père d’Aung San Suu Kyi; il est assassiné peu après.
1962 Coup d’Etat du général Ne Win.
1988 Manifestations d’étudiants, violemment réprimées: des centaines de morts.
1991 Assignée à résidence depuis deux ans, Aung San Suu Kyi reçoit le prix Nobel de la paix. Elle sera libérée en 1995, puis à nouveau incarcérée en 2003.
2007 « révolution safran ».
Novembre 2010 Libération d’Aung San Suu Kyi.
2011 Election du président Thein Sein.
2012 Législatives partielles: la LND accepte de participer.

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