257 entreprises wallonnes dans le viseur de la justice pour fraude: comment elles ont indûment perçu des subsides publics (info Le Vif)
Des centaines d’entreprises wallonnes ont frauduleusement réclamé un subside public dans le cadre du congé-éducation payé: les formations annoncées n’étaient pas dispensées. Une instruction est en cours à l’auditorat du travail de Liège.
Plusieurs centaines d’entreprises, de toutes tailles, ont frauduleusement sollicité un subside à la formation auprès de la Région wallonne. Si elles sont confirmées, ces escroqueries, organisées entre 2021 et 2024 au détriment du Forem, représenteraient quelque 22,2 millions d’euros. L’affaire est désormais entre les mains de la justice. «Une information judiciaire est ouverte relative à la problématique de la fraude dans le secteur du congé-éducation payé», confirme le magistrat de presse de l’auditorat du travail de Liège, qui ne souhaite pas communiquer davantage pour l’instant. Certaines enquêtes connexes sont toujours en cours. Le Service public de Wallonie (SPW) confirme également l’instruction en cours, sans autres détails.
L’histoire commence entre février et juin 2023, lorsque trois sociétés alertent le Forem: elles ont été contactées par un consultant qui leur a proposé d’organiser une formation au logiciel de pointage Traxxeo mais aussi de décrocher pour elle un subside à la formation, octroyé par la Région wallonne. La façon de procéder de ce consultant les ayant intriguées, elles ont préféré se renseigner sur la véracité des propos tenus.
La Région wallonne accorde en effet un congé-éducation payé (CEP) à tout travailleur salarié, qui peut ainsi se former durant les heures de travail, ou hors de celles-ci, sans y perdre sur le plan salarial. Ces heures considérées comme «non productives» sont payées à l’employeur par le Forem. A condition que la formation suivie soit agréée dans le cadre du congé-éducation payé. L’enveloppe prévue chaque année pour cette aide à la formation s’élève à 32 millions d’euros.
Le premier dossier désormais entre les mains de la justice concerne Digital Learning, un opérateur de formations géré par Monsieur X, en vertu d’un accord oral conclu avec le créateur de l’entreprise, toujours administrateur non actif mais travaillant en France et éloigné de ce dossier. Lorsque le directeur technique M. X contacte de possibles entreprises clientes, directement ou par l’intermédiaire de cinq autres consultants sous-traitants, il évoque auprès d’elles non pas le congé-éducation payé mais une «prime à la digitalisation». Celle-ci, affirme-t-il dans divers courriers que Le Vif a consultés, peut être activée pour toute formation digitale, liée par exemple à l’utilisation d’un logiciel de pointage et de géolocalisation comme Traxxeo, mais pas exclusivement. Ce qui n’est pas exact.
«Nous avons considéré ces documents comme des faux réalisés dans le but d’obtenir la subvention CEP.»
Un service facturé 300 euros
Digital Learning dispose certes d’un agrément pour la formation à ce logiciel, obtenu auprès de la Commission congé-éducation payé du Conseil économique, social et environnemental de Wallonie (Cese). Mais selon les informations du Vif, cette structure n’emploie aucun salarié, ne dispense aucune formation et ne compte d’ailleurs pas de formateurs en son sein. «Des conventions-cadres entre Digital Learning et les entreprises bénéficiaires des formations ont été signées, assure son directeur technique. Les dirigeants de ces entreprises ont désigné des formateurs internes.» Aucune facture n’y est émise et le siège social de la société est situé dans un immeuble d’habitation.
Le marché proposé par Digital Learning aux entreprises qu’elle contacte est le suivant: l’opérateur ou le consultant qui se charge du volet administratif de la demande de subside se réserve 30% de l’aide publique de quelque 1.000 euros et l’entreprise conserve le solde, soit environ 700 euros. De la sorte, de l’argent public destiné à promouvoir la formation des salariés aboutit donc dans les poches de consultants privés. «Dans tous les dossiers vérifiés, les consultants ont fait signer aux entreprises une convention prévoyant une commission de 30% à leur verser au paiement de la subvention», confirme le Rapport de contrôle du Service public de Wallonie. De leur côté, ces consultants reversaient à Digital Learning quinze euros par attestation de formation renvoyée au Forem.
En juin 2023, le Forem fait donc état de cette suspicion de fraude devant la Commission d’agrément CEP du Cese. Y siègent, entre autres, des représentants des ministres wallon de l’Emploi et francophones de l’Enseignement, des organisations syndicales, des fédérations patronales, de l’administration. Appel est lancé aux services de l’Inspection économique et sociale de la Région wallonne pour enquêter sur ces formations qui semblent n’avoir pas été dispensées. Ceux-ci décident d’attendre que les employeurs aient introduit leur déclaration de créance, par l’intermédiaire des six consultants, au plus tard en mars 2024, avant de commencer les contrôles. Dans le viseur, les 257 sociétés qui ont sollicité ce subside pour une formation Traxxeo de 48 heures, théoriquement dispensée par Digital Learning. Elle aurait –toujours théoriquement– été suivies par quelque 8.838 travailleurs.
A partir du 10 juin 2024, détaille-t-on au Forem, une trentaine d’inspecteurs de Liège, du Hainaut et de Namur/Luxembourg/Brabant wallon débarquent à l’improviste dans les entreprises concernées: 67% des sociétés ayant sollicité ce subside entre le 1er août 2022 et le 1er août 2023 reçoivent leur visite et 85% des travailleurs concernés sont interrogés. La conclusion des inspecteurs? La fraude est formellement confirmée. L’enquête du SPW fait en effet apparaître que dans de nombreux cas, les entreprises visitées ne connaissent pas le logiciel Traxxeo et n’ont suivi aucune formation liée. Certains travailleurs étaient même en vacances aux dates mentionnées sur leur fiche individuelle de formation ou absents pour cause de maladie!
«Compte tenu des commissions mirifiques que les consultants impliqués pouvaient escompter, un rapport pénal sera rédigé à l’attention du Parquet.»
Lors de leur enquête, les inspecteurs découvriront le modus operandi utilisé. Les consultants impliqués assuraient aux entreprises démarchées qu’il suffisait de leur envoyer un fichier avec les données du personnel et leurs horaires de travail durant une période donnée. Une attestation d’assiduité était ensuite réalisée par leurs soins, ainsi qu’une fiche individuelle, justifiant les 48 heures de formation. Cette dernière, signée par l’employeur, devait accompagner la demande de créance adressée au Forem. Or, dans les 257 entreprises visées, les inspecteurs ne trouveront aucune liste de présences recevable, avec mention des dates et heures de formation telles que mentionnées sur les attestations d’assiduité.
«Cette fiche individuelle étant réalisée sur la base des fichiers demandés ou d’une attestation d’assiduité elle-même rédigée en se fondant sur les fichiers et non sur les prestations réelles de formation aux dates indiquées, nous avons considéré ces documents comme des faux réalisés dans le but d’obtenir la subvention CEP, écrivent les inspecteurs dans leur rapport final. Cette attestation d’assiduité n’a d’ailleurs pas été transmise aux travailleurs ni aux personnes de contact dans la majorité des entreprises contrôlées», comme il l’est pourtant prévu.
Sur la base de ces différents indices, les cinq consultants impliqués ainsi que le gérant de l’opérateur Digital Learning sont interrogés en septembre 2024. Au même moment, le Forem adresse un courrier aux employeurs. Les entreprises contrôlées, fautives, y apprennent que le subside demandé leur est refusé. Celles qui n’ont pas été visitées sont invitées à fournir la preuve que les formations évoquées avaient bien été dispensées. Sans retour dans le délai fixé, indiquait le Forem, leurs déclarations de créance ne seraient pas payées. Aucun employeur n’a répondu à cette demande. Leurs dossiers ont donc été automatiquement refusés. Au total, ces demandes de créance infondées représentaient quelque 8,7 millions d’euros, que le Forem, sur les conseils de l’inspection, n’a pas payés aux entreprises demanderesses.
Le 16 octobre 2024, l’inspection remet son rapport final au Forem et à la commission d’agrément CEP. «Compte tenu de la mécanique de fraude à grande échelle ici observée et compte tenu des commissions mirifiques que les consultants impliqués pouvaient escompter, un rapport pénal sera rédigé à l’attention du parquet du procureur du roi de Liège.» C’est l’auditorat du travail de Liège qui prendra finalement ce dossier en charge.
Contacté par Le Vif, M. X assure que «les formations ont bien été délivrées et que les attestations d’assiduité ont été établies sur la base de feuilles de présence signées tant par les travailleurs que par les dirigeants d’entreprise concernés. Les attestations d’assiduité ont été envoyées par voie postale à tous les chefs d’entreprise. Ces derniers ont signé tous les documents qui ont ensuite été déposés au Forem.» Ce n’est pas ce que laisse apparaître le dossier établi par les inspecteurs du SPW.
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«Borderline»
Les entreprises étaient-elles au courant de cette supercherie? Ou ont-elles fait confiance au consultant qui leur évitait de s’occuper des démarches administratives liées à l’obtention du CEP? Interrogée par les inspecteurs, une responsable du personnel assure qu’en paraphant les documents demandés, elle n’a pas pensé adresser une demande de CEP mais juste signer en vue d’obtenir un subside à la digitalisation. Un autre dirigeant d’entreprise, dans la région de Seneffe, assure que ce n’est pas sa signature qui figure sur les documents que lui présentent les inspecteurs.
«Vos pratiques nous semblent très borderline et si aide publique il y a réellement à solliciter, nous le ferons nous-mêmes et sans frais.»
Certaines entreprises se sont tout de même interrogées sur la démarche des consultants et ont cherché à se renseigner auprès du Forem. «Si ces sociétés peuvent pomper 30% du subside et qu’on est obligé de passer par elles, cela revient à dire que les subsides du Forem ne sont alloués qu’à 70% pour l’objectif annoncé. Il y a là quelque chose qui ne va pas», écrit un chef d’entreprise.
Une autre société répond à un consultant-démarcheur en ces termes: «De notre compréhension, vous souhaitez soumettre des demandes de congé-éducation payé, via un partenaire agrémenté, pour des formations qu’aucun collaborateur chez nous n’aurait réellement suivies et pour ce faire, nous devrions en plus vous transmettre les données personnelles et privées de tous nos collaborateurs. Vos pratiques nous semblent très borderline et si aide publique il y a réellement à solliciter, nous le ferons directement nous-mêmes et sans frais.»
La commission CEP n’est pas habilitée à mettre les entreprises fautives à l’amende, ni à les exclure temporairement de l’octroi de subsides publics. Un retrait d’agrément pourrait en revanche être proposé pour les opérateurs de formations pris en défaut. Et les sociétés qui ont indûment perçu de l’argent pourraient être contraintes de le rembourser.
D’autres dossiers
Un autre dossier au moins est entre les mains de la justice, depuis novembre 2024. Le Forem a alerté la commission CEP sur une deuxième possible fraude, dès lors que les noms des mêmes consultants que dans le dossier Digital Learning y figuraient. L’enquête porte cette fois sur des demandes de créance introduites par 122 entreprises, en 2021-2022, pour une formation qu’auraient théoriquement suivie 2.844 travailleurs. Le modus operandi est le même qu’avec Digital Learning. Dans ce cas-ci, l’aide publique apportée aux entreprises s’élève à quelque sept millions d’euros, déjà versés par le Forem. Un autre montant de 1,5 million est actuellement gelé, dans l’attente des conclusions de l’inspection: il porte sur des demandes déposées par 43 entreprises pour 548 travailleurs.
Un dernier dossier, enfin, porte sur un dévoiement du congé-éducation payé. Dans ce cas-ci, selon les informations du Vif, des formations ont bien été dispensées aux travailleurs mais ne correspondraient pas aux critères à respecter pour l’obtention du congé-éducation payé. Montant des subsides sollicités: 5,2 millions d’euros, déjà versés par le Forem. Les inspecteurs de la Région wallonne, sollicités en novembre 2024, indaguent toujours.
Au total, les abus observés autour du congé-éducation payé pourraient représenter jusqu’à 22,4 millions d’euros, dont 12,2 millions ont été indûment versés. Quelque 423 entreprises sont impliquées. Contactée par le Vif, la fédération patronale AKT for Wallonia, qui siège au Cese, s’est refusée à tout commentaire. L’Union des classes moyennes a quant à elle assuré qu’elle soutenait «le principe d’une lutte rigoureuse contre toute fraude aux subventions.»
En 2023, la ministre socialiste wallonne de l’Emploi, Christie Morreale, avait proposé aux interlocuteurs sociaux de revoir les règles d’application pour l’octroi du CEP et d’ainsi limiter les possibilités de dévoiement de ce dispositif. En décembre 2023, le banc patronal avait refusé la proposition soumise. Aucune réforme n’était dès lors intervenue. «Il y a un manque de volonté flagrant, du côté des fédérations d’employeurs, de résoudre ce problème de fraude et de limiter le dévoiement de cet outil, dénonce Jean-François Tamellini, secrétaire général de la FGTB wallonne. Pendant ce temps, en Wallonie, on sabre dans des budgets nécessaires au nom de la défense des finances publiques.»
Contacté, le ministre wallon de l’Emploi, Pierre-Yves Jeholet (MR), assure qu’il pratiquera la tolérance zéro en matière de fraude: «Je ne peux accepter les abus d’entreprises. Cela dit, l’efficacité de cet outil, qui coûte cher, n’est à mes yeux pas démontrée, entre autres en raison des effets d’aubaine. Je compte revoir l’ensemble des aides à la formation, l’octroi des agréments et la plus value qu’elles apportent aux travailleurs, et ferai des propositions en ce sens au dernier trimestre 2025.»