La BCE recommande de conserver entre 70 et 100 euros en liquide et par membre du foyer, chez soi.

«Restez calme et gardez du cash»: pourquoi l’argent liquide reste essentiel en cas de crise selon la BCE

La BCE rappelle que les espèces demeurent «une assurance sociétale». Ce conseil, illustré par des exemples tirés de crises récentes, se heurte toutefois à plusieurs obstacles.

Entre 70 et 100 euros, pour chaque personne du foyer, afin de pouvoir «couvrir les besoins essentiels pendant environ 72 heures»: dans une étude intitulée «Restez calme et gardez du cash», publiée le 24 septembre, la Banque centrale européenne (BCE) conseille de conserver une somme d’argent liquide chez soi pour faire face aux éventuelles crises. Une recommandation qui n’a rien d’original: plusieurs pays ont déjà incité leurs concitoyens à agir ainsi, comme l’Autriche, la Finlande ou dernièrement les Pays-Bas.

Mais cette fois, c’est une institution européenne majeure qui l’émet, avec un titre de nature à susciter une certaine inquiétude. Elle survient quelques mois après que la Commission européenne a appelé les citoyens à préparer un kit pour survivre en autonomie durant 72 heures, comprenant notamment de l’eau, de la nourriture non périssable, des médicaments indispensables… et de l’argent liquide. «En cas de crise, le cash est roi et votre carte de crédit ne pourrait être qu’un simple bout de plastique», expliquait alors en vidéo Hadja Lahbib (MR), commissaire européenne à la Préparation et à la gestion des crises.

Le paradoxe de la pandémie de Covid-19

Dans son étude, la BCE justifie son conseil en évoquant notamment la place importante prise par le cash lors de trois crises récentes: le Covid-19 (2020), l’invasion de l’Ukraine par la Russie (2022) et la panne d’électricité majeure qui a affecté l’Espagne et le Portugal (en avril dernier). En 2020, en pleine pandémie, «l’émission nette cumulée de billets dans la zone euro avait bondi de plus de 140 milliards d’euros», soit deux fois plus qu’en temps normal. Un chiffre paradoxal, puisque les confinements rendaient plus complexe l’utilisation de l’argent liquide (ou même les retraits), au même titre que la situation sanitaire: les paiements par carte étaient privilégiés, car certains redoutaient une contamination via billets et pièces. La BCE évoque aussi la «thésaurisation à plus long terme» ayant suivi les premiers confinements, «alimentée par les inquiétudes persistantes concernant la contagion et la stabilité des revenus».

Lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, le même phénomène a été enregistré, avec une forte augmentation des retraits d’argent liquide dans les Etats voisins, comme la Finlande ou les pays baltes, dans les mois qui ont suivi. «Il s’agit d’une réponse courante à l’incertitude généralisée que les conflits armés et les tensions géopolitiques engendrent quant à la stabilité institutionnelle, aux capacités de l’Etat et à la résilience des infrastructures critiques», analysent Francesca Faella et Alejandro Zamora-Pérez, deux économistes de la BCE, dans cette étude. Quant à la coupure géante d’électricité qui a frappé la péninsule Ibérique cette année, elle a illustré «le rôle crucial de l’argent liquide en cas de défaillance des infrastructures numériques».

«Une réalité absolument terrifiante»

Les images d’Espagnols et de Portugais livrés à eux-mêmes, parfois incapables de regagner leur domicile faute d’électricité, ont fait le tour du monde. Cette panne a logiquement entraîné une chute des paiements par carte, contribuant «à une baisse estimée de 34% de la consommation espagnole ce jour-là». «Cet événement a transformé l’argent liquide, jadis un moyen de paiement parmi d’autres, en unique ressource pour ceux qui en disposaient ou pouvaient y accéder, car les billets existants sont restés parfaitement fonctionnels même lorsque les systèmes numériques et de nombreux distributeurs automatiques de billets étaient inopérants», explique la BCE. «C’est le retour à une réalité terrifiante. En cas de hacking, ou de panne d’électricité ou de réseau géante, tout le système monétaire peut s’effondrer. On l’a vu en Espagne et au Portugal, avec une économie en partie immobilisée: ce qui pose problème, c’est la digitalisation massive de l’argent», explique l’économiste Bruno Colmant.

«Les espèces offrent une “roue de secours” au système de paiement.»

La Banque centrale européenne

Si la BCE ne le cite pas dans son étude, l’argent liquide peut avoir aussi son importance en cas de catastrophe naturelle, un élément à prendre en compte dans le contexte climatique actuel. C’est ce que souligne Morgane Kubicki, coordinatrice de la communication du réseau Financité, en prenant pour exemple les inondations qui ont frappé une partie de la Belgique il y a quelques années, empêchant l’accès aux distributeurs, au réseau électrique et, par conséquent, aux paiements dématérialisés. Il y a donc «des vertus à garder de l’argent liquide chez soi», résume Bruno Colmant. C’est ce que conclut également la BCE: «Les espèces offrent une redondance essentielle -une “roue de secours”- au système de paiement. Cette redondance est vitale pour tout système, car aucun n’est infaillible», explique l’instance, selon qui les espèces sont «une sorte d’assurance sociétale, une protection à faible coût contre une instabilité systémique majeure».

Plusieurs obstacles

«Le secteur financier est particulièrement bien préparé aux situations d’urgence. Des plans opérationnels existent afin de garantir l’accès aux paiements le plus longtemps possible, même en cas de panne d’électricité. Toutes les banques disposent de solides plans de continuité et de reprise d’activité», rassure de son côté Febelfin, la Fédération belge du secteur financier, précisant: «A ce stade, nous ne recevons aucun signal de la part du gouvernement belge ou des banques belges indiquant qu’il faudrait encourager les citoyens à garder du cash chez eux». Febelfin met au passage en garde: «Garder de l’argent liquide à domicile comporte des risques, notamment en matière de vol».

Pour Bruno Colmant, les banques belges auraient en tout cas les moyens de faire face à un afflux de retraits de billets aux distributeurs: «Si tout le monde devait retirer de l’argent, le pays serait impacté marginalement. Imaginons qu’il faille retirer 100 euros, le maximum conseillé ici, pour chacun des Belges: cela représenterait un peu plus d’un milliard d’euros. En partant du principe que de nombreuses personnes ont déjà de l’argent liquide chez elles, on peut diviser ce montant par deux, soit environ 550 millions d’euros: c’est infime par rapport à la trésorerie des banques.»

Contactée à ce sujet, la Banque nationale de Belgique (BNB) précise: «Nous ne sommes pas autorisés à nous exprimer sur nos réserves monétaires et stratégiques. Nous disposons bien sûr de plans d’urgence tenant compte de divers scénarios, ainsi que d’un logiciel conçu par la BNB elle-même pour anticiper, entre autres, les besoins en espèces. Ce logiciel est d’ailleurs utilisé par plusieurs banques centrales en Europe. D’une manière générale, nous pouvons toutefois affirmer que nous disposons de réserves suffisantes et que, grâce à la coopération avec d’autres banques centrales, nous pouvons également toujours puiser dans nos propres réserves si nécessaire.» La BNB ajoute aussi «qu’il existe toutefois déjà des possibilités de payer par carte, même lorsque les distributeurs automatiques sont hors ligne. Par exemple, lorsqu’un passager achète un sandwich à bord d’un avion, il le fait via un terminal de paiement hors ligne. Et si l’euro numérique voit le jour –cette décision n’a pas encore été prise– l’une de ses caractéristiques sera de permettre les paiements hors ligne.»

«L’autre vrai danger, c’est la violence sociale qui pourrait s’installer.»

Bruno Colmant

Les conseils de la BCE se heurtent néanmoins à plusieurs obstacles, notamment dans un pays comme la Belgique où les habitants préfèrent à 84% les solutions numériques aux espèces, selon l’édition 2025 du Baromètre des Paiements Numériques. «Beaucoup de gens veulent payer en cash. Mais vous n’allez pas le faire si vous devez effectuer cinq kilomètres pour retirer de l’argent», dénonce Financité, pointant du doigt la baisse du nombre de distributeurs en Belgique ces dernières années. «Je ne suis pas sûr que tout le monde soit capable de retirer cette somme. Alors qu’un Belge sur cinq court un risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, cela représente beaucoup d’argent pour certaines personnes, qui sont les plus à risques en cas de crise», souligne aussi Bruno Colmant. l’économiste évoque enfin une solution «très temporaire» avancée ici par la BCE: «Si vous n’avez pas de réseau électrique pendant plusieurs semaines, ce n’est pas avec vos 70 ou 100 euros que vous allez vous en sortir. L’autre vrai danger, c’est la violence sociale qui pourrait s’installer, avec des pillages, ou le risque de pénurie alimentaire.»

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