Représentation du Christ, fresque du Ier siècle dans les catacombes de saint Calixte, à Rome. © getty images

Pentecôte: Jésus, un bâtard revanchard, ou l’autre histoire de l’homme de Nazareth

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Jésus, un bâtard revanchard? Un fugueur tourmenté? Un supplicié jugeant son sacrifice absurde? Ecrivains et cinéastes ne cessent de réinterpréter la vie de l’homme de Nazareth. Retour aux sources avec l’exégète Daniel Marguerat.

« Pour vous, qui suis-je ? », demande Jésus à ses disciples. La question est rapportée par trois évangélistes, Matthieu, Marc et Luc, un critère d’authenticité, selon les exégètes. « Il leur prescrivit alors de ne rien révéler de lui à personne », ajoute Marc. La question de l’identité de l’homme de Nazareth se posait déjà à son époque : « N’est-ce pas le fils du charpentier ? », s’étonnent les habitants de son village, venus écouter son enseignement dans la synagogue locale. « Qui est-il, celui-là ? », se demandent les pharisiens. « Es-tu celui qui doit venir ? », lui lance Jean le Baptiseur. « Qui est cet homme ? », s’informe Hérode Antipas, tétrarque de Galilée.

Vingt siècles plus tard, croyants et non croyants, biblistes et historiens, écrivains et cinéastes tentent toujours de retrouver le « vrai Jésus », de cerner sa personnalité et ses intentions. Les recherches ont produit un guérisseur charismatique, un prophète apocalyptique, un maître de sagesse, un militant du changement social, un prédicateur surprenant suivi par une poignée d’adhérents, hommes et femmes. A-t-il été un enfant sans père ? Quelle était son ambition ? Pourquoi est-il mort ?

La réécriture des romanciers

L’«énigme Jésus» a déjà fait couler beaucoup d’encre, mais cet intérêt si vif pour la figure du Nazaréen n’est jamais rassasié. Réinterpréter son enfance, sa vie publique ou sa Passion est même un exercice littéraire dans l’air du temps. Des romanciers – José Saramago, Eric-Emmanuel Schmitt, Emmanuel Carrère, Amélie Nothomb, Giosuè Calaciura, Metin Arditi… – explorent les états d’âme du Nazaréen, se risquent à le faire parler, comblent les «blancs» des récits bibliques.

Auteur d’un roman au titre et au contenu provocateurs, Le Bâtard de Nazareth (Grasset), sorti tout récemment, l’écrivain agnostique Metin Arditi voit en Jésus non pas le fils de Dieu mais un mamzer (bâtard en hébreu), né du viol d’une jeune vierge de Nazareth. Fiancée depuis trois mois à un veuf âgé, Marie a été saoulée puis abusée par un soldat romain. Joseph l’épouse néanmoins, mais il n’y a pas de noces et personne au village n’est dupe quand la jeune fille accouche. Enfant raillé par ses camarades pour sa bâtardise, Jésus comprend qu’il sera à jamais exclu de sa communauté. Cette blessure originelle nourrit sa colère: il se dressera contre l’autorité.

Réinterpréter sa vie est un exercice littéraire dans l’air du temps.

Une naissance illégitime

Le conteur genevois d’origine turque séfarade fonde son récit sur les travaux de Daniel Marguerat, professeur honoraire à l’université Lausanne (Unil). Ce bibliste protestant de renom a publié Vie et destin de Jésus de Nazareth (Seuil, 2019), ouvrage qui livre l’état de la recherche récente. Y figure la thèse d’un Jésus né hors mariage, d’un bâtard mis au ban de la société, en lutte contre l’exclusion dont lui-même a souffert. Pour le théologien réformé vaudois, la marginalité sociale de Jésus l’a rendu sensible à la situation de ceux que la société juive de son temps méprise et considère comme impurs: il rencontre des malades (boiteux, sourds, lépreux…), des femmes de moralité douteuse, des gens en contact avec les païens.

«Les modalités de la conception de Jésus restent une énigme, mais plusieurs indices pointent vers une naissance illégitime, nous assure Daniel Marguerat. Joseph prévoit de répudier secrètement sa fiancée pour préserver sa réputation, avant d’accepter de l’épouser, indique l’évangile selon Matthieu. La situation a dû alimenter rumeurs et médisances. Marc fait dire aux habitants de Nazareth, à propos de Jésus: “N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie?” Identifier un enfant par sa mère est incongru dans la culture juive de l’époque. Luc s’en rend compte et corrige la formulation inconvenante dans son propre récit: “N’est-ce pas là le fils de Joseph?”.»

La quête du père

L’exégète suisse avance d’autres indices: «Jean raconte un échange tendu entre Jésus et des Juifs, qui lui lancent: “Nous ne sommes pas, nous, nés de la prostitution!” Dans le même évangile, le Nazaréen est interrogé: “Ton père, où est-il?” Le rejet dont Jésus est la victime à la synagogue de Nazareth est le reflet de l’ostracisation du mamzer dans le village de son enfance. Le soupçon de bâtardise, alimenté par sa naissance hors norme, n’a pu être contré du vivant de Jésus en raison de la mort précoce de Joseph. Par ailleurs, les évangiles ne cachent pas les rapports houleux entre Jésus et sa famille – ses frères, ses sœurs et sa mère –, ce qui semble traduire une défiance envers les liens du sang. Autre constat: au contraire de tous les autres rabbis de son temps, Jésus est resté célibataire, conséquence probable de la gêne attachée à son statut. Un mamzer ne peut se marier qu’avec une femme de sa condition, une mamzeret, et ses enfants seront considérés comme des bâtards jusqu’à la dixième génération.»

Selon Daniel Marguerat, les «évangiles de l’enfance» de Matthieu et Luc, textes tardifs imbibés de merveilleux, travestissent une union hors mariage en conception surnaturelle. En réaction polémique à l’affirmation chrétienne de la naissance virginale, des traditions juives anciennes, reprises par le philosophe païen Celse (IIe siècle), le Talmud de Babylone (IVe siècle) et les Toledot Yeshu (recueil juif médiéval), affirment que Marie a commis l’adultère avec un officier romain appelé Panthera, ou que ce légionnaire l’aurait violée. «Rien dans les sources ne confirme le viol, rectifie Daniel Marguerat. Je suis également en désaccord avec Metin Arditi quand il fait de Jésus un revanchard, un homme amer, mû par le ressentiment en tant que paria. Le Nazaréen est un rebelle, mais, à la différence de Jean le Baptiseur, il n’est pas habité par un Dieu de colère. Son Dieu est celui du pardon, de la grâce et de l’accueil inconditionnel.»

Mel Gibson prépare la suite de La Passion du Christ (2004), Résurrection.
Mel Gibson prépare la suite de La Passion du Christ (2004), Résurrection. © BELGAIMAGE

Les motivations de Judas

Dans le roman de Metin Arditi, Judas pousse Jésus à défier le sanhédrin, le tribunal suprême de Jérusalem. Après la mort de son maître, l’apôtre appelle les disciples à créer une religion nouvelle, à défendre le dogme de la conception immaculée de Marie et à répandre la «fable» de la résurrection.

«Je ne valide pas non plus cette idée d’un Judas manipulateur et fondateur du christianisme, prévient Daniel Marguerat. La trahison de l’apôtre est enrobée de mystère. Ses motivations doivent être cherchées hors du dénigrement auquel se livrent les évangiles canoniques. Soit Judas a pensé que l’arrestation de son maître déclencherait la manifestation de son pouvoir céleste, soit il l’a trahi par dépit, déçu par l’absence de puissance de ce candidat au messianisme.»

Les années cachées

Dans Je suis Jésus (éd. Noir sur Blanc), publié en août dernier, l’écrivain italien Giosuè Calaciura recompose, à la première personne, les «années cachées» de son héros: les 17 ans qui s’écoulent entre la dernière mention du Jésus enfant dans les évangiles et son apparition en prédicateur itinérant. L’auteur décrit un jeune fugueur tourmenté parti à la recherche d’un père charpentier taciturne, qui a abandonné sa famille sans laisser de trace. Au cours de son périple, Jésus, qui ignore le destin qui l’attend, découvre l’amour charnel, les trahisons et la violence.

Que sait-on réellement des années obscures de Jésus, avant qu’il ne débute, vers l’âge de 30 ans, son activité publique? Calaciura n’est pas le premier à remplir le «blanc» des sources. Des évangiles apocryphes, dont l’Evangile arabe de l’enfance (VIe siècle), racontent les turpitudes d’un Jésus sale gamin usant de ses pouvoirs pour épater ses copains et leur jouer des tours. «L’imagination légendaire est venue combler les lacunes du savoir, explique Daniel Marguerat. C’est peut-être le cas aussi pour le récit de Luc sur Jésus adolescent monté à Jérusalem pour la fête de la Pâque et faussant compagnie à ses parents pour débattre avec les sages.»

Jésus n’a ni recherché sa mort violente ni ne l’a considérée comme indispensable à sa vocation.

Une solide formation

L’exégète poursuit: «Nous ignorons tout de la jeunesse de Jésus, mais ses compétences d’adulte permettent quelques déductions: il a reçu une solide formation intellectuelle, parle l’araméen, lit l’hébreu et baragouine en grec, sans interprète, avec un officier romain et le préfet de Judée Ponce Pilate. Sa fréquentation des synagogues, sa participation aux fêtes de pèlerinage, sa pratique de la prière présupposent un apprentissage des rites de la foi juive. Il a appris, au sein de sa famille très pieuse, puis à la synagogue, à connaître l’Ecriture, à réciter le “shema Israël”, à respecter le sabbat et les règles de pureté, à jeûner. Jusqu’à ce que se produise, dans sa vie, le grand choc: la rencontre avec Jean le Baptiste, qui a déclenché chez lui une conversion, une demande de baptême et la prise de conscience de la venue imminente du Royaume.»

Dans la tête de Jésus

Amélie Nothomb est entrée, elle aussi, dans la tête de Jésus pour écrire Soif (Albin Michel), roman sorti en 2019. Elle y raconte le procès, le calvaire et la crucifixion du Nazaréen. Sur la croix, son Christ, «le plus incarné de tous les hommes» selon elle, souffre de la soif, a peur de mourir et regrette l’idée de son père de le vouer au supplice pour le bien de tous. Epouvantée de longue date par le dogme selon lequel le sacrifice du Christ expie les pêchés de l’humanité, la romancière décrit un Jésus qui voit dans sa Passion une monstruosité et une absurdité.

«Marquée par son éducation catholique, Amélie Nothomb prête à Jésus des propos qu’il n’a pu tenir, car ils relèvent d’une construction théologique chrétienne postérieure aux événements, remarque Daniel Marguerat. La lecture sacrificielle de la croix est à peine présente chez saint Paul. Jésus n’a ni recherché sa mort violente ni ne l’a considérée comme indispensable à sa vocation. Il l’a, en revanche, acceptée et assumée comme une issue inéluctable de son engagement.»

Le Christ de Mel Gibson

La suite des «aventures» de Jésus à l’écran: la sortie de Résurrection, le nouveau long métrage de Mel Gibson, est annoncée pour l’an prochain. Remanié à plusieurs reprises, le scénario de cette sequel de La Passion du Christ, le premier opus du réalisateur américain, se concentre sur les trois jours qui suivent la crucifixion. Le film de 2004, qui a rapporté plus de 600 millions de dollars, un record pour un film indépendant, avait déclenché de vives polémiques. Une partie du public a déploré la violence insoutenable des scènes de la flagellation (coups qui s’abattent, jets de sang filmés au ralenti), du chemin de croix et de la crucifixion.

«Certaines scènes du film sont certes sanguinolentes, mais elles reflètent la cruauté des supplices infligés à Jésus, estime Daniel Marguerat. La crucifixion, peine de mort infamante et atrocement douloureuse, était précédée d’une flagellation. Les fouets étaient faits de lanières de cuir garnies d’os, de pointes ou de plomb. La peine appliquée à Jésus fut particulièrement rigoureuse, ou alors sa constitution physique était peu robuste, car Pilate s’étonne de la brièveté de son agonie sur la croix. Contrairement à ce qu’on imagine, la flagellation avait pour effet non pas d’ajouter une souffrance à une autre, mais d’abréger l’agonie des suppliciés.»

La condamnation religieuse

D’autres commentateurs ont accusé Mel Gibson, catholique intégriste, de véhiculer un message antisémite: le haut clergé et la foule juives apparaissent, dans La Passion du Christ, plus responsables que les Romains de la mort du Christ. Vingt ans plus tard, la suite, Résurrection, pourrait ranimer la controverse. «Flavius Josèphe, l’historien juif du Ier siècle, reconnaît que les responsables de l’arrestation de Jésus, de sa condamnation et de sa remise à Pilate sont ‘‘les premiers d’entre nous’’, donc les autorités juives», remarque Daniel Marguerat.

Le motif de la condamnation est religieux. Mais de quel crime Jésus s’est-il rendu coupable aux yeux du sanhédrin? «Il a franchi la ligne rouge en s’attaquant au Temple, répond l’exégète. L’attitude de la foule, qui avait ovationné le prophète galiléen à son arrivée à Jérusalem, change du tout au tout après cet incident. Toutefois, le grand prêtre, habile manœuvrier, va plutôt utiliser le grief de prétention à la messianité. Car il sait que le pouvoir romain, le seul autorisé à condamner à mort, prendra au sérieux un délit de nature à troubler l’ordre public.»

Paul de Tarse, le mal aimé

Daniel Marguerat consacre son dernier ouvrage (1) à saint Paul, pour lui rendre justice. «La tradition chrétienne a fossilisé l’image de l’apôtre des nations, déplore l’auteur: on le dit colérique, doctrinaire, intolérant, misogyne et hostile au peuple juif. Après le message simple de Jésus, il serait venu tout compliquer avec une théorie obscure du péché.» Il immerge les écrits du premier théologien du christianisme dans sa vie tumultueuse. «Paul de Tarse est un pionnier, un intellectuel de haut vol et un homme de réseaux, souligne le bibliste. Il a formé des équipes, créé des microsociétés mêlant Grecs et Juifs et confié à des femmes une place et un rôle, qu’elles perdront rapidement. Le christianisme fatigué d’aujourd’hui gagnerait à retrouver cet horizon de communautés conviviales.»

Paul de Tarse, l’enfant terrible du christianisme, par Daniel Marguerat, Seuil, 560 p.

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