Rendac, monopole texan en Royaume de Belgique: le business puant des carcasses animales. © Getty Images

Rendac, monopole texan en Belgique: le business des carcasses animales qui coûte cher aux Régions (enquête)

Installée à Denderleeuw, l’usine Rendac, filiale de la multinationale texane Darling Ingredients, collecte et brûle les cadavres d’animaux pour les transformer en graisse et en biodiesel. Mais derrière les fumées, un monopole verrouillé à coups d’avenants et d’appels d’offres désertés qui coûte cher aux Régions.

Denderleeuw est peut-être la commune la plus texane de Belgique. En son cœur, bordant la Dendre et voisine d’habitations riveraines, l’entreprise monopolistique d’équarrissage Rendac trône sur plus de deux hectares et fait les beaux jours de l’économie denderleeuwnoise. Cette filiale flamande spécialisée dans le traitement des carcasses animales appartient au groupe américain Darling Ingredients. Une multinationale made in Texas, cotée en bourse, qui a bâti sa fortune sur le ramassage et le recyclage des déchets agroalimentaires. Carcasses d’animaux au bord des routes, bêtes d’élevage ou de compagnie, restes de viandes impropres des bouchers jusqu’aux indésirables des refuges animaliers et accidentés des vétérinaires, les transporteurs de Rendac arpentent les routes belges selon un itinéraire bien précis ou au gré des urgences des agriculteurs. Le tout est ramené à Denderleeuw, avant d’être incinéré dans de larges fours. L’essentiel part en fumée, s’échappant des cheminées du site. Une autre part est transformée en graisse, en biodiesel, gélatine ou farines vendues à l’agro-industrie.

«Quand vous arrivez à Denderleeuw, vous le savez. Certains jours, l’odeur est insoutenable. Sans parler de celle qui s’échappait du conteneur de mon camion. C’est même devenu une blague entre routiers. Si tu vois un logo Rendac sur les routes, bouche-toi le nez», raconte Nicolas, transporteur indépendant qui a travaillé pour la firme pendant près de trois ans.

Ce Bruxellois quarantenaire raconte une expérience qu’il qualifie d’impérissable: «Je venais de me lancer dans le métier. J’ai pris la première mission que j’ai trouvée et il se trouve que Rendac recrutait, comme toujours. Les routiers ne font pas carrière chez eux. D’abord, il y a l’odeur, la vue quotidienne des carcasses en décomposition. Puis il y a le management. On s’habitue plus facilement à l’odeur des cadavres qu’à la pression constante de ses employeurs. Lors de l’épisode de la fièvre catarrhale en 2024, Rendac a été débordé. Je travaillais beaucoup trop, six jours sur sept, parfois sans pause. Le tout pour un salaire pas très glorieux au vu des tâches demandées

Nicolas explique que lorsqu’un animal d’élevage meurt, Rendac doit récolter la carcasse dans les 24 à 48 heures. C’est une contrainte sanitaire non négociable émise par les Régions. Mais dans les faits, les retards font partie intégrante du processus de collecte: «Quand nous étions dans les temps, c’était une petite victoire. Il m’est déjà arrivé de ramasser un cheval en décomposition après cinq jours. Quand je suis arrivé dans l’allée de la ferme, l’odeur m’a agrippé les narines. J’ai failli vomir sur le coup. Si c’était dur pour moi, imaginez pour l’agriculteur. D’ailleurs il n’a pas manqué de me faire savoir à quel point il était furax.»

Les témoignages de clients mécontents ne manquent pas. Ils se comptent par dizaines dans la section avis de Google. En recoupant les diverses sources avec les témoignages d’agriculteurs, de vétérinaires et de responsables de refuges, ccertaines critiques reviennent: presque aucun contact avec le personnel de Rendac, tout est automatisé. Un service client qui facture les appels téléphoniques. Des retards de plusieurs jours, même en cas de fortes températures.

Des constats qui contrastent avec les positions du bourgmestre de Denderleeuw, Jo Fonck (Vooruit), et de la Fédération wallonne des agriculteurs (FWA). Pour le socialiste flamand, «geen problem. Tout se passe bien. On a bien quelques plaintes, mais notre relation avec Rendac est bonne.» Pour la Fédération, à part les retards, tout va plus ou moins bien, sauf quand il s’agit de s’adresser aux bons interlocuteurs. «On a bien quelques critiques à faire, mais nous n’avons pas envie de nous fâcher. Les prix demandés pour l’équarrissage sont abordables et couverts en partie par les Régions.»

La facture adressée à l’agriculteur est par tonnage, à environ 50 euros la tonne. Le prix pour les particuliers est moins constant et varie en fonction du déplacement et du poids. Un vétérinaire et une directrice de refuge parlent d’une centaine d’euros par mois. Un boucher de 60 à 70 euros. Une facture qui ne correspond pas au coût réel: les pouvoirs publics s’acquittent de la différence.

Un monopole façon Far West

Rendac n’a pas de concurrence en Belgique. Un monopole qui dure depuis les années 1990.

L’équarrissage fait partie des compétences des Régions, à cheval sur deux portefeuilles ministériels, de la Santé et de l’Environnement. Mais par manque d’infrastructures et d’investissements, cette activité est depuis longtemps assurée par des entreprises privées. Si jusque dans les années 1980, la Belgique comptait quatre clos d’équarrissage, ils ont tous disparu pour laisser progressivement la place à Rendac, historiquement possédée par le groupe néerlandais Vion Ingredients, mais rachetée par les Texans de Darling Ingredients en 2013 pour 1,6 milliard d’euros. Depuis, ils ont gagné tous les appels de marchés publics. Quand il y en avait.

En Wallonie, les contrats se renouvellent depuis 2002 (alors sous Vion Ingredients) à coups de prolongations d’un an. En consultant les archives du Service public de Wallonie depuis cette date, on dénombre seulement deux marchés publics formels en plus de 20 ans, à chaque fois avec un seul candidat: Rendac. La Cour des comptes pointait dès 2011 des irrégularités: «Le marché initial a été attribué sans mise en concurrence préalable.» Même scénario en 2015: malgré un appel d’offres ouvert, Rendac reste seule candidate. Entre 2017 et 2020, la Wallonie débourse ainsi 22 millions d’euros directement à l’entreprise texane pour assurer l’équarrissage. Faute d’avoir organisé un nouvel appel de marché, le gouvernement wallon prolonge depuis 2021 ce contrat par avenants annuels successifs, ajoutant chaque année six millions d’euros supplémentaires. Résultat, depuis 2002, la facture wallonne atteint environ 136 millions d’euros.

L’inspection des finances wallonnes a à plusieurs reprises averti du caractère sensible de cette situation. En novembre 2023, à la suite d’une troisième demande de la Région wallonne de prolongation du marché pour quinze mois, elle statue en disant: «L’IF ne peut que s’étonner de recevoir aussi tardivement une demande relative à la prolongation d’un marché normalement échu et devant démarrer le 1er janvier 2023. Elle prend acte des éléments d’explication transmis par l’Administration tout en soulignant que la société Rendac agit en situation de monopole pour ces prestations sur le territoire de la Région wallonne.» La Région et Rendac ont donc été en règle quatre mois sur quinze du 1er janvier 2023 au 31 mars 2024.

La Flandre, elle, ne s’encombre pas de marchés publics. Depuis les années 1990, elle verse directement des «subventions Rendac» via ses arrêtés budgétaires annuels. Ces arrêtés totalisent près de 172 millions d’euros d’argent public flamand versés aux installations texanes de Denderleeuw: 4,5 millions d’euros durant les années 1990, 48,4 millions entre 2001 et 2007, puis environ sept millions chaque année depuis 2008. Un financement régulier, sans appel d’offres, qui ne trouve jamais le moindre concurrent.

Addition faite, ce sont donc plus de 300 millions d’euros qui ont été injectés par les Régions vers Rendac depuis les années 1990. Pour Bertrand Candelon, professeur de finances internationales à l’UCLouvain, c’est un manque à gagner important pour l’économie publique. «Il faut évidemment se méfier d’une situation de monopole, et d’autant plus quand elle facture aux institutions publiques. Il y a deux grands risques. L’absence de concurrence prive les pouvoirs publics de tout levier de négociation sur les prix, ce qui peut conduire à des surfacturations structurelles. Ensuite, un tel monopole crée une dépendance critique. Si l’opérateur unique rencontre une défaillance technique, financière ou logistique, il n’existe aucun filet de sécurité immédiat pour assurer la continuité du service.»

Dépendance américaine au prix fort

Si la Wallonie et la Flandre alimentent Rendac depuis les années 1990, c’est en grande partie en raison des contraintes sanitaires drastiques imposées par la législation européenne. Chaque pays membre doit gérer la collecte, le transport et la destruction des déchets animaux à haut risque (catégorie 1), potentiellement contaminés par des maladies transmissibles à l’homme et aux animaux d’élevage. Or, seuls les opérateurs disposant d’infrastructures homologuées par Bruxelles peuvent traiter ce type particulier de matières organiques. Rendac possède justement une telle installation à Denderleeuw, agréée par la Direction générale Santé et sécurité alimentaire de la Commission européenne, répondant à toutes les exigences du règlement sanitaire.

Une situation exceptionnelle qui explique la position de monopole de l’entreprise texane en Belgique. Mais Rendac n’est pas seulement une particularité belge. Aux Pays-Bas aussi, le groupe américain domine le marché, contrôlant pratiquement à lui seul le traitement des déchets d’abattoirs et des carcasses animales. Depuis son rachat par Darling Ingredients en 2013, l’entreprise néerlandaise Rendac-Sonac est devenue «une machine à cash particulièrement efficace, dont les agriculteurs néerlandais font les frais», titre Follow the Money, média hollandais d’investigation.

En dix ans, Rendac a augmenté ses tarifs aux éleveurs de 28% pour la collecte des petites carcasses et de 7% pour celle des bovins. Durant cette même période, Darling Ingredients a vu ses bénéfices nets multipliés par six.

En Europe, ce groupe américain est aujourd’hui présent dans plus d’une dizaine de pays. En Allemagne, France, Espagne ou encore en Italie, ses filiales absorbent progressivement les acteurs locaux historiques, profitant des barrières à l’entrée naturelles pour les nouveaux concurrents (investissements élevés, flotte spécialisée, obligations strictes de traçabilité GPS et de tests sanitaires.) Ces contraintes techniques, administratives et financières rendent extrêmement difficile l’arrivée de nouveaux concurrents, confortant ainsi Rendac dans son rôle de leader incontesté sur le marché européen.

Selon l’économiste Bertrand Candelon, cette situation monopolistique dépasse les seuls enjeux financiers régionaux pour devenir un problème stratégique européen. «Le véritable risque, au-delà des surfacturations éventuelles, c’est la dépendance systémique à un opérateur étranger. Dans un secteur aussi sensible, cela équivaut à confier une partie cruciale de notre sécurité sanitaire à une société cotée à New York. Et à la moindre crise technique, sociale ou financière, les Régions belges, comme les autres pays européens où Rendac est implantée, se retrouvent sans filet.»

Malgré les avertissements réguliers des autorités financières et des institutions européennes, les Régions belges peinent à rompre ce cercle vicieux. En Wallonie, un nouveau marché public doit théoriquement s’ouvrir avant le 31 juillet 2025. Mais une source interne au ministère wallon de la Santé pense déjà connaître le gagnant à l’avance: «Tout porte à croire que Rendac restera seule en lice, faute d’adversaire crédible. Les acteurs pour ce genre d’activités ne courent pas les rues. Il est donc peu probable que la situation actuelle évolue à court terme.»

Sebastian Feyten, directeur général de Rendac pour le Benelux, n’a pas donné suite à nos nombreuses questions mais a répondu que «leur collaboration avec le Service public wallon fonctionne très bien.»

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