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L’Etat aide (beaucoup) les entreprises. Avec quel résultat?

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Les pouvoirs publics ont consacré environ 51 milliards d’euros en 2022 au soutien des entreprises privées lucratives, via des réductions de charges et d’impôts, notamment. Un pactole nécessaire pour éviter leur fuite vers d’autres cieux et les pertes d’emploi?

En 2022, les pouvoirs publics ont consacré quelque 51,9 milliards d’euros sous forme d’aides multiformes aux entreprises privées lucratives. Selon le calcul élaboré par les chercheurs du réseau Econosphère, ce montant représente environ 9,2% du produit intérieur brut et 17,6% des dépenses publiques.

Comment les auteurs de l’étude ont-ils abouti à cet impressionnant montant? En distinguant trois canaux distincts pour acheminer ces aides financières aux entreprises privées.

Le premier porte sur la diminution progressive, ces dernières années, des taux des prélèvements obligatoires, sous forme d’impôts ou de cotisations sociales. Ainsi, rappellent les chercheurs d’Econosphère Bruno Bauraind, Clarisse Van Tichelen et Franco Sebastian, le taux de base des cotisations patronales est passé de 32,4% à 30% en 2016 puis de 30 à 25% en 2018. Le manque à gagner pour les caisses de la sécurité sociale, calculé par le Bureau du Plan, s’élève à 7,8 milliards d’euros en 2023 pour les branches d’activité marchandes, en ce compris les secteurs de la santé et de l’action sociale. En retranchant ceux-ci, le montant des transferts est ramené à 6,7 milliards d’euros.

Depuis les années 1990, certes lointaines, le taux nominal de l’impôt des sociétés a lui aussi été revu systématiquement à la baisse: de 43%, il est passé à 33% en 2003, à 29% en 2018 puis à 25% en 2020. Avec quel manque à gagner pour les finances publiques? «A notre connaissance, glissent les auteurs de l’étude, aucune institution ne calcule systématiquement le montant des recettes fiscales perdues de ce fait.» Mais en se fondant sur des analyses de la Banque nationale portant sur les années 2018 à 2021, on peut établir par projection qu’en 2023, ce manque à gagner pèse quelque 5,4 milliards d’euros. Total de ces deux paramètres: 12,1 milliards.

«Mais que se serait-il produit en l’absence des changements de taux?», interroge Etienne de Callataÿ, économiste en chef d’Orcadia Asset Management? C’est une donnée dont nous ne disposons pas et qui permet pourtant de remettre ce raisonnement en perspective.»

Le deuxième domaine exploré par Econosphère concerne les subventions directes accordées par l’Etat ou la sécurité sociale aux entreprises, «sans contrepartie, selon la définition d’Eurostat, dans le but d’influencer leurs différentes politiques». Dans cette catégorie, les subventions sur les produits représentent 3,8 milliards d’euros en 2023. Elles concernent par exemple le soutien financier accordé à l’éolien offshore. Les aides à l’investissement se chiffrent, elles, à 2,6 milliards d’euros en 2023.

Quant aux subsides salariaux, ils concernent les réductions de cotisations patronales qui ciblent certaines niches: les jeunes travailleurs qui seraient engagés, par exemple, mais aussi les demandeurs d’emploi de longue durée ou les travailleurs âgés. Sont aussi intégrées dans ce calcul les dispenses de précompte professionnel sur le travail de nuit, le travail des chercheurs ou les heures supplémentaires. «Il s’agit bien d’un subside aux entreprises privées, souligne l’étude, puisque les employeurs ne versent pas le précompte professionnel dû à l’Etat alors que celui-ci est décompté de la fiche de paie des salariés.» S’ajoutent, enfin, les subsides régionaux, essentiellement orientés vers le secteur des titres-services. Soit 13,7 milliards d’euros. «Entre 1995 et 2023, les subsides salariaux ont été multipliés par sept», souligne l’étude.

Au total, l’étude comptabilise 20,1 milliards d’euros pour cette deuxième catégorie de soutiens aux entreprises en 2023. «Il faut contextualiser tout ça, insiste Eric Dor, directeur des études économiques à la School of Management de l’Université catholique de Lille. La préoccupation des Etats est de garder les entreprises sur leur territoire ou d’en attirer de nouvelles. Ce sont les règles du jeu. On peut le déplorer mais c’est ainsi. D’ailleurs, malgré le soutien apporté aux entreprises, le coût salarial reste extrêmement élevé en Belgique. Dans une série de secteurs comme l’horeca, le commerce et l’industrie, le pays figure chaque fois dans les trois premières places de ce classement européen.»

Enfin, la troisième catégorie concerne des réductions de prélèvements obligatoires par rapport à la norme de référence. Pour étayer leur raisonnement, les chercheurs d’Econosphère se sont appuyés sur un inventaire annuel concocté par le SPF Finances, dont la Cour des comptes a épinglé le manque de transparence et d’exhaustivité et regretté l’absence d’un inventaire consolidé pour tous les niveaux de pouvoir. Le montant des réductions parafiscales qui ne sont pas considérées comme des subventions directes s’élève à 1,5 milliard d’euros. Il faudrait encore y ajouter les réductions fiscales liées à l’impôt des sociétés et aux accises dont bénéficient les entreprises, un montant toujours actuellement inconnu pour l’année 2023. Mais en reprenant le dernier montant disponible, soit celui de 2022, les chercheurs d’Econosphère aboutissent par projection, en analysant chaque dérogation au système général de prélèvements accordée à certains secteurs d’activités ou certains types d’entreprises, qu’elle soit fiscale, parafiscale, liée aux accises ou à l’impôt des sociétés, à un manque à gagner pour l’Etat de 19,3 milliards d’euros.

Il est à noter que l’étude a expurgé de ses calculs les entreprises privées non lucratives, représentatives du secteur associatif, qui accomplissent, soutenues par de l’argent public, des missions d’intérêt général. «Nous avons retranché ces organisations des données puisqu’elles n’ont pas vocation à fonctionner sans le soutien de l’Etat», éclairent les chercheurs.

Prudents, ceux-ci précisent qu’ils ont effectué leurs calculs avec les données publiquement disponibles, les dernières en date remontant à 2022. Cette première estimation, insistent-ils, gagnerait à être complétée et affinée davantage, cet inventaire n’étant pas exhaustif. «Ce soutien public aux entreprises privées lucratives n’en est pas moins en constante augmentation depuis les années 2000, soulignent les auteurs de l’étude: il représentait 12% des dépenses publiques en 2003 et 17,6% en 2022.»

Aides: une culture de l’évaluation inexistante

Voilà donc pour le constat: 51,9 milliards d’euros ont bien quitté les caisses des pouvoirs publics à destination des entreprises privées lucratives en 2022. Qu’en ont-elles fait? A quoi cet argent a-t-il servi? L’objectif visé a-t-il bien été atteint? C’est là que le bât blesse. Car la Belgique n’est pas coutumière d’une culture de l’évaluation. «Et quand évaluation il y a, on n’en tient pas compte pour corriger le tir», soupire un économiste.

La prise en charge par l’Etat, via ces aides, d’une partie du coût salarial des travailleurs, vise clairement à faire baisser celui-ci. On sait que la Belgique pratique l’un des coûts salariaux les plus élevés d’Europe. Le soutien de l’Etat aux entreprises vise donc d’abord à éviter que celles-ci ne plient bagages et ne filent s’installer dans un pays où payer un travailleur leur coûtera moins cher, en vertu de l’impitoyable principe de concurrence.

«Si 100 euros d’aide aux entreprises permettent de créer de la valeur et/ou de l’emploi, ce sont des cotisations sociales, des impôts et de la consommation en plus et moins de dépenses de sécurité sociale», argumente Lionel Artige, professeur à l’école de gestion de l’ULiège. Cela se calcule.»

Rien n’indique toutefois que l’argent public permette effectivement de créer de nouveaux emplois ni même de les maintenir, faute d’évaluation de l’efficacité de ces mesures. L’actualité évoque régulièrement des entreprises qui ont été largement subventionnées et qui, pourtant, se séparent d’une partie de leur personnel voire même, comme Audi Bruxelles, ferment leurs portes. «Audi a délocalisé ses activités au Mexique parce qu’y produire est moins cher qu’ici», rappelle Eric Dor. Faut-il en conclure que soutenir financièrement les entreprises ne sert à rien? «Disons qu’on a gagné quelques années pendant lesquelles Audi est restée à Bruxelles, avec des milliers de postes à la clé, répond-il. On a espéré que la robotisation et la montée en gamme des véhicules suffirait à assurer sa rentabilité.» En vain.

Tout profit pour les entreprises?

Les auteurs de l’étude assurent quant à eux que ces aides massives s’expliquent, non pas par des arguments liés à l’emploi et à la compétitivité des entreprises, mais par la volonté, pour l’Etat, de garantir un certain profit aux propriétaires, presque sans conditions puisqu’ils ne sont pas tenus de rembourser lorsqu’ils ne respectent pas leurs engagements, c’est-à-dire a minima garantir l’emploi.» «Cette conclusion, non fondée, est l’œuvre de chercheurs engagés et militants», cinglent plusieurs économistes interrogés par Le Vif. Pourtant, en 2021, la Banque nationale de Belgique, que l’on ne peut soupçonner de gauchisme radical, pointait déjà les dépenses publiques affectées aux subventions salariales destinées aux entreprises comme particulièrement élevées en Belgique en comparaison avec les pays voisins.

Pour les auteurs de cette recherche, «cette étude met en évidence la complexité et les limites inhérentes à la consolidation des données sur le soutien public aux entreprises privées lucratives. Les lacunes observées dans la transparence, l’exhaustivité et l’harmonisation des données illustrent une absence de volonté politique claire pour objectiver ces transferts financiers massifs. Ces données restent fragmentées, rendant difficile une évaluation rigoureuse.»

«Il y a d’office des effets d’aubaine, reconnaît Eric Dor. Nous n’avons aucune certitude que ces aides sont nécessaires. Mais en conditionner l’attribution est quasi impossible car une entreprise à qui on demanderait des comptes pourrait toujours argumenter que la situation économique mondiale, changeante, l’oblige à revoir ses engagements. La moindre des choses, en revanche, serait d’évaluer l’effet de ces soutiens financiers.»

«On ne mesure pas bien les effets retours de ces mesures, confirme l’économiste Bruno Colmant. L’Etat espère favoriser de la création de richesses mais si celle-ci est avérée, elle ne dépasse pas, en général, 40% des sommes investies au départ par les pouvoirs publics. Or, prouver que le subside reçu sert à quelque chose et prouver à quoi il a servi serait possible. Dans un système idéal, c’est une bonne chose que l’Etat stimule l’activité des entreprises mais en contrepartie, il doit exiger d’elles, a minima, un rapport social, qui démontre entre autres son effet sur le volume de l’emploi ou de la recherche et développement.» Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Maigre consolation: en France, les sénateurs se penchent eux aussi sur l’utilité des aides publiques aux grandes entreprises. Avec un constat similaire à celui que l’on pose en Belgique. «Le Sénat aimerait simplement disposer de chiffres et d’évaluations concrètes et à partir de là, faire des choix politiques, exposait ainsi le rapporteur de la commission d’enquête du Sénat sur le sujet, Fabien Gay. (…) Lorsqu’on demande à toutes les administrations s’il existe des tableaux de bord, on nous répond que non. Peut-on recenser ces aides entreprise par entreprise? Impossible. Quant aux évaluations, tout le monde nous répond que nous ne disposons pas des outils pour les réaliser. Comment prendre les bonnes décisions politiques dans ces conditions?» L’herbe française, finalement, n’est pas vraiment plus verte que celle des pâtures de Belgique…

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