"Il y a aussi des projets moins sympathiques, comme quand Elon Musk indique vouloir s’isoler sur une île déserte ou sur la planète Mars pour ne pas devoir dépendre de l’imposition." © getty images

« Le pouvoir des milliardaires comme Elon Musk est dangereux, sans commune mesure avec leurs responsabilités »

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Elon Musk, Bill Gates, Mark Zuckerberg, Jeff Bezos… Les milliardaires 2.0 interfèrent-ils dangereusement avec des missions régaliennes? Oui, estime Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques, qui pointe en outre un moralisme fragile et douteux.

Entre son plan de paix très discutable pour l’Ukraine, le rôle qu’y joue son réseau satellitaire Starlink, ses conseils diplomatiques à Taïwan, ses projets de conquête spatiale et, depuis peu, le rachat de Twitter, tous les terrains semblent à la portée de la fortune d’Elon Musk. Le fondateur de Tesla et SpaceX n’est pas le seul à empiéter sur des missions en principe réservées aux Etats. Il en va de même pour Mark Zuckerberg et le Libra, le projet de monnaie virtuelle (certes abandonné) par le patron de Meta. Ou des 592 millions de dollars que la fondation Bill et Melinda Gates a déjà versés à l’Organisation mondiale de la santé, témoignant d’une privatisation croissante de l’aide humanitaire. Leur point commun? Tous ont largement bâti leur empire et leur fortune en recourant à l’optimisation fiscale, au détriment d’Etats dont ils dépouillent de ce fait une partie des recettes et des capacités d’action.

Partagez-vous le constat selon lequel une série de grandes fortunes empiètent plus que jamais sur des fonctions jusqu’ici réservées aux Etats?

Absolument. Il y a toujours eu des grandes fortunes. La nouveauté, c’est qu’elles sont aujourd’hui très rapides et encore plus élevées qu’auparavant. Leurs propriétaires fournissent des services utilisés par des dizaines, voire des centaines, de millions de personnes, comme s’ils avaient affaire aux citoyens d’un pays. Facebook a finalement plus d’habitants que la Chine. Ces grandes fortunes interviennent beaucoup plus que les barons voleurs du siècle dernier sur des sujets régaliens, comme je l’ai souligné dans mon livre (NDLR: Géopolitique de l’intelligence artificielle. Comment la révolution numérique va bouleverser la société, éd. Eyrolles, 2021).

Les barrières existantes sont fragiles car, dès que ces milliardaires y sont confrontés, ils cherchent à les contourner.

Quels exemples marquants pointeriez-vous?

Via sa fondation, Bill Gates est intervenu financièrement quand Donald Trump a annoncé qu’il refusait de payer la part américaine à l’Organisation mondiale de la santé. Au même moment, Elon Musk travaillait avec la Nasa pour envoyer des fusées et lui permettre de reprendre pied dans des vols habités. Auparavant, c’était du pur régalien: on ne voyait pas un individu faire cela. De son côté, Mark Zuckerberg voulait lancer une monnaie, qui entre par définition en concurrence avec celles des Etats. Plus récemment, on peut aussi relever la proposition de paix en Ukraine qu’Elon Musk a formulée sur Twitter. Certes, on peut dire que quand Bill Gates fait les fins de mois de l’OMS, c’est plutôt sympathique et utile. En revanche, un Elon Musk intervient dans des domaines bien plus larges.

Pascal Boniface, directeur de l’Iris.
Pascal Boniface, directeur de l’Iris. © DR

Dans quelle mesure leurs ingérences sont-elles potentiellement dangereuses?

Tous les dirigeants d’Etat doivent rendre des comptes à leur peuple. Ces milliardaires, eux, ne doivent en rendre à personne. Ils sont en roue libre et détiennent un pouvoir qui n’est assorti d’aucune responsabilité envers la santé ou l’éducation de millions de personnes. Ils sont tout au plus comptables de ce qu’ils doivent à leur salariés, et encore. Ils peuvent gâcher leur fortune s’ils le veulent, là où les Etats ne peuvent se lancer dans des dépenses somptuaires comme eux le font. Le jeu est donc faussé dès le départ: ils détiennent un pouvoir dangereux, puisque sans commune mesure avec leurs responsabilités.

On peut aussi s’interroger sur ce qui leur a permis d’amasser cette fortune…

L’évasion fiscale est très souvent à l’origine de leur fortune, ce qui ajoute au trouble. Ils profitent ainsi de l’appauvrissement – auquel ils ont largement contribué – d’un Etat pour en attaquer encore plus les fonctions régaliennes. Même si Bill Gates lutte contre la faim dans le monde grâce à sa fondation, il le fait sur décision privée et peut changer de direction à tout moment. Fait-on à cet égard confiance à la puissance publique ou à la charité? Quelque part, on donne la priorité à la charité par rapport à l’impôt et à la solidarité. Tout en sachant qu’une large part de ce qui est distribué à des fins humanitaires provient en partie de l’évasion fiscale. Ce moralisme pose donc question et reste fragile, puisqu’il relève de décisions privées.

Certains de ces milliardaires sont investis dans l’économie de plateformes, qui se caractérise par l’addition de nouveaux services à un grand nombre d’utilisateurs. Cela les aide-t-il à s’aventurer sur d’autres terrains, y compris régaliens?

Tout à fait, parce qu’ils apparaissent comme des fournisseurs de solutions, comme des facilitateurs de la vie quotidienne, de façon en apparence gratuite. Cela leur permet de se construire une image positive dès le départ, par opposition à l’interventionnisme de l’Etat dans certains domaines.

Les balises existantes, qu’elles émanent d’un cadre légal ou de la justice, vous semblent-elles suffisantes pour modérer les velléités de ces acteurs?

Les balises existantes sont fragiles car en face, ces milliardaires ne sont pas inactifs. Dès qu’ils sont confrontés à une barrière, ils cherchent à la contourner. C’est dans leur ADN, et c’est la raison pour laquelle ils ont pu construire ces empires. Il faut avoir conscience qu’ils ne s’arrêteront pas. Il y a toutefois un mouvement de résistance des Etats, qui ne veulent pas se laisser déborder. On l’a notamment vu aux Etats-Unis, à travers des actions en justice contre Facebook ou Microsoft, et des menaces de démantèlement. L’Union européenne fait elle aussi des efforts pour fixer des limites. Mais le réveil des Etats est encore plus flagrant en Chine, où Jack Ma (NDLR: le fondateur de la plateforme d’e-commerce Alibaba) avait été obligé de se taire et de ne pas faire entrer l’une de ses filiales en Bourse. Le parti communiste chinois a voulu montrer sa capacité de commander à ces grandes fortunes.

Les démocraties, de leur côté, devraient-elles fixer des balises plus sévères à l’égard des excès de certains milliardaires?

Exactement. Il ne faudrait pas qu’elles soient victimes de leurs propres règles et que par naïveté, elles se fassent déborder par des gens dont même les projets les plus altruistes relèvent de la charité, et non de la puissance publique. D’autant qu’à côté de cela, il y a aussi des projets moins sympathiques, comme quand Elon Musk indique vouloir s’isoler sur une île déserte ou sur la planète Mars pour ne pas devoir dépendre de l’imposition et de la solidarité avec les autres.

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