Des soldats du régime syrien dans les décombres d'Alep, le 21 décembre 2016. © AFP

Alep: la victoire de la « force brute », les faiblesses de l’ONU

Le Vif

« Pax Russa » en Syrie. La reprise d’Alep, obtenue au rouleau compresseur, marque la victoire de la « force brute » et l’émergence d’alliances entre régimes autoritaires, face à un Occident ayant choisi de rester en retrait et d’oublier les rêves démocratiques qui avaient déclenché le conflit en 2011.

Des combattants « liquidés », des zones « nettoyées »: les mots de Damas et de son allié russe résument la stratégie employée pour reconquérir l’ancienne capitale économique de la Syrie, tombée au prix de milliers de victimes, de déplacements massifs de populations et de destructions sans précédent.

La reprise d’Alep, si elle ne marque pas la fin de la guerre, constitue cependant un tournant majeur après presque six ans de conflit: elle devrait garantir, du moins à moyen terme, le maintien du président syrien Bachar al-Assad. Et elle consacre une nouvelle alliance de vainqueurs, la Russie, l’Iran et la Turquie, face aux Occidentaux et monarchies du Golfe relégués au rang de spectateurs.

« Le premier enseignement à tirer, c’est que la force paye, et l’abstention a un coût », analyse Bruno Tertrais, de la Fondation pour la Recherche Stratégique.

La force: « l’implication massive de la Russie et de l’Iran, qui a changé le cours de la guerre ». L’abstention: « la non-intervention américaine en 2013 », rappelle-t-il.

Cette année-là, lorsque le président américain Barack Obama a renoncé à frapper le régime syrien, accusé d’avoir perpétré une attaque meurtrière à l’arme chimique en banlieue de Damas, « la messe était dite », juge une source diplomatique française.

C’est également en 2013 que les combattants du mouvement chiite libanais Hezbollah, soutenu par Téhéran, interviennent aux côtés des forces de Damas. L’implication militaire de l’Iran et de ses affidés ira croissant les années suivantes.

A cette époque, les Occidentaux, Etats-Unis en tête, les monarchies du Golfe et la Turquie réclament encore le départ du président syrien Assad et soutiennent plus ou moins militairement l’insurrection syrienne.

Mais deux ans plus tard, nouveau bouleversement: devant un régime en mauvaise posture, Moscou intervient massivement en Syrie pour sauver son allié et écraser l’opposition qualifiée de « terroriste », quelle qu’elle soit.

« Avec l’intervention russe, c’est vraiment terminé, on sait qu’on ne peut plus rien faire », dit amèrement la source diplomatique française.

‘La barbarie en cravate’

« Il n’y a pas d’impuissance occidentale, il y a un manque de volonté. C’est un choix », soutient M. Tertrais, estimant que l’échec de la révolution syrienne n’était pas « inévitable ».

Au coeur du conflit, la révolte populaire déclenchée en mars 2011 avait pour premier mot d’ordre: « une Syrie sans tyrannie ». Mais elle a été balayée en quelques mois par la répression féroce du régime, la militarisation du conflit, l’intervention des puissances étrangères.

Et les aspirations démocratiques des Syriens sont vite devenues secondaires pour des Occidentaux effrayés par la radicalisation de la rébellion et l’émergence du groupe jihadiste Etat islamique, devenu l’incarnation du mal absolu.

« La Syrie a été réduite à la confrontation entre deux barbaries. Et entre les deux on préfère la barbarie cravatée, qui parle anglais, et dont la femme ne porte pas le voile », soit Bachar al-Assad, déclarait récemment à l’AFP l’éditeur franco-syrien Farouk Mardam-Bey.

Une grille de lecture qui ne semble pas devoir changer avec le prochain président américain Donald Trump. Les propos qu’il a tenus jusqu’à présent « suggèrent qu’il pourrait considérer le soutien à la démocratie comme un luxe que les Etats-Unis ne peuvent pas se permettre face aux groupes terroristes comme Al-Qaïda ou l’EI », écrit le chercheur Elliott Abrams dans une récente note du Council on Foreign relations.

‘Victoire à la Pyrrhus’

Pour le moment, Moscou, Téhéran, Damas, et Ankara, récemment réconcilié avec la Russie, apparaissent donc comme les vainqueurs, en mesure de dicter leur vision des choses et d’imposer « des négociations entre copains », selon un diplomate européen, pour une solution politique à leur convenance.

Mais les agendas des vainqueurs ne coïncident pas forcément, soulignent plusieurs experts.

Entre un Assad qui prétend reconquérir tout le pays, une Russie qui se satisferait de la « Syrie utile », une Turquie avant tout préoccupée par la sauvegarde de sa frontière sud et un Iran soucieux de renforcer sa position sur la scène régionale, les intérêts pourraient entrer en collision assez rapidement.

« C’est une victoire de la force brute, mais c’est une victoire à la Pyrrhus », estime le chercheur Karim Bitar de l’Institut de relations internationales et stratégiques.

« D’une part, elle accentue les frustrations et les humiliations subies par les Syriens. D’autre part, les Russes commencent déjà à sentir le retour de bâton », ajoute M. Bitar, évoquant l’ambassadeur russe assassiné en Turquie par un policier turc pour « venger Alep ».

Les faiblesses de l’ONU

L’avertissement de l’émissaire des Nations unies avait pourtant retenti avec force: pilonnée par un barrage incessant de frappes aériennes, Alep-Est risquait d’être complètement rasée d’ici Noël si les Nations unies ne parvenaient pas à faire cesser le carnage.

Mais au cours des semaines ayant suivi l’appel d’urgence de Staffan de Mistura lancé en octobre, le monde a contemplé avec horreur la dévastation laissée dans leur sillage par les troupes syriennes, soutenues par la Russie, à mesure qu’elles avançaient vers la reprise d’Alep-Est. Et les Nations unies sont restées impuissantes.

Avec le conflit en Syrie et ses plus de 310.000 morts, l’organisation fondée sur les ruines de la Seconde guerre mondiale et la promesse du « Plus jamais ça » se retrouve, une nouvelle fois, face à la question lancinante de sa capacité à stopper les conflits.

La chute d’Alep « a provoqué une immense crise de confiance au sein du Conseil de sécurité », estime Richard Gowan, expert du groupe de réflexion European Council on Foreign Affairs (ECFR).

Si de nombreux diplomates accusent la Russie d’avoir offert une couverture diplomatique, à coups de veto, à son allié syrien, les grandes puissances occidentales, le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon et le système plus large des Nations unies, incapables de secourir le million de Syriens assiégés, ne sont pas épargnés par les critiques.

Les lenteurs de la machine ONU sont notamment mises à l’index.

‘Bien trop tard’

Alertés par des rapports dénonçant les exécutions à Alep-Est de dizaines de civils aux mains de milices syriennes, la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis ont ainsi appelé au déploiement d’observateurs internationaux dès la mi-décembre.

A l’origine de cette résolution, Paris espérait ainsi « éviter un nouveau Srebrenica », ville de Bosnie où fut commis en 1995 le pire massacre en Europe depuis la Seconde guerre mondiale.

Il a fallu quatre jours au Conseil pour adopter, lundi, une résolution autorisant leur envoi. Ils sont finalement arrivés jeudi à Alep-Est, lorsque les dernières évacuations étaient organisées, la Croix-Rouge internationale espérant avoir terminé l’opération dès le lendemain.

« Cette mesure importante est arrivée bien trop tard », a déploré Amnesty International.

Après dix ans à la tête de l’ONU, Ban Ki-moon défend toutefois la difficile gestion de la crise syrienne.

« Une situation peut parfois se développer jusqu’à dépasser mon contrôle, dépasser le contrôle des Nations unies », admettait-il dans un récent entretien à l’AFP.

Signe des difficultés de cette mission, le secrétaire général a dû nommer trois émissaires spéciaux successifs pour mener les efforts de l’ONU en Syrie, après deux démissions.

‘Reconnaître ses insuffisances’

Souvent dénoncés, les crimes de guerre perpétrés en Syrie ne font encore l’objet d’aucune enquête internationale, la Russie et la Chine ayant bloqué en 2014 une demande du Conseil de sécurité de saisine de la Cour pénale internationale.

L’Assemblée générale des Nations unies a finalement approuvé mercredi la création d’un groupe de travail chargé de préparer des dossiers sur ces crimes, première étape vers des poursuites en justice.

Mais contrairement à d’autres conflits contemporains, aucune sanction n’a encore été imposée par l’ONU contre les responsables du carnage.

La France et le Royaume-Uni proposeront la semaine prochaine au Conseil d’imposer des sanctions pour punir ceux qui ont utilisé des armes chimiques en Syrie. Mais la Russie opposera certainement son veto.

Il s’agirait alors du septième blocage russe au Conseil de sécurité depuis le début du conflit.

« La crise syrienne a profondément entamé la réputation de l’ONU à travers le monde arabe », estime Richard Gowan. « De nombreux gouvernements sunnites arabes perçoivent le Conseil de sécurité comme un outil russe. »

Moscou de son côté défend fermement son soutien au régime syrien. Sans son intervention, « les drapeaux noirs » du groupe Etat islamique « flotteraient sur Damas », a dit l’ambassadeur russe auprès des Nations unies, Vitali Tchourkine.

Le successeur de Ban Ki-moon, Antonio Guterres, héritera de ce lourd dossier en prenant ses fonctions les 1er janvier.

« Il est temps pour l’ONU de reconnaître ses insuffisances et de réformer la manière dont elle fonctionne », a martelé cet ancien Haut commissaire de l’ONU aux réfugiés (HCR) et ex-Premier ministre portugais.

Mais pour beaucoup de diplomates, il est déjà évident qu’Alep rejoindra le Rwanda et Srebrenica dans la liste des échecs de l’ONU.

D’après Martin Edwards, professeur de diplomatie à l’université américaine de Seton Hall, la comparaison avec ces deux cruels précédents « en dit long sur la magnitude de la catastrophe actuelle ».

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