Le plus célèbre de ces " enfants du climat " s'appelle Greta Thunberg. Dans le monde entier, des homologues lui ont emboîté le pas. © JAHI CHIKWENDIU/GETTY IMAGES

2019 l’année où les jeunes se sont levés

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Ils sont partout. Ils apparaissent aux avant-postes dans de nombreux mouvements contestataires. De la lutte contre le changement climatique aux combats féministes, les jeunes sont-ils les nouveaux meneurs ?

N os enfants nous accuseront. C’était le titre d’un documentaire réalisé par Jean-Paul Jaud en 2008.  » Les adultes, disait l’auteur, ne sauront pas expliquer l’inexplicable.  » Le film dénonçait alors comment on avait empoisonné la terre et l’eau pour produire une alimentation pourrie par les engrais et les pesticides. L’heure et demie de pellicule était un manifeste bien sûr, et un plaidoyer : trouver tout de suite les moyens d’agir pour que, demain, nos enfants ne nous accusent pas. Onze années ont passé. Les gamins ont grandi et voilà qu’ils reprochent aux adultes d’avoir loupé la transition écologique. Des dirigeantes et des dirigeants économiques et politiques se trouvent brusquement en position de parents indignes. Comme leurs propres géniteurs qu’ils sermonnent sur leur mode de vie et de consommation. Chacun en prend pour son grade et les grands-parents aussi, ces boomeurs, parfois septuagénaires aujourd’hui. Ainsi l’expression  » OK boomer !  » –  » Cause toujours, baby-boomeur  » – serait devenue le cri de ralliement des moins de 35 ans. Deux mots courts et concis pour accuser la génération née entre 1945 et 1965 de leur avoir légué un héritage empoisonné. Les aînés eux-mêmes masquent parfois mal un sentiment de culpabilité, une sorte de mauvaise conscience quand ils disent :  » Si nous avions su…  »

Le 15 mars, à Bruxelles, Adélaïde Charlier (à g.) et Anuna De Wever nous rappelaient que la rue est restée un principe d'action qui traverse les âges.
Le 15 mars, à Bruxelles, Adélaïde Charlier (à g.) et Anuna De Wever nous rappelaient que la rue est restée un principe d’action qui traverse les âges.© PAUL-HENRI VERLOOY/BELGAIMAGE

Le plus célèbre de ces  » enfants du climat  » s’appelle Greta Thunberg, 16 ans, un petit bout d’adolescente à l’influence et à l’exposition devenues en moins d’un an considérables. Dans le monde entier, des homologues lui ont emboîté le pas, à l’instar d’Adélaïde Charlier, 19 ans, d’Anuna De Wever, 18 ans, et de Kyra Gantois, 19 ans, à l’initiative de l’organisation Youth for Climate Belgique. Dans chaque pays, la mobilisation s’est inscrite dans un contexte particulier. Les jeunes Belges ont voulu peser sur les élections fédérales de mai, tandis que le mouvement australien est né de l’opposition à l’ouverture d’une nouvelle mine de charbon. Néanmoins, en tout lieu, les moyens d’agir ont été les mêmes : brosser les cours et descendre dans la rue.

Ce n’est pas neuf, ça. La rue est restée en effet ce principe d’action qui traverse les âges, ce lieu où se faire entendre quand on se sent mal, voire pas représenté. Mais, alors que, hier encore, les adultes raillaient ces jeunes qui se mobili- saient à bon compte à travers de simples clics sur les réseaux sociaux, ils les voient désormais investir l’espace public et affirmer qu’on ne peut pas les en exclure. Une génération qu’ils décrivaient apolitique, sans opinion, endormie. Ces adultes découvrent que c’était un cliché.  » Les jeunes ne se sont pas détournés de la politique. Ils sont politisés autrement, en dehors des cadres traditionnels dont ils se défient « , estime Laurent Lardeux, sociologue et chercheur au CNRS. La fac, le syndicat, le parti n’apparaît plus comme l’espace premier de la politisation des jeunes.

Deux mots concis pour accuser la génération née entre 1945 et 1965.
Deux mots concis pour accuser la génération née entre 1945 et 1965.© DR

Un constat présent dans les livres de sciences politiques ces dernières années. Ces gamines et ces gamins militent à leur façon et, surtout, leur moteur est la cause qu’ils veulent défendre, leurs valeurs, pas l’affiliation, ni l’idéologie politique ou religieuse. Des ingrédients traditionnels demeurent, comme fouler le pavé de sa ville, mais l’essentiel, la moelle, a changé : l’engagement s’est désidéologisé. Les nouveaux engagés refusent tout leadership, jugé archaïque, et préfèrent le concret.  » Quand ils se sentent concernés et interpellés par la chose publique, c’est toujours dans la perspective d’une efficacité concrète, sur des enjeux bien précis pour lesquels ils considèrent qu’ils peuvent agir et qui débouchent sur un résultat facilement mesurable. Ensuite, ils passeront à autre chose « , décrit Anne Muxel, politiste, spécialiste du rapport des jeunes à la politique au CNRS. L’écologie répond ainsi par excellence au besoin de concret et d’immédiateté et offre une nouvelle porte d’entrée en politique, y compris pour des très jeunes. Comme le dit si justement Pierre Bréchon, professeur de sciences politiques à Sciences po Grenoble,  » elle leur a donné quelque chose à dire « .

En revanche, en organisant des grèves mondiales, ces jeunes, et très jeunes, ont bien créé un mode d’action inédit. Pour la première fois, ils défilent dans la rue, au même moment, partout dans le monde, pour défendre leur avenir. Non pas éducatif ni professionnel, leur avenir existentiel tout simplement. Du jamais-vu. A la globalisation des enjeux écologiques, les nouveaux marcheurs répondent par une mondialisation de l’action militante. Ce qui permet cela, c’est bien sûr la viralité d’Internet et des réseaux sociaux – qui, en passant, font sauter le filtre parental. C’est aussi en cela que les experts estiment qu’il s’agit avant tout d’un mouvement de jeunes.

Pour la jeune génération, il n'est plus interdit d'interdire et c'est même de plus en plus souvent exigé face aux menaces du réchauffement climatique.
Pour la jeune génération, il n’est plus interdit d’interdire et c’est même de plus en plus souvent exigé face aux menaces du réchauffement climatique.© PAUL-HENRI VERLOOY/BELGAIMAGE

Prise de pouvoir

Si des adultes s’y engagent aussi, s’ils marchent aussi, ce sont bien eux, les adolescents, qui se sont soulevés en réclamant d’urgence des mesures face à l’imminence de la catastrophe. Sauf qu’en se levant ainsi,  » les rapports de force s’inversent, souligne l’ethnologue Julie Delalande, attachée à l’université de Caen. En se réappropriant la parole, ils deviennent des citoyens, et non plus seulement des « citoyens de demain ». C’est une évidente prise de pouvoir.  »

D’ailleurs, ils n’ont pas peur de s’adresser d’égal à égal aux puissants ni de dispenser des discours qui sonnent comme des leçons aux oreilles des adultes. Et ça, ça irrite des anonymes mais pas seulement. Des politiciens et des philosophes n’ont pas goûté les propos des jeunes militants. Joke Schauvliege, ministre flamande de l’Environnement (CD&V), a ainsi affirmé au début de l’année que les marches pour le climat s’apparentaient à un complot, ce que la Sûreté de l’Etat lui aurait confirmé. Elle a ensuite démenti ses propos et dû démissionner. Laurent Alexandre, Michel Onfray, Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut et pas mal d’autres  » vieux  » messieurs partagent la même détestation. Agacés, parce que ces gamins la ramènent un peu trop, considérant que leur expérience et leur savoir ne font pas le poids face aux leurs. Greta Thunberg, Anuna De Wever, Kyra Gantois, Adélaïde Charlier, Luisa Neubauer, Jamie Margolin ont, de fait, de nombreux torts. Celui d’être jeunes filles, d’abord.  » Ce que l’on entend sur Greta Thunberg, c’est ce que l’on entend sur les femmes en politique « , avance Caroline Muller, qui enseigne l’histoire contemporaine à l’université de Rennes-II. Pas sûr qu’un jeune homme aurait suscité les mêmes moqueries, le même dédain. Pourtant, les jeunes filles ont toujours milité pour l’écologie, cause longtemps délaissée par les hommes, laissant ainsi plus de place aux femmes pour s’y investir. Mais que de temps pour les voir émerger ! Selon Caroline Muller, pour comprendre cet oubli, il faut rappeler que  » le patriarcat se fonde sur la domination des enfants, c’est-à-dire la « domination adulte », cette construction sociale qui légitime la violence au nom de l’éducation. Femmes et enfants ont longtemps partagé la même condition. Jugés irrationnels, interdits de vote, assignés à l’espace domestique et à l’autorité  » d’un père qui a le droit de « corriger » son épouse comme sa fille « . De physique, cette violence est devenue symbolique.

Pour la jeune génération, il n'est plus interdit d'interdire et c'est même de plus en plus souvent exigé face aux menaces du réchauffement climatique.
Pour la jeune génération, il n’est plus interdit d’interdire et c’est même de plus en plus souvent exigé face aux menaces du réchauffement climatique.© PAUL-HENRI VERLOOY/BELGAIMAGE

Autre défaut, ensuite : leur âge. L’attitude machiste est alors renforcée par cet élément. Une espèce de double peine, en quelque sorte. En allant manifester, les jeunes militantes provoquent la critique, l’insulte. Parce qu’elles ne restent pas  » à leur place  » et parce que ce n’est pas  » de leur âge « . Ce qui fait dire qu’au fond la  » Gretaphobie  » trahit, en réalité, une  » jeunophobie « . Du coup, plus que l’âge, c’est la liberté de parole dont les jeunes se sont saisis qui semble gêner ou plaire. L’écrivain Pierre Ducrozet, dans un récit pour Libération (1), en février, voyait dans cette vague les deux révolutions du siècle.  » Ce sont surtout des femmes qui s’emparent de ce combat pour la planète. Ce n’est bien sûr pas un hasard : c’est le monde du pétrole, de la politique à la papa, celui du patriarcat et du capital avançant main dans la main, qui nous a jetés là.  »

Un choc des valeurs

Et c’est ici qu’on entend dire que la fracture resurgit, entre la jeunesse de 2019, celle née après 1990, et leurs parents, voire leurs grands-parents. Un choc des valeurs ? Sans aucun doute. C’est à ce niveau que se cristallise la coupure générationnelle. Car – et c’est nouveau – l’écologie et l’éthique politique sont deux revendications qui distinguent fortement les générations montantes. Leurs requêtes se rencontrent évidemment chez les autres générations, mais elles sont portées à l’extrême par les néomanifestants. Pour eux, il s’agit de sauver leur futur, ni plus ni moins, celui qui se dérobe sous leurs yeux.

Un choc des générations ? On peut y voir l’expression de la  » lutte des âges « , l’idée qui veut que chaque génération trouve la précédente pisse-vinaigre et coincée. Pourtant, nulle révolte à l’horizon. A leur âge, leurs parents se souviennent qu’ils contestaient l’ordre établi et entendaient suivre les nouveaux chemins de la liberté. Leurs rejetons, eux, ont la mine grave. Les nouveaux militants ne disent pas à ceux de leur âge :  » Cours camarade, le vieux monde est derrière toi « , comme on le proclamait en 1968. Ils ne crient pas :  » La jeunesse au pouvoir.  » Greta Thunberg énonce un sérieux et redoutable :  » Nous n’avons qu’une seule planète et plus un seul jour à perdre.  » De même, Adélaïde Charlier déclare :  » On est là parce qu’on a peur. On est la première génération qui va vivre moins bien que ses parents et même que ses grands-parents, qui a peur de son avenir.  »

Pour la jeune génération, il n'est plus interdit d'interdire et c'est même de plus en plus souvent exigé face aux menaces du réchauffement climatique.
Pour la jeune génération, il n’est plus interdit d’interdire et c’est même de plus en plus souvent exigé face aux menaces du réchauffement climatique.© PAUL-HENRI VERLOOY/BELGAIMAGE

Qu’attendent les jeunes des dirigeants ? Qu’ils agissent et qu’ils adoptent les réactions appropriées. Qu’attendent-ils de leurs parents ? La même chose, en les pressant d’acheter une gourde, de manger bio ou d’acquérir un vélo électrique. Une jeunesse loin d’un état d’esprit révolutionnaire. Elle réclame plus de discipline. Il n’est plus interdit d’interdire et c’est même de plus en plus souvent exigé face aux menaces du réchauffement climatique et à la survie de l’humanité. Elle constitue finalement une génération plus tourmentée que révoltée, pour qui la  » solastalgie  » est devenue une réalité, ce malaise devant l’altération de leur environnement. Et cela aussi, c’est nouveau : l’origine de cet engagement, son carburant et son moteur, ce sont la peur et l’urgence. Mais elles ont créé une forme de catharsis au sein de la jeunesse. En écho au La Terre inhabitable. Vivre avec 4° C de plus (Robert Laffont), du journaliste américain David Wallace-Wells. Ce dernier estime ainsi que  » la peur serait notre meilleure conseillère  » , elle seule  » peut nous pousser à l’action afin de permettre à l’humanité de garder la planète habitable  » tant  » choisir l’inaction aujourd’hui, c’est renoncer à la raison  » .

Vers les extrêmes

Désidéologisés, ces jeunes se montrent pourtant très critiques à l’égard du système. L’accusation de non-assistance à planète en danger n’est pas leur seul grief adressé à leurs aînés, eux qui ont pu jouir de la croissance, accumuler du patrimoine et profiter de l’allongement de la durée de la vie. Jusque dans leurs moeurs, les boomers sont attaqués. Qu’ont-ils fait de l’égalité entre les sexes ? Le mouvement #MeToo revient à contester une  » libération sexuelle  » au profit des mâles dominants sacralisée depuis les années 1960. Indécrottables consommateurs, ils sont épinglés pour leur individualisme justifié par un libéralisme triomphant. Plus grave encore : leur prospérité évanescente produit son lot d’exclus.

Pour la jeune génération, il n'est plus interdit d'interdire et c'est même de plus en plus souvent exigé face aux menaces du réchauffement climatique.
Pour la jeune génération, il n’est plus interdit d’interdire et c’est même de plus en plus souvent exigé face aux menaces du réchauffement climatique.© PAUL-HENRI VERLOOY/BELGAIMAGE

Cécile Van de Velde, sociologue à l’université de Mont-réal, note, elle, un lien entre ces jeunes et le mouvement des gilets jaunes, parce qu’on y trouve les mêmes ferments : un sentiment de méfiance à l’égard du  » système « , des élites dirigeantes, et un sentiment de mépris face à l’action ou l’inaction des politiques.  » Il est symptomatique que ce mouvement ait comme égérie une jeune adolescente, Greta Thunberg, considérée comme incorruptible et non affiliée ; elle porte en elle-même cette vision « pure » du politique « , écrit-elle. Ces jeunes – qui n’ont pas toujours l’âge de voter – sont moins sensibles aux partis de gouvernement. L’offre de moins en moins claire et de plus en plus consensuelle des partis exacerbe encore la méfiance envers le monde politique perçu comme homogène.  » Les seules forces qui peuvent encore mobiliser la jeunesse sont soit des forces qui se situent aux extrêmes de l’échiquier politique. Soit des enjeux qui se situent autour de l’écologie « , poursuit Anne Muxel. Le PTB d’un côté, le Vlaams Belang de l’autre. Ainsi, selon le professeur Vincent de Coorebyter,  » le Vlaams Belang se nourrit de la réprobation qui le frappe « . Il décèle dans le vote du 26 mai  » une volonté de faire un pied de nez à l’establishment médiatique et moral « . D’où l’afflux de jeunes électeurs.  » Les jeunes sont un miroir grossissant « , constate la sociologue Anne Muxel.

Bref, tout ce bouillonnement observé dans l’ensemble de la population – défiance à l’égard des autorités, montée des populismes, mobilité électorale, demande de démocratie directe – se retrouve amplifiée au sein de la jeunesse. Celle qui a osé et décidé de se lever.

(1) Nous, enfants du xxie siècle, allons prendre les commandes, Libération du 14 février 2019.

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