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Achille Mbembé, politologue: «La pensée africaine peut nous aider à réformer la démocratie» (entretien)

Prix Holberg 2024, le politologue Achille Mbembé invite à voir toutes les vertus de la pensée africaine ancestrale et appelle le monde occidental à y puiser afin de construire une «communauté terrestre».

Le 6 juin dernier, le Camerounais Achille Mbembé recevait le très convoité prix Holberg, sorte de «Nobel» des sciences sociales, jusqu’ici décerné exclusivement à des Occidentaux parmi lesquels l’Allemand Jürgen Habermas (2005) ou le Français Bruno Latour (2013). «Je ne m’y attendais absolument pas», confie-t-il la main sur le cœur. Une humilité tout à son honneur, mais qu’on peine à croire tant l’œuvre de cet immense penseur contemporain est devenue une référence majeure tant dans le milieu intellectuel que dans le débat public. Elle étreint tant de thématiques brûlantes: le changement climatique, la question migratoire, les métamorphoses anthropologiques des sujets que nous sommes, ou encore la rationalité froide et abstraite de nos outils technologiques. Cette diversité ne doit pourtant pas dissimuler la cohérence d’une œuvre autour d’un socle commun, celui du postcolonialisme qui sous-tend toute sa pensée. En témoigne son dernier ouvrage, La Communauté terrestre (1), dans lequel il donne à voir toutes les vertus de la pensée africaine ancestrale, appelant ainsi le monde occidental à y puiser afin de construire un «monde de relations».

Le discours de réception du prix Holberg est un moment fort et symbolique. Sur quoi avez-vous mis l’accent?

J’avais lu tous les discours des précédents lauréats. En général, ils avaient profité de cette occasion pour présenter les grands thèmes de leurs travaux ou pour se prononcer sur les questions brûlantes du présent. Qu’il s’agisse du changement climatique ou des désillusions de la démocratie, de la paix, des conséquences de l’escalade technologique, chacun y est allé en fonction de sa sensibilité intellectuelle. Pour ma part, j’ai essayé de mettre l’accent sur les grandes questions qui m’ont préoccupé ou qui reviennent dans mes écrits de façon assez récurrente. J’ai ainsi commencé par rappeler le lieu où je suis né, le Cameroun. J’ai décrit avec force détails l’environnement intellectuel dans lequel j’ai grandi, un environnement marqué par la prégnance de formes de pensées héritées d’un passé local africain, un environnement imprégné de cosmogonie et de mythes africains. Ce genre d’apprentissage a eu un impact considérable sur ma façon de voir les choses. Je l’expose longuement dans mon dernier livre, dans lequel je suggère la différence fondamentale entre les mythes et la pensée africaine et la philosophie occidentale. Ensuite, j’ai parlé du concept de «nécropolitique» (NDLR: qui se penche sur la manière dont le pouvoir politique et social est utilisé pour réguler la vie et la mort) hélas peu repris dans le monde francophone. Enfin, j’ai terminé avec certaines de mes préoccupations actuelles comme la démocratie substantive (NDLR: une démocratie non «anthropocentrée», lire par ailleurs).

En quoi consiste la différence entre la pensée africaine et la philosophie occidentale que vous venez de souligner?

La pensée africaine est fondamentalement relationnelle tandis que la philosophie occidentale est ontologique, elle met au cœur de la réflexion la question de l’être. La pensée africaine ne part pas de l’idée que l’homme serait le centre de l’univers, du présupposé selon lequel l’humain relèverait de l’exceptionnel, tandis que dans la pensée occidentale ce point est essentiel et sous-tend toute l’histoire de la pensée: une fois la divinité «abolie», l’homme devient le dépositaire de la puissance divine.

«Le devenir est au centre de la pensée africaine.»

Dans votre dernier livre, vous relevez d’autres différences substantielles qui peuvent aider à penser notre monde.

En effet, un autre point de différence essentiel est que la pensée africaine met l’accent sur les notions de singularité et d’originalité plutôt que sur l’identité et l’individualité. Le devenir est au centre de la pensée africaine. On devient une personne humaine. Il n’y a d’identité que dans le devenir et la relation avec le milieu, tout le milieu, à savoir les animaux, les plantes, tout ce qui compose le milieu vivant, mais aussi tous les objets inanimés et non vivants. En somme c’est une pensée relationnelle plutôt qu’identitaire.

Dans quelle mesure cette pensée africaine ancestrale peut-elle être aujourd’hui une source d’inspiration?

Je pense que le grand enjeu politique de notre temps est la question de la relation. Aujourd’hui, l’air du temps semble acquis à l’«antirelation». Le grand débat qui traverse plusieurs sociétés, et pas seulement les sociétés démocratiques industrialisés, est de savoir «qui est-on? Qui est notre voisin? Qui est notre prochain et notre ennemi?». L’aspiration à la sécession et à la clôture semble plus que jamais dominante. Entrer en relation avec l’autre, avec l’inconnu, avec ceux qui viennent de loin, fait l’objet d’une déraisonnable suspicion. Tout cela se passe, de surcroît, dans un contexte d’«hypersécurisation», d’obsession sécuritaire, et sur fond d’escalade technologique qui tend à tout ramener vers le moi. La réflexion africaine ancienne contredit tout cela.

Dans quel sens?

La pensée africaine est importante du point de vue de la réinvention de notre rapport à autrui et notre inscription dans notre milieu. Les autres espèces, qu’elles soient végétales, animales, minérales ou autre font, comme je vous le disais, intégralement partie de notre milieu. On retrouve ainsi l’idée que si nous n’arrivons pas à reconstituer nos milieux de vie, nos sources de vie, nous courrons à la catastrophe écologique. La pensée africaine est donc une pensée qui peut nous aider à réformer la démocratie elle-même et passer ainsi d’une démocratie procédurale, partout en crise aujourd’hui, à une démocratie substantive.

Qu’entendez-vous par «démocratie substantive»?

Fondamentalement, il s’agit d’une forme de démocratie qui ne serait pas «anthropocentrée». Dans l’histoire des grandes démocraties, toutes les formes de démocratie qui ont marqué notre histoire commune, y compris ce qu’on appelle la «démocratie participative», très à la mode ces derniers temps, sont pensées par les humains et pour les humains. Dans la démocratie substantive, on se place dans la perspective que les humains sont des êtres parmi d’autres sur cette planète, des habitants parmi d’autres sur Terre. Ainsi, dans la configuration d’une démocratie substantive, le gouvernement de la Terre exigerait que soit pris en compte la totalité des espèces et que soit mis en place une configuration largement inclusive, fondée sur le soin. Si on admet que l’état effectif dans lequel on se trouve ne fonctionne plus, cela signifie qu’il faut changer le modèle démocratique. On ne peut plus reposer sur un modèle qui prétend que les humains seraient au-dessus de tout, et tous les êtres devraient être à leur service. Il faut imaginer une forme de lien qui reconnaisse la dette que nous avons les uns envers les autres.

Concrètement, quelle forme ce type de démocratie peut-elle prendre?

C’est une démocratie qui ira au-delà des humains mais aussi des élections et de la délibération, d’autant plus que la délibération est fondée sur une conception individualiste du sujet. C’est cette réflexion qu’il faudrait ouvrir. Cela nous obligerait à aller au-delà du fétichisme de l’Etat-nation, à privilégier la notion d’habitant à celle de citoyen, et donc en dernière instance à repenser l’architecture globale de notre existence.

«Si le tempérament est au repli et à la clôture, c’est parce que beaucoup ont perdu la foi en l’avenir», écrivez-vous. Comment, justement, retrouver cette foi par les temps incertains qui courent?

Je crois que nous vivons un moment assez compliqué de notre existence mondiale. On voit très bien tout ce qui se passe autour de nous. Je ne pense pas seulement aux conflits en cours, le retour des guerres d’extermination, je pense aussi et surtout au cataclysme écologique qui nous menace. Des millions d’êtres humains sont aujourd’hui entraînés dans une spirale dont ils ne comprennent pas les tenants et les aboutissants. On a aujourd’hui l’impression que le centre est partout et nulle part.

C’est-à-dire?

Plusieurs choses. Le passé et l’histoire commune ont été éviscérés. Les traditions sur lesquelles on s’appuyait n’existent plus. Tous les grands récits qui promettaient un futur meilleur pour tous ont failli. Tel est l’état culturel de notre présent. Cet état culturel d’affaissement aujourd’hui est accentué par les technologies. On passe une grande partie de notre temps devant des écrans. Et donc, ce fait majeur de dilatation du temps et de son implosion fait que le concept de futur a perdu son sens. Il a été d’une certaine manière excisé et effacé des discours politiques de mobilisation.

«On ne peut plus reposer sur un modèle qui prétend que les humains seraient au-dessus de tout.»

Vous appelez à réenchanter la vie. De quelle manière?

Sur quelle base peut-on redonner la joie à l’existence? Telle est la question qu’il faut se poser, y compris pour penser politiquement. Il n’y a rien sans un sentiment de joie. Je crois qu’il est possible de réenchanter la vie en revenant à un certain nombre de questions fondamentales, par exemple «à quoi sert la technologie?», «à quoi sert le développement?», «à quoi sert l’économie?». Le réenchantement de la vie passe aussi par le développement de nos facultés critiques. Sans elles, on subit l’existence, on ne la comprend pas. On peut réenchanter nos existences en réinjectant un peu de sens. La question du sens a été largement évacuée au profit de celle d’utilité. Ainsi, la raison d’utilisé instrumentale s’est substituée à la raison signifiante. En somme, nous assistons au triomphe du geste sur la parole, l’outil a triomphé sur la signification. Si on ne revient pas à la signification, on est condamné à la tristesse.

Vous insistez sur la dimension planétaire des remèdes à apporter à nos démocraties et sur l’importance de faire émerger une nouvelle «conscience planétaire». On pourrait vous objecter qu’il s’agit d’une vision mondialiste, déracinée, qui pourrait écraser le local et le particulier…

J’entends l’objection. Pour y répondre, je vais vous donner un exemple concret qui me concerne personnellement. Je suis né au Cameroun, je suis donc de nationalité camerounaise. J’ai quitté mon pays natal à 25 ans et je n’y suis plus retourné depuis pour m’installer. Je vis en Afrique du Sud depuis 23 ans où je suis professeur à l’université de Witwatersrand à Johannesburg. Par mon métier, je contribue à la vie sociale, culturelle, mais aussi économique de ce pays en payant mes impôts. Néanmoins, et c’est sur ce point que je veux attirer l’attention, je ne suis pas citoyen sud-africain, je n’y vote pas. Pourtant, c’est bien dans ce pays où j’habite et où se trouvent mes enfants. Dans le cadre de la démocratie, tel qu’elle est conçue aujourd’hui, je suis un étranger, parce que je ne suis pas considéré comme citoyen. Ainsi, il y a un ensemble de droits auxquels je ne peux pas prétendre.

Vous préférez que la notion d’habitant soit substituée à celle de citoyen…

Oui, je suis un habitant. Dans une démocratie substantive, on ferait place à la notion d’habitant. Je ne dis pas qu’il faut supprimer la citoyenneté ou l’Etat-nation, mais il convient d’imaginer des moyens d’habiter notre Terre commune de telle manière que la participation démocratique soit élargie. Cela s’applique, bien entendu, à ceux qui sont considérés comme «étrangers», mais doit s’appliquer également aux autres espèces, et au-delà de la diversité des espèces vivantes. En disant cela, je ne professe pas une utopie, c’est un objectif réaliste, car mon propos concerne la réalité de notre Terre.

A propos, qu’entendez-vous exactement par «communauté terrestre»?

La communauté terrestre renvoie à deux choses. D’abord, à quelque chose qui n’existe pas en tant que tel. Au moment où nous parlons, aucune communauté ne porte ce nom. Il existe des communautés diverses et diasporiques. On retrouve aujourd’hui toute sorte de groupements de personnes qui se reconnaissent dans telle ou telle communauté, nation, religion, ou autre. Mais il n’existe pas une communauté globale qui dispose de son propre gouvernement, de ses propres institutions, d’une armée, d’une monnaie, etc. De ce point de vue, la communauté terrestre représente une référence, une sorte d’aspiration à l’universalisme –j’hésite à utiliser ce terme, mais je l’emploie faute de mieux. Il s’agit donc d’une entité qui inclut tout le monde, tout le monde au-delà des humains, une communauté qui reflète la diversité de la création et qui ferait place, à dignité égale, à tous et à tout.

Quelle pourrait être pratiquement cette entité?

Au fond, cette entité qui inclurait tout, c’est la Terre. La Terre est le lieu d’habitation de toute la création. Cela ne veut pas dire qu’elle existe en tant que communauté. Il faut exprimer et mettre en œuvre cette volonté de faire communauté. Or, la Terre est une entité qui englobe le tout mais qui n’a pas pleinement conscience de ce tout qu’elle englobe. Le philosophe et romancier Edouard Glissant avait ce magnifique concept de «Tout-Monde», à savoir la coprésence nouvelle des êtres et des choses. La communauté terrestre prolonge le Tout-Monde.

Pour le politologue, il n’y a d’identité que dans le devenir et la relation avec le milieu, tout le milieu, animaux, plantes, objets… © Getty Images

En plus de toutes les espèces vivantes, vous accordez une place dans votre livre aux choses invisibles, qui font par ailleurs l’objet d’un intérêt croissant dans les sciences sociales. Comment expliquez-vous cet intérêt un peu déroutant?

Dans la pensée africaine précoloniale, la communauté englobe tout le monde, à savoir les vivants mais aussi les morts, les ancêtres. La communauté est aussi composée de ceux qui vont venir, de ceux qui ne sont pas là, de la future génération. La communauté est donc faite de ce lien étroit et intime entre présent, passé, futur. Tout cela s’articule autour de la notion de «cosmos», essentielle dans la métaphysique africaine précoloniale, et qui récapitule et synthétise cette dimension temporelle et spatiale. Ainsi, dans cette conception l’objectif des uns et des autres est d’entrer en résonance avec l’ensemble de ces forces, visibles comme invisibles qui l’entourent. Cela donne lieu à une vision de la réalité qui ne se limite à ce que l’on voit et à ce que l’on entend. Au fond, elle donne libre cours à une vision du réel qui englobe ce que l’on ne voit pas et, surtout, ce que l’on sent, et ce dont on rêve. On est ainsi aux antipodes de la vision objective et instrumentale du réel.

Envisagez-vous de soumettre vos propositions à des mouvements ou partis politiques pour qu’elles fassent éventuellement l’objet d’une traduction politique?

Oui, je suis en contact avec plusieurs d’entre eux. Aussi avons-nous fondé, le 6 octobre 2022, la Fondation de l’innovation pour la démocratie, et avons tenu notre première rencontre en juillet 2023. Nous intervenons dans plusieurs pays africains, méditerranéens, et autres. Nous sommes impliqués dans le domaine de la recherche et le soutien financier de plusieurs organisations et collectifs locaux. En particulier des collectifs menés par des jeunes et des femmes. L’objectif est de monter de nouvelles coalitions sociales dans le champ politique et intellectuels, de faire monter les idées dont on parlait tout à l’heure. L’idée est de semer les fondamentaux de la démocratie substantive le plus largement possible.

Vous êtes par ailleurs un fin observateur de la vie politique. Quel regard portez-vous sur les bouleversements que connaît le continent européen?

S’agissant des dernières élections européennes, je voudrais porter l’attention sur la chute vertigineuse des partis écologistes. Je note que les Verts sont en crise depuis un bon moment un peu près partout en Europe. En Allemagne, par exemple, ils sont à la pointe de la remilitarisation de ce pays. Il est difficile de voir comment on peut concilier la réparation de la Terre et du vivant avec la militarisation. Ce type de contradiction finit par se payer très cher. La cause écologique souffre également d’un certain nombre de contradictions propres aux partis qui la représentent mais aussi de contradictions propres à la société postcapitaliste qui est la nôtre et dans laquelle on est traversés et écartelés par la prise de conscience que le modèle d’abondance est «écocidaire». Pourtant, nous continuons de jouir du confort technique et technologique. Je pense que la proposition écologique contemporaine souffre du fait qu’elle est perçue punitive plutôt qu’incitative. Je pense que l’écartèlement politique, culturel et intellectuel contemporain explique le défaut de lisibilité de la proposition écologique.

(1) La Communauté terrestre, par Achille Mbembé, La Découverte, 208 p.

Bio express

1957
Naissance, à Otélé (Cameroun).
1982
Arrivée à Paris.
1989
Docteur en histoire à l’université Panthéon-Sorbonne.
1986-1996
Enseigne dans plusieurs universités américaines, dont celles de Pennsylvanie et de Columbia.
2000
Publie De la postcolonie (éd. Karthala).
2020
Sortie de Brutalisme (La Découverte).

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