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Quand les riches s’offrent des bunkers de luxe: un marché en plein essor (images)

Derrière la dystopie de Netflix El refugio atómico, un marché bien réel explose: celui des bunkers de luxe, promesse d’une survie en première classe pour les ultra-riches. Oppidum, Vivos, ou autres entreprises américaines, transforment d’anciens sites militaires ou creusent de nouvelles forteresses souterraines, où piscines et caves à vin côtoient portes blindées et systèmes de filtration d’air.

Netflix frappe fort (les imaginaires) avec El refugio atómico: une minisérie espagnole où, face à la menace d’une guerre nucléaire imminente, un groupe de milliardaires se réfugie dans un abri souterrain. Dans ce thriller dystopique, des figures de la haute finance et de la tech s’enterrent dans un bunker opulent, espérant échapper à l’apocalypse. Champagnes millésimés servis sous un faux ciel en LED, casino privé, œuvres d’art encastrées dans le béton… le tout à des dizaines de mètres sous terre, alors que gronde à l’extérieur une Troisième Guerre mondiale. Cette fiction fait écho à une tendance bien réelle: de plus en plus d’ultrariches investissent dans des abris bunkérisés haut de gamme, prêts à affronter pandémies, guerres ou catastrophes climatiques. Paradoxe de nos sociétés prospères, plus le confort matériel s’accroît, plus l’angoisse du futur s’intensifie. Sur fond de crises géopolitiques et de climat anxiogène, se développe ainsi un marché discret mais florissant: celui des bunkers de luxe, censés offrir aux élites fortunées la promesse d’une survie en première classe. «L’essor des bunkers cinq étoiles témoigne autant du triomphe de l’imaginaire survivaliste que d’une obsession contemporaine: croire non seulement que la fin du monde est proche, mais que nous en serons les témoins et les acteurs privilégiés», éclaire Bertrand Vidal, sociologue, auteur de Survivalisme. Etes-vous prêts pour la fin du monde? (Arkhê, 2022).

Paradoxe de nos sociétés prospères, plus le confort matériel s’accroît, plus l’angoisse du futur s’intensifie.

Des forteresses feutrées sous nos pieds

Ce qui relevait jadis du fantasme de science-fiction (le milliardaire retranché dans son refuge antiatomique) prend aujourd’hui la forme de projets concrets aux quatre coins du monde. L’exemple le plus spectaculaire est peut-être l’Oppidum, un complexe ultrasécurisé niché dans une vallée secrète de République tchèque. Initialement construit pendant la guerre froide par l’Union soviétique et la Tchécoslovaquie, ce bunker géant de 30.000 m² est en cours de reconversion en palais souterrain pour magnats en mal de sécurité. Protégé par de hauts murs pour échapper aux «masses irradiées» en cas de conflit, l’Oppidum combine une résidence de luxe en surface et un abri enterré de dernière génération. Une villa avec piscine, spa, salle de cinéma et cave à vin se dresse au-dessus du sol, tandis qu’en cas d’alerte, les propriétaires peuvent en moins d’une minute descendre à l’étage inférieur et sceller la porte blindée étanche.

Le bunker Oppidum se décline en modèles facturés de la bagatelle de neuf millions jusqu’à plus de 90 millions d’euros selon les options choisies. © OPPIDUM

Dans les entrailles de la Terre les attend un monde feutré: suites décorées d’œuvres d’art, jardin intérieur sous éclairage artificiel imitant le cycle du soleil, garage pour voitures de collection et même une galerie pour abriter les trésors et tableaux des résidents. L’ensemble est conçu pour soutenir un siège de dix ans: générateurs, réserves d’eau et de vivres, système de purification de l’air, bloc opératoire et communications indépendantes doivent permettre à une poignée d’élus de survivre coupés du monde extérieur jusqu’à une décennie. Le message marketing se veut rassurant: «Un Oppidum permet de garder l’esprit tranquille», affirme son concepteur, Jakub Zamrazil.

Un tel luxe a un prix. Le bunker Oppidum se décline en modèles facturés de la bagatelle de neuf millions jusqu’à plus de 90 millions d’euros selon les options choisies. La version la plus haut de gamme, baptisée «Heritage», dépasse ainsi les 90 millions d’euros et comprend cinq chambres, piscine et jardins souterrains, tandis que des versions «standard» sans quartiers pour le personnel commencent à 55 millions d’euros. La clientèle visée est claire: des chefs d’entreprise milliardaires, des oligarques, des héritiers, bref des «individus ultrafortunés» en quête d’un refuge privé. L’Oppidum offre même un héliport afin que ses occupants puissent s’y rendre en jet privé en cas de catastrophe imminente. Son emplacement, à portée d’avion des grandes capitales européennes, a été pensé pour accueillir à la dernière minute les puissants de ce monde.

Aux Etats-Unis, la société Vivos s’est spécialisée dans les bunkers clé en main pour millionnaires prévoyants. Fondée par l’entrepreneur californien Robert Vicino, Vivos s’est fait connaître en rachetant d’anciens sites militaires pour les transformer en abris collectifs ultrasécurisés. Son projet phare en Europe, appelé Vivos Europa One, occupe un ancien dépôt souterrain de munitions construit sous une montagne en ex-Allemagne de l’Est. Derrière d’épaisses parois de roche, le complexe déploie plus de 18.000 m² d’espaces habitables, reliés par près de cinq kilomètres de tunnels. Plutôt que de vendre un bunker entier à un seul propriétaire, Vivos y propose 34 appartements privés à personnaliser, chacun pouvant inclure piscine intérieure, salle de cinéma, gymnase et décoration à la carte. Pour s’offrir l’une de ces suites survivalistes, il faut débourser au minimum 2,2 millions de dollars, puis participer aux frais d’entretien de la structure commune (gardes armés, systèmes de filtration de l’air, stocks renouvelés, etc.). L’idée est de constituer une communauté de survivants VIP triés sur le volet, capables de cohabiter en vase clos.

Vivos met en avant les atouts de son bastion: situé «dans l’une des zones les plus sûres d’Amérique du Nord, à haute altitude, loin de toute côte et à plus de 160 kilomètres de toute cible nucléaire connue», indique Spyscape, plateforme américaine spécialisée dans l’univers du renseignement, de la surveillance et de l’espionnage. Cette description, c’est celle de Vivos xPoint, un autre projet phare de la firme: dans les plaines du Dakota du Sud, Vicino a acquis un ancien arsenal de l’armée comportant 575 bunkers en béton dispersés sur des milliers d’hectares. «Ces architectures de la fin du monde sont des architectures du fantasme et de l’angoisse. Paradoxalement, bien qu’ils existent réellement, il n’y a rien de bien réel dans ces lieux. Ils incarnent une illusion de sécurité bâtie», insiste Bertrand Vidal.

Du côté des constructeurs, Vivos xPoint, qui pourrait accueillir jusqu’à 5.000 personnes, se présente comme «la plus grande communauté survivaliste au monde», un club très privé où les nouveaux membres sont cooptés après étude de leur dossier financier… et psychologique. Si la liste exacte des clients reste confidentielle, le profil type oscille entre chefs d’entreprise, célébrités, ex-militaires, voire quelque excentrique conspiratif: autant de gens convaincus qu’il vaut mieux prévenir le pire en possédant sa part de bunker que guérir au milieu des ruines.

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Fantasmes néo-zélandais et marchés en plein boom

Au-delà de ces projets aboutis, l’essor des bunkers de luxe s’entoure d’une part de mythes et de fantasmes. Depuis quelques années, la Nouvelle-Zélande est ainsi devenue une sorte de Graal pour milliardaires en quête d’arche de Noé. L’idée a infusé dans la Silicon Valley: entre investisseurs, on glisse qu’on a «acheté une maison en Nouvelle-Zélande» comme on confierait avoir souscrit une assurance apocalypse. Le cofondateur de LinkedIn, Reid Hoffman, estimait en 2017 que la moitié des grands barons de la tech californienne possédaient un plan B de ce genre.

Le pays des kiwis, lointain, politiquement stable et faiblement peuplé, passe pour un refuge idéal en cas d’effondrement mondial. De fait, plusieurs magnats du Web, le milliardaire Peter Thiel en tête, y ont acquis de vastes propriétés. Milliardaire libertarien notoire, ce dernier a même fait dessiner les plans d’un manoir-bunker partiellement encastré dans une montagne sur l’île du Sud. Son projet, comprenant pod souterrain et tunnel de méditation, s’est heurté aux autorités néo-zélandaises qui l’ont jugé incompatible avec la préservation du paysage. Qu’à cela ne tienne: d’autres riches étrangers préfèrent une approche plus discrète, en commandant directement la construction d’abris sous leurs fermes lointaines. Un constructeur américain a ainsi révélé avoir installé un bunker de 300 places en Nouvelle-Zélande pour le compte d’un client fortuné.

Si ces installations restent secrètes, elles alimentent l’imaginaire d’un exil doré de fin du monde. L’expression Billionaire Bunker en est venue à désigner à la fois ce scénario extrême et, plus largement, la tendance des multimillionnaires à prévoir des boltholes (terriers de secours) somptueux aux antipodes.

D’autres projets flirtent, eux, avec la science-fiction ou la provocation. En Allemagne, un entrepreneur a annoncé en 2024 vouloir convertir un réseau de tunnels nazis désaffectés en «plus grand bunker privé au monde». Son plan, financé par une cryptomonnaie –BunkerCoin–, promet un complexe souterrain capable d’héberger des centaines de personnes dans le luxe: clinique, école, casino, bar et spa, sans oublier des «levers et couchers de soleil artificiels» pour rythmer la vie des reclus. Selon la brochure, chaque futur résident achèterait son espace par des tokens BunkerCoin, au prix d’environ 500.000 euros la petite chambre. Le projet a suscité un tollé, car le site choisi est un ancien camp de travail du régime nazi où périrent des milliers de déportés. Entre indignation mémorielle et soupçons d’arnaque immobilière, ce «bunker crypto» n’a pas levé tous ses financements. Il témoigne néanmoins d’une époque où l’attrait pour les refuges ultrasécurisés est tel que même les lieux les plus chargés d’histoire sombre redeviennent monnayables.

Ces images spectaculaires témoignent d’une véritable industrie de la survie en plein essor. Longtemps marginal, le marché des abris atomiques et des safe rooms domestiques a pris une nouvelle ampleur ces dernières années. Aux Etats-Unis, la demande a explosé sur fond de pandémie, d’émeutes et de retour des tensions internationales. D’après un sondage cité par The New York Times, un tiers des adultes américains se déclarent aujourd’hui engagés dans des préparatifs survivalistes, avec un budget total estimé à onze milliards de dollars par an (stockage de nourriture, équipements, abris…). Conséquence: la construction et la vente de bunkers privés ont connu un véritable boom mondial, entraînant une baisse des coûts moyens. Des entreprises autrefois ultraconfidentielles comme The Panic Room Company ou Atlas Survival Shelters proposent ainsi des modèles plus accessibles. Ron Hubbard, PDG d’Atlas Survival, confiait ainsi vendre désormais des miniabris à 20.000 dollars destinés à la classe moyenne, là où son catalogue culminait hier à plusieurs millions. A l’autre bout de l’échelle, des fabricants tels que Rising S Bunkers (avec son modèle Aristocrat à huit millions de dollars) continuent de créer des bunkers-palaces sur mesure.

Un tiers des Américains se seraient engagés dans des préparatifs survivalistes.

Globalement, le secteur devrait presque tripler de taille d’ici à la fin de la décennie. NPR estime qu’aux Etats-Unis, le marché des abris antiatomiques passera de 137 millions de dollars en 2023 à 175 millions de dollars en 2030, et qu’à l’échelle du monde, le chiffre d’affaires des bunkers souterrains pourrait atteindre 36,7 milliards de dollars en 2030 (soit un bond annuel de + 9,8% sur la période). Une croissance vertigineuse, portée par chaque nouvelle crise qui secoue la planète.


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Peurs contemporaines et tentation du chacun pour soi

Comment expliquer que ce rêve d’une vie recluse sous terre, jadis réservé à quelques excentriques, soit en passe de devenir un symbole de notre époque? La prolifération des bunkers privés de luxe renvoie d’abord au climat d’insécurité globale qui s’est installé dans les imaginaires. Pandémie de Covid-19, dérèglement climatique, guerre en Ukraine, tensions au Moyen-Orient: autant de signaux anxiogènes qui alimentent le sentiment d’une apocalypse imminente. Pour une frange de privilégiés habitués à tout contrôler, leur fortune, leur environnement immédiat, il apparaît inconcevable de laisser le hasard ou l’Etat décider de leur sort en cas de cataclysme. Ces élites prévoient le pire jusque dans les détails, afin de rester maîtres de leur destin quoi qu’il arrive. Quitte à ce que la solution envisagée soit radicale, voire fataliste: s’isoler derrière des portes blindées pendant que dehors la civilisation s’effondre. «On invoque principalement deux arguments lorsqu’on investit dans un bunker de l’apocalypse, détaille Bertrand Vidal. Le premier annoncé sur un ton tonitruant et tapageur martèle que le monde vacille: économie sur le fil, climat en alerte, catastrophe imminente, il faut anticiper et investir dans une solution de repli. Au-delà de l’égoïsme et de l’individualisme manifestes, ce discours se fonde sur une tension subtile entre conscience de soi et souci du monde. Le second argument, plus discret, repose sur l’inverse: souci de soi et, accessoirement, conscience du monde.»

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Pour ces privilégiés, il est inconcevable de laisser le hasard ou l’Etat décider de leur sort en cas de cataclysme.

Ce phénomène du bunker de milliardaire s’inscrit dans le renouveau plus large du mouvement survivaliste. Né aux Etats-Unis dans les années 1960 sur fond de guerre froide, le survivalisme avait peu à peu décliné après 1990 avant de revenir sur le devant de la scène dans les années 2010. Il touche des publics de plus en plus variés. Longtemps associé aux milices libertariennes d’extrême droite stockant armes et conserves, il attire aujourd’hui des profils plus mainstream, y compris des entrepreneurs de la tech se disant progressistes. L’ultrariche bunkerisé de 2025 n’est pas nécessairement un ermite armé jusqu’aux dents. Ce peut être un patron philanthrope de la côte ouest, inquiet du changement climatique au point d’anticiper des «émeutes de la faim» dans 20 ans, ou un financier européen redoutant un hiver nucléaire consécutif à la guerre en Ukraine. Ces nouveaux survivalistes de haut vol partagent cependant avec leurs aînés un certain pessimisme anthropologique. Ils n’attendent plus grand-chose des Etats, ni de la solidarité collective, pour assurer leur sécurité lors des crises à venir. Le salut, pensent-ils, sera individuel ou ne sera pas. Derrière les discours policés sur la «préparation rationnelle», on retrouve parfois une idéologie du chacun pour soi assumée, teintée de darwinisme social. L’objectif est de faire partie des happy few qui survivront et protégeront leurs proches, quitte à laisser les autres… face à leur destin.

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