Pacifique Umtesi, née du viol de sa mère pendant le génocide, a bénéficié de la politique d’union et de réconciliation. © PALOMA LAUDET

Il y a 30 ans, le génocide des Tutsis au Rwanda: la jeunesse entre trauma et résilience

Plus de la moitié de la population n’a pas connu le génocide. Pourtant, des signes de traumatisme frappent même les plus jeunes, par transmission intergénérationnelle.

Dieumerci est pêcheur sur l’île de Gihaya. Dans son village, situé sur le lac Kivu au Rwanda, personne n’a connu le génocide des Tutsis de 1994. L’île a été épargnée par les violences et seuls les livres ont enseigné à l’artisan de 28 ans l’histoire des massacres de son pays. Inculquée dès l’école primaire au cours d’histoire, puis en secondaire au cours d’éducation civique, elle est apprise sur le bout des doigts par la jeunesse du pays.

Debout dans son rugo, maison traditionnelle rwandaise, Dieumerci explique «qu’à Gihaya, sa génération ne se sent pas traumatisée». Dans son salon meublé d’un seul tabouret, l’insulaire insiste sur le fait que le génocide n’est pas tabou dans son village. Lui et ses voisins en parleraient même beaucoup entre eux «pour ne pas oublier». Mais «nous voulons avancer, et arrêter de regarder vers le passé. C’est important pour le pays d’aller de l’avant», complète David, son frère de 21 ans. Au pays des mille collines, selon les chiffres de Rwanda Youth in Agribusiness, un site destiné à aider la jeunesse en milieu rural, 67% de la population n’a pas 30 ans. Dieumerci et David iront commémorer le trentenaire du génocide le 7 avril, à leur manière, en aidant leur communauté. Ailleurs au Rwanda, certains jeunes ne voient pas les choses du même œil.

Unité et réconciliation

A plus de 200 kilomètres du lac Kivu, Pacifique Umtesi pense encore souvent au génocide de 1994. Sa vie entière en est marquée. Sa mère, tutsie, a été violée lors du génocide. Fruit de cette agression inavouable, elle n’a jamais connu son père, et sa mère l’a abandonnée bébé, «refusant de regarder dans les yeux le souvenir de son traumatisme», selon Pacifique. Désespérée, Pacifique se prostitue dès l’adolescence, vit dans la rue et envisage à de nombreuses reprises le suicide. En 2004, le gouvernement rwandais impose «une politique d’unité et de réconciliation» à travers le pays et soutient de nombreuses ONG spécialisées dans des projets de sociothérapie. Pacifique en bénéficie et arrive à se relever, à travers une thérapie de groupe. Lentement, elle apprend à vivre avec ses traumatismes. Sa mère, qui elle-même s’est battue avec ses démons, a trouvé le courage de renouer avec sa fille et de s’excuser. Elles vivent aujourd’hui ensemble.

Cette politique est «l’axe central de la stratégie de reconstruction mise en place après le génocide», souligne l’avocate des droits de la personne et professeure d’études sur la paix et les conflits, Susan Thomson, dans Lutter dans les Afriques (Belin, 2011). Selon l’ONU, il s’agit d’«un processus ambitieux de justice et de réconciliation pour tous les Rwandais, afin de leur permettre de vivre à nouveau en paix, les uns à côté des autres». Une appréciation que tempère cependant Susan Thomson: «Ce dispositif déguise les efforts de l’Etat pour contrôler sa population en utilisant un langage d’unité ethnique et d’intégration sociale, tout en cherchant à consolider le pouvoir politique du Front patriotique rwandais (FPR).» Pour Pacifique, du moins, cette initiative fonctionne. Son pays est en paix depuis bientôt 30 ans. Toutefois, quand on mentionne les commémorations à venir du génocide, la jeune femme fixe ses ballerines roses. Ce moment est difficile à surmonter. Elle est toujours suivie par un psychologue, et certaines blessures, de son propre aveu, «mettent plus de temps à s’effacer».

«Je n’arrive toujours pas à comprendre comment une si grande partie de la population a pu céder à cette violence inouïe.»

Si les générations les plus affectées par le génocide seraient celles des 45 ans et plus, selon le psychologue Eugène Rutembesa, de l’université de Kigali, une nouvelle communauté de traumatisés a été identifiée au cours des dix dernières années. «En 2012, j’ai commencé à m’intéresser au trauma transgénérationnel. Avec le biologiste Félicien Karege, nous avons voulu voir s’il existait un facteur génétique qui pourrait changer la personnalité selon l’environnement, raconte le spécialiste. Et en effet, chez les enfants nés d’une mère tutsie enceinte lors du génocide, le NR3C1, le gène du récepteur des glucocorticoïdes, est mutilé, et un excès de cortisol peut être remarqué. Ces enfants sont souvent soumis à un syndrome de troubles du stress post-traumatique, alors qu’ils n’étaient pas encore nés pendant le génocide.» Le cortisol est une hormone essentielle au maintien des fonctions du corps lors de périodes de stress. Un stress chronique ou intense peut augmenter sa présence, et pour les enfants de femmes traumatisées, le gène qui le produit est mutilé; ces enfants gèrent le stress intense d’une autre manière.

Les premiers travaux d’Eugène Rutembesa ont été menés sur un échantillon de 25 veuves tutsies et de 25 femmes de la même ethnie, expatriées. Après des recherches sur des échantillons plus larges, il a découvert que le gène mutilé était présent chez les autres enfants des femmes survivantes des massacres de 1994. «Nos investigations ont été inspirées par celles effectuées sur les survivantes de l’Holocauste et du génocide arménien, précise Eugène Rutembesa. Nous avons commencé à voir des jeunes s’évanouir aux commémorations, pleurer avec véhémence et nous nous interrogions. Ils n’étaient pas nés lors du génocide, comment pouvaient-ils être traumatisés?»

Dieumerci, 28 ans, pêcheur sur l’île de Gihaya, épargné par les massacres en 1994. © PALOMA LAUDET

Jamais en paix

Annette (1), 24 ans, illustre bien les recherches du psychologue. L’étudiante en commerce à l’université de Kigali a du mal à supporter le moment des commémorations. Ses grands-parents sont morts lors du génocide. Chaque année, la jeune femme verse des larmes en silence, à côté de ses parents qui refusent de reparler des massacres. «Je ne serai jamais en paix avec ce qui s’est passé dans mon pays, confie-t-elle, tendue, les mains agrippées à son sac. Je n’arrive toujours pas à comprendre comment une si grande partie de la population a pu céder à cette violence inouïe.» Elle relâche enfin la pression. «Tout cela, c’est du passé, balaie-t-elle. Cela n’arrivera plus jamais, nous sommes tous unis maintenant.»

Quelques voix ne semblent pas au diapason. Certains jeunes se mettent à murmurer dès l’évocation du mot génocide et s’enferment dans un mutisme à la première question sur l’ethnie de leur famille. Expatriée belge à Kigali et en couple avec un Rwandais de 25 ans, Aurelia (1), 30 ans, ne comprend pas son refus d’aborder l’histoire de sa famille. «Au début, je voulais juste comprendre si c’était un souvenir douloureux, mais ce n’est pas la peine d’essayer, confie-t-elle. Il ne peut ni me révéler si sa famille a subi un traumatisme ni si elle était hutue ou tutsie. Lui-même ne le sait pas.» Les références ethniques, en réalité, n’existent plus au pays des mille collines. L’unité rwandaise impose officiellement leur abandon. Et certaines personnes trouvent déplacé de les évoquer.

(*) Le prénom a été modifié à la demande de l’intéressée.

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