Alex Karp dirige Palantir, une entreprise spécialisée dans l’analyse et la science des données à la réputation sulfureuse, active auprès de l’armée américaine et de la CIA. Bien qu’il se revendique progressiste, son entreprise fournit des technologies utilisées pour éliminer des ennemis, localiser des migrants et permettre la surveillance gouvernementale. «Etre impopulaire fait partie de l’ADN de Palantir.»
Susciter la controverse: difficile de trouver description plus juste pour désigner l’homme d’affaires américain Alex Karp. Il a cofondé la start-up Palantir avec le tout aussi controversé milliardaire technologique Peter Thiel. Depuis, l’entreprise est devenue l’une des plus valorisées au monde, avec une capitalisation boursière atteignant 350 milliards de dollars. Les activités du groupe sont aussi décriées que ses deux fondateurs.
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En septembre de l’année dernière, l’entreprise a diffusé une vidéo. On y voit Alex Karp sortir d’un bois au pas de course, essoufflé. Il porte des chaussettes rouges, un pantalon de sport moulant et laisse deviner, sous son t-shirt, un torse athlétique. Il s’arrête brièvement pour faire une déclaration sur les marchés financiers: «Vendredi dernier, Palantir a été intégrée au S&P (NDLR: l’indice boursier américain), annonce-t-il, plantant dans le sol ses bâtons de marche nordique rose. C’est une étape particulièrement importante pour tous les « Palantirians ».» Un spectateur mal informé pourrait croire que Palantir est une marque de sport ou une entreprise de fitness. Il n’en est rien: la société analyse les données et en extrait des schémas. En langage technique: elle construit des ontologies numériques.
«Depuis son entrée en Bourse en 2020, le cours a été multiplié par seize.»
Il aura fallu 20 ans à l’entreprise pour satisfaire aux critères d’entrée dans le prestigieux indice S&P 500. Depuis son intégration, la dynamique est spectaculaire. Aucune autre action de l’indice n’a généré autant de profits cette année. Depuis son entrée en Bourse en 2020, le cours a été multiplié par seize. Avec une valorisation de plus de 350 milliards de dollars, Palantir figure désormais parmi les sociétés les plus cotées au monde.
Alex Karp, un homme de records
L’entreprise a également battu un autre record: Alex Karp –élu CEO de l’année 2024 par The Economist– est devenu le dirigeant le mieux rémunéré parmi toutes les sociétés cotées américaines. Sa rémunération s’est élevée l’an dernier à 6,8 milliards de dollars. Des milliards, et non des millions. Ce montant astronomique ne se compose pas uniquement de paiements directs, mais provient en grande partie de la valorisation de ses actions. Rien qu’en 2024, Alex Karp a cédé pour deux milliards de dollars de titres.
«Palantir compte parmi ses clients des entités peu réputées pour leur transparence: des services de sécurité intérieure, des armées, des agences de renseignement.»
Alors que Google ou Apple sont universellement connues, il doit encore souvent expliquer publiquement en quoi consiste l’activité de son entreprise et ce que font ses quelque 4.000 employés. Cela s’explique notamment par le fait que Palantir compte parmi ses clients des entités peu réputées pour leur transparence: des services de sécurité intérieure, des armées, des agences de renseignement. Selon des rumeurs persistantes, Palantir aurait également joué un rôle dans l’opération menée par une unité d’élite américaine ayant conduit à l’élimination d’Oussama Ben Laden au Pakistan, en 2011. Alex Karp refuse cependant de s’exprimer à ce sujet.
Il aime en revanche souligner que le tout premier logiciel de Palantir a été conçu pour traquer des terroristes sans enfreindre les lois sur la vie privée. Par la suite est venu le «Project Maven», dédié à l’analyse d’images captées par des drones. En 2019, à la suite de protestations internes, Google a mis fin à sa collaboration très lucrative avec le Pentagone. Palantir s’est empressée de prendre la relève.
Allié indéfectible de Trump
«Maven» a été le point de départ de cette collaboration florissante, qui a atteint un sommet provisoire durant le second mandat de Donald Trump. En novembre de l’année dernière, la marine américaine a attribué à Palantir un contrat de près d’un milliard de dollars. Peu après l’investiture du président, les administrations fédérales ont suivi avec un montant cumulé de 113 millions de dollars. Une somme dérisoire face à ce qui pourrait suivre. Lors de l’annonce à Pittsburgh d’un plan d’investissements de 90 milliards de dollars en faveur de l’énergie et de l’intelligence artificielle, Alex Karp figurait parmi les invités.
A ses yeux, Palantir contribue à «rendre l’Amérique plus létale». Il considère sa technologie comme une arme stratégique au service des agences de défense et de renseignement américains. Lui-même s’adonne au tir longue distance. «Vous voulez voir mes armes?», a-t-il demandé à un journaliste du Wall Street Journal venu l’interviewer dans sa maison de Ketchum, dans les montagnes Rocheuses de l’Idaho. Le journaliste a décrit la demeure comme un «abri troglodytique» –l’un parmi d’autres. Alex Karp pratique le ski de fond extrême. Sa capacité d’absorption d’oxygène est comparable à celle d’un sportif d’élite.
«Ce ne sont pas les liens avec l’armée ou la CIA qui les inquiètent le plus, mais la perspective que cet outil technologique soit utilisé à l’intérieur du pays par un président aux penchants autoritaires.»
Certains élus démocrates proches d’Alexandria Ocasio-Cortez ont exigé que Palantir rende publics l’ensemble de ses contrats avec l’Etat. Ce ne sont pas les liens avec l’armée ou la CIA qui les inquiètent le plus, mais la perspective que cet outil technologique soit utilisé à l’intérieur du pays par un président aux penchants autoritaires. Une base de données centralisée contenant des informations sur tous les citoyens américains représenterait, selon eux, «un cauchemar de surveillance étatique».
Tolkien comme source d’inspiration
Le nom Palantir renvoie aux «pierres de vision» dans Le Seigneur des anneaux de Tolkien –des sphères de cristal permettant d’observer des événements à grande distance. La plateforme d’intelligence artificielle développée par Palantir fusionne, compare et retravaille des millions de données issues de systèmes divers, afin de les rendre immédiatement exploitables. Elle est utilisée à des fins militaires –notamment par Israël et l’Ukraine– mais aussi dans des contextes civils ou commerciaux: logistique, lutte contre le blanchiment, fraude sociale. Elle permet également le suivi des migrants. Le gouvernement américain a versé 30 millions de dollars à l’entreprise pour tracer les mouvements migratoires irréguliers.
En mai, treize anciens employés de Palantir ont publiquement appelé à mettre fin à la collaboration avec l’administration Trump. En juin, des manifestations ont suivi devant le siège de l’entreprise à New York.
«Etre impopulaire est inscrit dans l’ADN de Palantir.»
Alex Karp se décrit comme «un progressiste classique», sans manifester la moindre hésitation. Contrairement à de nombreux CEO, il n’a pas assisté à l’investiture de Trump. Pendant la campagne présidentielle, il a soutenu Joe Biden et Kamala Harris. Ses dons sont toujours des multiples de 18, a-t-il confié au New York Times: «C’est mystique –selon la kabbale, 18 porte chance.»
L’hostilité d’une partie de la gauche semble le ravir. «Etre impopulaire est inscrit dans l’ADN de Palantir», affirme-t-il. Que le Parti communiste français ait réclamé dans son programme la fin de toute collaboration avec Palantir l’honore, dit-il. «Je suis un Juif dyslexique à l’identité ethnique floue, donc je peux tout me permettre», déclara-t-il un jour au New York Times. Le rôle du non-conformiste dans le monde des affaires lui sied. Il porte ses cheveux gris-noir en bataille, comme s’il avait touché une prise électrique. On dit qu’il se déplace dans ses bureaux en pantoufles.
Son père, juif et professeur émérite de pédiatrie, et sa mère, artiste, l’ont emmené dès l’enfance à des manifestations pour les droits civiques. A Stanford, où il étudiait le droit, il rencontre Peter Thiel, futur cofondateur de Palantir. Il poursuit ensuite ses études à Francfort auprès du philosophe Jürgen Habermas, et soutient une thèse intitulée «Agressivité dans le monde vécu», consacrée à la manière dont les Allemands composent avec la culpabilité historique liée au national-socialisme.
Alex Karp assure que son engagement dépasse la simple sphère entrepreneuriale: sa mission consiste à défendre les institutions et les valeurs occidentales, et à protéger les Etats-Unis contre leurs ennemis. «S’ils ne ressentent aucune peur, s’ils ne se lèvent pas et ne se couchent pas avec la peur, s’ils ne redoutent pas la colère de l’Amérique, alors ils attaqueront.» Lors d’une cérémonie de remise de prix, sa voix s’est brisée en évoquant les soldats américains qui, durant la Seconde Guerre mondiale, ont libéré «des gens comme moi».
Alex Karp, le patriotisme en étendard
Le logiciel développé par Palantir permet à l’armée américaine d’anticiper, de localiser «et parfois d’éliminer» les mouvements ennemis, selon les termes de son CEO. L’entreprise affirme ne commercer ni avec la Russie ni avec la Chine, mais collabore avec l’Arabie saoudite et le Qatar. D’après lui, plusieurs gouvernements européens utilisent également cette technologie, bien qu’aucun ne puisse être cité nommément. «Notre produit est un succès en Europe», déclarait-il en 2023. En Allemagne, les forces de police de Hesse et de Bavière s’en servent. Alex Karp les considère non comme de simples clients, mais comme des «partenaires».
Il a rompu avec l’establishment libéral, les cercles universitaires et les élites progressistes de la Silicon Valley. En 2020, Palantir a déplacé son siège de Palo Alto à Denver, dans le Colorado. Son ouvrage The Technological Republic, publié en février, constitue un réquisitoire contre les entrepreneurs de la côte Ouest, trop occupés à concevoir des produits de consommation au lieu de renforcer la puissance militaire des Etats-Unis. Il les accuse d’un profond déficit de patriotisme. A ses yeux, les prodiges de la tech doivent leur ascension à leur pays; il est désormais temps, affirme-t-il, de lui rendre ce qu’ils lui doivent.
Palantir fut longtemps perçue comme une sorte de «monstre de Frankenstein», dirigée par un «fou de foire» –c’est ainsi qu’Alex Karp parle de lui-même dans une vidéo célébrant l’intégration de son entreprise dans l’indice S&P 500. «Mais cette époque est révolue. Palantir fait désormais partie de l’ordre établi.» Et de conclure: «Les rebelles tiennent désormais les commandes.»