Pour Eloi Ficquet, les rebelles du Tigré et le gouvernement éthiopien ne voient d’issue au conflit que dans le rapport de force.
Pour Eloi Ficquet, les rebelles du Tigré et le gouvernement éthiopien ne voient d’issue au conflit que dans le rapport de force. © getty images

Conflit au Tigré : «La guerre ne se résoudra pas en quelques mois»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pour l’historien et anthropologue Eloi Ficquet, le pouvoir éthiopien et les rebelles tigréens n’ont pas la volonté d’aboutir à une solution négociée. Et «la communauté internationale se fait balader» par les belligérants.

Maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess) à Paris, historien et anthropologue, spécialiste de la Corne de l’ Afrique, Eloi Ficquet analyse les tenants et les aboutissants de la guerre au Tigré.

Un des belligérants a-t-il intérêt à voir une reprise des combats?

Entre le gouvernement fédéral et celui du Tigré, il y avait des tentatives de négociations, mais avec, semble-t-il, très peu de bonne volonté de part et d’autre. Il s’agissait plutôt, pour chacun, de gagner du temps pour recomposer ses forces. On ne voit pas d’intention de reconcevoir l’équilibre général des forces politiques et le statut de l’Ethiopie en tant que fédération, ou de favoriser l’inclusion de nouveaux acteurs politiques capables de repenser un modèle de pouvoir pluraliste… Ce qui continue de s’affirmer depuis des mois au Tigré comme au niveau fédéral, c’est la formation d’un pouvoir dur, autoritaire, répressif, qui utilise la censure et la force contre toute contestation interne. L’un et l’autre sont finalement tacitement d’accord d’en arriver à nouveau à une épreuve de force, chacun se persuadant de pouvoir jouer des faiblesses de l’autre camp.

L’un et l’autre belligérants sont finalement tacitement d’accord d’en arriver à nouveau à une épreuve de force, chacun se persuadant de pouvoir jouer des faiblesses de l’autre camp.

Deux visions de l’Etat éthiopien s’opposent-elles à travers la guerre au Tigré?

On aimerait que des visions articulées puissent s’opposer. Au moins, les choses seraient claires et une médiation pourrait avoir un certain sens. Mais on a plutôt affaire à des rapports de force entre des groupes politiques et régionaux qui veulent s’accaparer les ressources du pouvoir et qui tirent profit de la guerre. Sur le fond, effectivement, il y a, d’un côté, une ligne qui veut préserver une unité territoriale et une unité de l’autorité de l’Etat, en cultivant l’illusion d’un espace national commun alors qu’il s’agit en fait d’un espace impérial avec des groupes de populations de plusieurs millions de personnes qui ont des identités, des histoires, des langues, des religions, des traditions politiques extrêmement différentes. De l’autre côté, prévaut une vision plus confédéraliste, qui veut associer ces différents groupes territoriaux dans un même ensemble d’interdépendance économique et de coordination politique pour les sujets d’intérêt commun, mais avec une véritable reconnaissance de l’autonomie de chaque groupe. En réalité, on est face à des questions assez similaires à celles qui se posent à l’administration de l’Union européenne. Et on sait par quelles guerres sont passés les peuples d’Europe avant d’en arriver à une forme de gestion équilibrée de leurs relations. Il faut plus penser l’Ethiopie à l’échelle de ce type de conflits plutôt qu’à celle d’un espace national qui relève beaucoup de la mythologie.

Comment qualifieriez-vous le blocus imposé par le pouvoir d’Addis-Abeba au Tigré?

C’est un blocus stratégique, une façon de tenter d’épuiser la région du Tigré en la laissant mourir à petit feu. Le pouvoir fédéral organise son affaiblissement en utilisant l’arme de la famine, mais de façon suffisamment subtile – en laissant entrer au compte-gouttes des médicaments, de la nourriture, en faisant participer des partenaires internationaux – pour ne pas être accusé de crimes contre l’humanité. Avec une forme d’autoaveuglement de la communauté internationale, qui veut se persuader qu’elle arrive à maintenir les équilibres et à jouer un rôle alors qu’elle se fait très largement balader.

Pourquoi la communauté internationale est-elle si absente dans la recherche d’une solution à ce conflit?

D’abord, il y a une longue tradition de multilatéralisme de la part du pouvoir éthiopien. Et le contexte de la guerre en Ukraine ne fait que favoriser ce type de stratégie. L’Ethiopie sait jouer de ces compétitions entre blocs, obtenir des soutiens en même temps de la Russie et de l’Union européenne, et exercer une forme de chantage en menaçant de basculer dans l’un ou l’autre camp. Sa tactique est d’utiliser les divisions de la communauté internationale. Ensuite, les acteurs étatiques ou non étatiques de la communauté internationale ne manquent pas de volonté. Mais ils sont piégés par les règles du jeu, respectent la souveraineté du gouvernement éthiopien, se plient à toutes sortes de réglementations extrêmement scrupuleuses, tatillonnes, bureaucratiques qui ont pour résultat que l’aide humanitaire parvient à très faible dose. D’un point de vue formel, chacun joue son rôle. Sans qu’ ensuite il y ait une véritable capacité de taper du poing sur la table et d’être plus offensif, d’autant plus que la communauté internationale a les yeux rivés sur l’Ukraine. Elle n’a pas non plus les moyens de s’impliquer sur un théâtre de conflits qui est extrêmement complexe. On sait que, dans cette région de l’Afrique, l’intervention de forces internationales a plutôt tendance à exacerber la gravité des situations qu’à les apaiser. Donc, il est difficile de formuler des reproches à l’égard de la communauté internationale et des milieux diplomatiques, qui font de leur mieux. C’est une situation extrêmement compliquée, avec une volonté des acteurs locaux de jouer de cette complexité pour régler leurs comptes entre eux. Il ne faut pas s’attendre à ce que ce conflit puisse se résoudre en quelques mois par une forme de table ronde où chacun revient à la raison.

Le Premier ministre Abiy Ahmed prétendait avoir une vision qui peut réconcilier le pays. Ce n’était que des promesses faites de mots, selon Eloi Ficquet.
Le Premier ministre Abiy Ahmed prétendait avoir une vision qui peut réconcilier le pays. Ce n’était que des promesses faites de mots, selon Eloi Ficquet. © getty images

Les Tigréens ne sont-ils pas livrés à eux-mêmes, sans véritable allié qui puisse appuyer leurs revendications?

Effectivement, ils sont assez isolés. D’abord, territorialement. Cela a été la stratégie de leurs adversaires du gouvernement fédéral et de celui de l’Etat-région d’Amhara. Ce dernier a revendiqué le territoire du Tigré occidental, frontalier du Soudan, de façon à couper le Tigré de tout accès à des frontières. Le Tigré se trouve isolé sur ses propres ressources. C’est un territoire escarpé, difficile, que cette population maîtrise parfaitement, qui offre des ressources limitées mais suffisantes à la survie. Dans leur très longue histoire, les Tigréens ont su s’installer dans des formes d’adversité de longue durée et de survie, et compter sur des réseaux de solidarité qui, aujourd’hui, se déploient à l’étranger à travers les diasporas. Ceux-ci jouent un rôle important en matière de soutien financier, d’appui diplomatique, et de capacité de négocier des alliances, pas immédiatement visibles, qui peuvent favoriser l’acheminement d’aide humanitaire, voire d’armements. Les dirigeants du Tigré considèrent dans le même temps que la lutte est une occasion de réaffirmer son identité historique et sa souveraineté. Les aînés rappelaient que, eux, ont construit leur légitimité à exercer le pouvoir dans la lutte. Ils reprochaient aux plus jeunes d’être indolents. C’est l’occasion pour une nouvelle génération de s’affirmer dans la résistance. Il faut considérer aussi cette dimension-là.

La stratégie du gouvernement fédéral et de celui de l’Etat-région d’Amhara a été d’isoler territorialement les Tigréens.

Une pression accrue sur le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed de la part des Occidentaux pourrait-elle avoir un effet sur le conflit?

Cela ne dépend pas que de lui. Les pressions ont déjà été extrêmement fortes sur Abiy Ahmed et sur son gouvernement. Mais ils ont l’art de pouvoir les retourner. Il y a quelques semaines, les partenaires de la communauté internationale, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, s’orientaient même vers un rétablissement d’une aide budgétaire massive à Addis-Abeba afin de constituer une forme de treuil financier pour sortir le «camion Ethiopie» de cet enlisement, qui est aussi économique. On voit mal comment des sanctions budgétaires ou des retraits d’aides au développement contribueraient à changer les choses. Les acteurs extrémistes qui veulent aller jusqu’au bout du conflit sont assez insensibles à ces sanctions économiques.

On le voit aussi en Russie où une économie souterraine, informelle, peut continuer d’exister indépendamment de l’économie branchée sur la mondialisation. Les solutions, si elles existent, prendront du temps, et nécessiteront l’émergence de nouvelles figures qui s’imposeront soit par la force, soit par l’intelligence politique. L’avenir de l’Ethiopie ne se joue pas uniquement à la tête du pays. Il se joue à l’échelle des sociétés, des mobilisations collectives, des schémas de pensée… Or, pour l’instant, les opinions sont encore très polarisées, très hostiles les unes envers les autres, peu disposées à laisser émerger de nouvelles figures qui proposeraient des nouvelles visions. Abiy Ahmed prétendait avoir une vision qui peut réconcilier le pays. Il le promettait mais ce n’était que des promesses faites de mots. Derrière les mots, il faudrait une véritable volonté populaire pour repenser le vivre ensemble, les organisations politiques… Peut-être qu’à l’issue de ces conflits, de nouveaux projets émergeront dans un sens pacifique, équilibré, pluraliste, démocratique. Peut-être sauront-ils être soutenus plutôt que des projets qui jouent sur les divisions et les coalitions d’intérêts.

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