© REUTERS

Ballon chinois : « L’hypothèse d’une opération de renseignement laisse assez songeur » (interview)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Le survol du territoire américain par un aéronef chinois relève-t-il de l’espionnage, de l’accident ou de la provocation? Toutes les hypothèses restent ouvertes, estime Paul Charon, directeur du domaine Renseignement, anticipation et menaces hybrides, à l’Irsem. Mais l’affaire ajoute une dimension à la crise latente entre les deux superpuissances.

Les Etats-Unis ont récupéré, le 6 février, au large de la Caroline du Sud, des débris du ballon chinois qui a survolé son territoire du 2 au 4 février, suscitant la colère de ses dirigeants. L’engin, haut de 60 mètres et portant une nacelle de plus d’une tonne, a été abattu par un missile tiré par un appareil F-22 Raptor de l’aviation américaine. Washington soupçonne la Chine d’avoir mené une opération d’espionnage. Pékin invoque un accident et assure que le ballon était à usage civil pour des recherches météorologiques et environnementales. L’affaire a, quoi qu’il en soit, provoqué un début de crise diplomatique, le secrétaire d’Etat Antony Blinken annulant sa visite en Chine. Passage en revue des questions que pose ce mystérieux survol avec Paul Charon, directeur du domaine Renseignement, anticipation et menaces hybrides à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (Irsem), à Paris.

Les Chinois ont d’autres moyens de capter du renseignement de manière plus secrète et avec de bien meilleurs résultats.» Paul Charon, directeur du domaine Renseignement, anticipation et menaces hybrides à l’Irsem, à Paris.

S’agit-il d’une opération d’espionnage délibérée, ou la thèse de l’incident, avancée par les Chinois, est-elle plausible?

Il faut avouer que, pour l’heure, nous avons beaucoup plus de questions que de réponses concernant ce ballon chinois. Les informations sont trop parcellaires à ce stade pour être affirmatif, on peut toutefois formuler quelques hypothèses, et celle d’un ballon contribuant à un programme de recherche sur les questions météorologiques ou environnementales – il faut le reconnaître – est plausible. D’autant plus que celle d’une opération de renseignement, quoique possible, laisse assez songeur. Il ne s’agirait pas d’une opération très efficace… Si la plupart des Etats n’utilisent pas de ballons dans leurs opérations de renseignement, c’est bien parce que ce n’est pas l’instrument le plus performant dont ils disposent, a fortiori un pays comme la Chine doté de moyens de recueil variés et performants. Un ballon de ce type est extrêmement difficile à piloter, notamment parce qu’il est soumis à la dérive imposée par les vents. Etre capable de le manœuvrer pour l’emmener juste au-dessus des silos de missiles balistiques américains est, de ce fait, très hypothétique. Par conséquent, le scénario de l’accident n’est pas complètement exclu. Par ailleurs, certaines sources américaines affirment que ce ballon serait descendu en deçà des vingt kilomètres d’altitude, pénétrant ainsi l’espace aérien américain. Si c’était volontaire, ce serait extrêmement étrange parce que cela n’aurait pas de sens du point de vue opérationnel. Les Chinois savaient très bien que le ballon serait détecté, encourrait le risque d’être abattu et pourrait livrer ses éventuels secrets sans qu’ils puissent invoquer le fait de ne pas être entré dans l’espace aérien américain. Ce serait donc une très mauvaise opération. Soit on considère qu’ils sont stupides et incompétents, soit on admet qu’un incident lié à une opération de recherche météo- rologique ou autre est crédible.

Le ballon chinois a été abattu au-dessus de l’océan Atlantique pour éviter des dommages aux habitations.
Le ballon chinois a été abattu au-dessus de l’océan Atlantique pour éviter des dommages aux habitations. © reuters

Conclure à une action du renseignement chinois vous paraît donc hâtif?

Je ne dis pas que ce n’est pas une opération de renseignement, mais il faut être extrêmement prudent car nous disposons de très peu d’informations. Si c’est une opération de renseignement, elle n’a pas été très bien ficelée et n’est pas très clandestine. Son utilité est donc limitée. Les Chinois ont d’autres moyens de capter du renseignement de manière plus secrète et avec de bien meilleurs résultats: par des moyens satellite, cyber ou humains. Pour ne parler que du renseignement humain, le nombre d’opérations sur le sol des Etats-Unis ne cesse de croître depuis plusieurs années et les modi operandi sont de plus en plus larges et sophistiqués – utilisation de boîtes aux lettres mortes, opérations sous faux pavillons, recours à des proxys, actions combinées cyber et humaine. Il suffit de regarder les chiffres donnés par le FBI et le détail des cas révélés par la justice américaine pour s’en convaincre. Même si une grande partie relève du domaine économique, une part non négligeable du renseignement chinois aux Etats-Unis a trait aux secteurs militaire, scientifique et technique. On ne peut toutefois pas exclure non plus que cela soit de la provocation ou une opération visant à tester les réactions de la défense américaine. Enfin, contrairement à ce que l’on a pu entendre ici ou là, si c’est une opération de renseignement, il est peu probable qu’elle implique une décision du sommet de l’appareil du Parti-Etat chinois. Même si le régime a connu une centralisation des pouvoirs dans les mains de Xi Jinping, cela ne veut pas dire ipso facto qu’il décide de toutes les opérations de renseignement, surtout s’il s’agit de faire un peu d’imagerie ou de capter des signaux électroniques à partir d’un ballon. Ce n’est pas une opération assez lourde, assez dangereuse, pour justifier une autorisation de Xi Jinping. On se fait, en la matière, une fausse représentation du fonctionnement de la bureaucratie chinoise et du renseignement.

Les Etats-Unis ont enregistré trois incursions de ce type sous la seule présidence de Donald Trump, sans susciter de grands remous. Pourquoi celle-ci provoque-t-elle plus d’émoi?

Cela s’explique par le fait que c’est la population civile américaine qui a détecté le ballon. Cette particularité a sans doute imposé une réaction forte du gouvernement. C’est vraisemblablement pour cela qu’il a décidé de l’abattre. Aux Etats-Unis, les démocrates sont souvent accusés d’être trop faibles à l’égard de la Chine. Ils étaient d’autant plus contraints de réagir. De l’autre côté, les Chinois se sont aussi sentis obligés de répliquer avec vigueur en déclarant qu’il était inacceptable d’avoir abattu le ballon. On est dans la posture. La tension redescendra sans doute.

Le renseignement humain de la Chine sur le sol américain recourt-il, comme on l’a observé en Europe, à des étudiants ou des scientifiques?

Pas nécessairement. On a une vision erronée du renseignement chinois, que l’on se représente comme peu professionnel et très largement ethnique, c’est-à-dire ciblant essentiellement la diaspora et utilisant prioritairement des amateurs tels que des étudiants. Cette représentation faussée tient à plusieurs facteurs: c’est, d’abord, le résultat des statistiques sur les cas d’espionnage chinois produites par les autorités américaines qui mêlent des opérations d’espionnage économique ou scientifique commanditées par des entreprises privées ou publiques chinoises (plus de la moitié des cas recensés par la justice américaine) et aux capacités limitées (d’où leur recours à des méthodes peu sophistiquées et impliquant des amateurs), avec des opérations menées par les services professionnels civils (MSE et MSP) ou militaires. Or, si l’on se penche sur ces dernières, le paysage est bien différent et ces opérations n’ont rien à envier aux services occidentaux en matière de sophistication et de clandestinité. Il est vrai, d’autre part, que les services chinois ont longtemps ciblé les individus issus de la diaspora, mais c’est essentiellement parce que les officiers de renseignement étaient insuffisamment formés aux langues étrangères et incapables de recruter et traiter une source dans une autre langue que la leur ; la diaspora était donc une cible naturelle. Cela n’est plus vrai et les cas d’espionnage récents révèlent une très grande diversité des cibles des opérations chinoises. Une autre tendance lourde des services chinois est la réticence à envoyer des officiers de renseignement sur le terrain, de peur qu’ils puissent être arrêtés. Cela se traduit par deux conséquences opérationnelles: le recours très large au cyber qui permet le recueil d’informations sans prendre de risque et le recrutement de sources presque exclusivement en Chine ou éventuellement dans un pays tiers. Ce modus operandi explique pourquoi la première phase d’une opération du renseignement chinois consiste à faire venir la cible en Chine, pour une conférence par exemple, afin de la recruter. C’est ce qu’on observe dans la plupart des cas, y compris récents, tels que ceux de Glenn Duffie Shriver, de Kevin Mallory (NDLR: des Américains arrêtés respectivement en 2010 et 2017) ou encore des deux officiers de la DGSE en France recrutés par le MSE. Cette tendance explique également le recours à des intermédiaires en terrain hostile afin de limiter les risques encourus par les officiers du MSE. Ils le font tout de même parfois et c’est ce qui a permis l’arrestation de Xu Yanjun en Belgique, en 2018, dans le cadre d’une opération visant General Electric Aviation et Alstom. Les services occidentaux avaient réussi à l’attirer et lui ont tendu un piège. Il a été extradé aux Etats-Unis où il a été condamné à vingt ans de prison, en novembre 2022.

Joe Biden a-t-il tardé à faire abattre le ballon suspect chinois? Face aux reproches, le président assure que la sécurité nationale n’a pas été menacée.
Joe Biden a-t-il tardé à faire abattre le ballon suspect chinois? Face aux reproches, le président assure que la sécurité nationale n’a pas été menacée. © belga image

Faut-il se méfier du rôle des entreprises chinoises?

En 2020, un ancien responsable du contre-espionnage chinois aux Etats-Unis, Nicholas Eftimiades, a publié un ouvrage intitulé Chinese espionage. Operations and Tactics (Vitruvian Press), dans lequel il rend public des statistiques sur l’espionnage chinois aux Etats-Unis. Elles montrent qu’environ la moitié du renseignement sur le sol des Etats-Unis par la Chine est commandité par des entreprises. C’est un renseignement qui est essentiellement économique ou scientifique. On a donc raison de s’en méfier. Cela ne veut pas dire pour autant que toutes les entreprises chinoises pratiquent l’espionnage ou qu’il faut soupçonner tous les étudiants chinois.

Les opérations de renseignement des Chinois n’ont rien à envier aux services occidentaux en matière de sophistication et de clandestinité.

En réalité, le renseignement est multiple?

Tous les services de renseignement utilisent des capteurs variés. Le renseignement humain reste important. Mais le renseignement technique a connu un essor colossal ces dernières décennies, et il est lui-même très divers. Il peut s’agir d’imagerie, de renseignement électronique ou d’autres branches moins connues comme le «measure intelligence», qui consiste à relever des données chimiques ou physiques pour, par exemple, détecter des activités nucléaires ou l’utilisation d’armes chimiques. Les secousses sismiques sont ainsi analysées pour évaluer la puissance des essais nucléaires effectués par la Corée du Nord. Tous ces moyens sont utilisés de manière concomitante.

La moitié des opérations d’espionnage de la Chine aux Etats-Unis est le fait des entreprises.
La moitié des opérations d’espionnage de la Chine aux Etats-Unis est le fait des entreprises. © getty images

Peut-on avoir la même analyse à propos du ballon qui a été observé survolant l’Amérique latine?

Il est impossible de répondre à cette question. Le gouvernement colombien a affirmé qu’il avait suivi de près le vol du ballon et qu’il n’avait repéré aucune opération offensive de renseignement. Mais il peut très bien vouloir taire ce qu’il a découvert de peur de fâcher les Chinois. Que les Américains dénoncent une opération d’espionnage et sermonnent Pékin, c’est logique. Que le gouvernement colombien fasse de même est moins probable en raison d’un rapport de force asymétrique entre les deux Etats et de l’habitude de Pékin de prendre des mesures de rétorsion contre les Etats qui adoptent une posture critique. La réaction de Bogota ne confirme ni n’infirme donc rien. De façon plus générale, on peut dire que l’Amérique latine est une zone d’intérêt pour la Chine, son influence s’y fait de plus en plus sentir. Elle y a surtout des intérêts économiques et politiques. De ce point de vue, cela peut avoir du sens de faire du renseignement, mais, à ce stade, aucun élément ne permet de l’affirmer. Il faut rester très prudent.

L’«affaire du ballon» peut-elle dégénérer en une crise ouverte entre les Etats-Unis et la Chine?

Nous ne sommes jamais à l’abri d’une crise prolongée, et bien sûr la tendance de fond est à un durcissement des relations sino-américaines. Cela étant dit, cette crise devrait s’atténuer rapidement dans la mesure où les deux puissances sont un peu dans la posture surjouée.

Le fin mot de cette affaire dépendra-t-il des informations que les Etats-Unis divulgueront sur le matériel récupéré dans le ballon abattu?

Oui. Si les Américains trouvent quelque chose dans les débris, ils le diront sans doute. Cela renforcera leur position et mettra les Chinois en difficulté. S’ils ne disent rien, c’est sans doute qu’ils n’auront rien trouvé. Ce qui pourra renforcer la thèse chinoise d’un ballon inoffensif.

Paul Charon
Paul Charon © National

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire