La baisse de fréquentation des marchés et la disparition progressive de leurs confrères ne les effraient pas. Parce que les nouveaux commerçants ambulants ont le sentiment que leurs services sont toujours essentiels. Précisément là où ils vont, aux horaires qu’ils proposent.
Il y a de la place pour un lit, la machine de soins du visage, un évier, un frigo, plusieurs tiroirs où sont notamment entreposés coussins et essuies. Et tout tient dans huit mètres carrés. Il est 15h30. Anne Gérard ferme la porte du véhicule, les rideaux, lance une musique douce et fige une lumière tamisée pour accueillir sa dernière cliente du jour. Son petit cocon n’a plus rien de l’ambulance royale qu’elle a rachetée aux enchères pour l’agencer en un minuscule centre de bien-être appelé FlowZen. Familiarisée au service à domicile pendant le Covid, la Jamboise a opté pour l’itinérance complète l’été dernier après un investissement conséquent dans le fourgon, son aménagement et toutes les homologations. «Maintenant, je n’ai plus d’autres charges que le diesel et les impôts, sourit l’esthéticienne dynamique. Pas de loyer ni de parking à payer, pas de carte de commerçant ambulant à acheter, puis mes panneaux solaires m’offrent une autonomie énergétique de 24 heures.» Deux à trois jours par semaine, la spécialiste en soins du corps trimballe son camion –elle a passé son permis C– aux quatre coins de la Wallonie. Tantôt à la demande de privés ou d’entreprises, tantôt à des endroits stratégiques où elle laisse place à l’imprévu. «On prône partout l’idée de se faire du bien, mais ce n’est pas encore entré dans les mœurs des Belges, souffle-t-elle. Alors je rends ce service accessible au pas de leur porte, au travail ou à domicile, et même en soirée. Parce que la plupart des instituts ferment à 18 heures.» Quelques semaines après son arrivée sur les routes, Anne a déjà pu expérimenter une autre forme de clientèle, plus fidèle. L’ancienne décoratrice d’intérieur s’amuse. Et savoure cette liberté qui lui apporte des échanges parfois très intimes. «On me propose régulièrement le café, parfois un repas. Moi, je joue mon rôle d’oreille amicale. Le massage délie les langues et certains versent une larme dès que je les touche tant ils sont en manque de contact humain.»
Retoucher le secteur
Selon l’Association du management de centre-ville (AMCV), le taux de cellules vides au cœur des cités wallonnes est passé de 12,6% en 2020 à 20,9% l’année dernière. Et les villages ne sont pas mieux lotis, confrontés à l’exode rural et à la concurrence des centres commerciaux réfugiés en zonings. Quant aux marchés, «il y a dix ans, la Batte à Liège attirait 100.000 visiteurs en été et 50.000 en hiver. Aujourd’hui, ces chiffres sont divisés par deux, regrette Léonard Monami, président de la Fédération nationale des commerçants ambulants. A cette désertification s’ajoutent les prix de l’emplacement et du diesel. Avec cinq euros par heure en poche, pas étonnant que beaucoup jettent l’éponge.»
D’autres, en revanche, entendent redynamiser le métier en diversifiant une offre qui va désormais de la coiffure à l’épicerie, de la kinésithérapie à la fleuristerie. En adaptant lieux et horaires. Difficile néanmoins d’avoir une vision chiffrée de l’ampleur du phénomène. Les commerçants et artisans ambulants sont facilement amalgamés aux vendeurs de marchés et aux forains, tandis que les professionnels de la santé restent référencés comme tels, qu’ils soient itinérants ou non. «Ces nouveaux entrepreneurs qui contrarient le déclin de la vente ambulante sont là avant tout par passion d’un métier, souligne Olivier Vandenabeele, spécialiste du commerce chez UCM. Ils veulent rester au contact des gens tout en proposant des services que l’on ne trouve pas ou plus dans des lieux délaissés en matière d’offres commerciales, et même dans les grandes surfaces.»
«Maintenant, je n’ai plus d’autres charges que le diesel et les impôts.»
Pour Sophie Demez, la perspective de s’évader de chez elle l’a définitivement poussée à faire aménager une caravane en atelier de retouches mouvant. «Je sors deux fois par semaine pour des périodes de travail de trois heures à Herve et à Thimister», affirme la quadra, qui voulait disposer d’un lieu extérieur où rencontrer ses clients, en dehors de sa maison, où elle consacre son temps à son ouvrage, du Cabrel dans les oreilles. Depuis deux ans, ses choix d’emplacements séduisent les consommateurs, qui se disent plus à l’aise de venir à sa rencontre dans l’espace public plutôt que chez elle, où ils sont gênés d’entrer dans son intimité.
Un service précieux
Depuis la fin de sa formation secondaire en couture, la Liégeoise a toujours raccommodé des vêtements pour sa famille nombreuse. Petit à petit, des cousins ont également fait appel à ses services. Puis des amis, des connaissances. Alors la citoyenne de Froidthier a pris un registre de commerce et s’est inspirée d’une coiffeuse nomade rencontrée en Ardèche pour mettre sur pied son concept. «A moins de 750 kilos, une caravane ne coûte rien en assurance et mise en circulation», avance la couturière, toute heureuse de proposer un service précieux dans une région par ailleurs peu desservie en transports en commun. «La plupart des clients viennent à pied ou à vélo, mais certains débarquent de Liège. Il faut dire que le métier se perd: la majorité des élèves des écoles de couture préfèrent la confection à la retouche, pourtant essentielle en ces temps propices à la seconde main.» Il faut compter entre une et deux semaines de délai pour récupérer un ouvrage confié à Sophie. Souvent, ça plaît. Un jour, une cliente l’a même pratiquement prise dans ses bras en voyant son tee-shirt réparé. «Je fais une majorité d’ourlets et de petits raccommodages, donc je gagne parfois à peine deux euros», tempère l’artisane du textile. Fil’ambul by So ne pourrait pas être mon activité principale. Elle exerce donc un deuxième métier de professeure… de couture. Ce qui lui convient parfaitement. «De toute façon, je suis mauvaise vendeuse. J’ai déjà refusé de prendre une robe parce que je trouvais qu’elle allait comme un gant à la cliente (rires).»
«La mauvaise réputation conférée aux marchands ambulants a contribué à amorcer le déclin de l’activité.»
Le commerce est né ambulant. Pendant des millénaires, des marchands ont apporté leurs biens directement aux acheteurs et cette forme de commerce a dominé la plupart des sociétés, notamment au Moyen Age, considéré comme une période dorée pour le colporteur grâce aux innombrables foires. Plus tard, au XVIIIᵉ siècle, la profession sera reconnue et encadrée avant de mettre un genou à terre à partir de la Révolution industrielle, avec la sédentarisation des boutiques. «Les autorités locales n’hésitèrent pas […] à enserrer le commerce ambulant dans un cadre juridique toujours plus étroit faisant montre à son égard d’une grande méfiance qui frôlait parfois l’hostilité», écrivait en 1985 Serge Jaumain dans Un métier oublié: le colporteur dans la Belgique du XIXᵉ siècle. Le professeur d’histoire contemporaine de l’ULB argue que la mauvaise réputation conférée aux marchands ambulants –notamment par les sédentaires– a contribué à amorcer le déclin de l’activité.
Aujourd’hui, elle renaît néanmoins sous d’autres formes, comme le service direct en entreprise. «On pense évidemment aux food trucks lors des événements, mais des nettoyeurs de voiture investissent par exemple les parkings des employés, pose Olivier Vandenabeele, de l’UCM. Avec accord du propriétaire pour un terrain privé et de la commune pour la place d’un village, il est aussi possible de choisir son emplacement et son horaire. Pour s’affranchir ainsi des calendriers fixes des marchés organisés en journée, quand la plupart des clients potentiels sont au travail. Les communes ont un rôle essentiel à jouer dans la prolifération de ces commerces essentiels en accentuant encore la délivrance d’accès aux lieux publics.»
Ce mercredi, Vanessa Muller a installé son camion baptisé «Sourire aux livres» sur la place d’Habay-la-Neuve. «L’avantage de l’itinérance, c’est que l’on peut prendre le temps de sentir si l’activité fructifie à un endroit précis avant de décider d’y revenir ou non.» Derrière son comptoir en bois, la Gaumaise relève la tête sur les quelque 1.500 livres qui colorent son véhicule. Elle ne peut cacher sa préférence pour les thrillers, mais assure la diversité de ses étalages et essaie de promouvoir les auteurs de la région, avec lesquels elle organise parfois des séances de dédicace. «Je fonctionne essentiellement par commande», glisse cette ancienne coiffeuse à domicile, contrainte à la reconversion à la suite d’une fibromyalgie. «Les clients savent d’emblée que l’attente dépend avant tout de la cadence de mon passage dans leur village, quinze jours ou un mois plus tard. Cela change la temporalité de leurs achats, mais ils profitent d’autres avantages.»
Outre les conseils et le contact direct, communs avec les libraires classiques, la citoyenne de Bleid tire en effet parti de son ultra proximité géographique avec les acheteurs. «J’apprécie l’idée de pouvoir amener la littérature dans des lieux plus reculés où vivent des gens qui n’iraient pas forcément acheter un livre d’eux-mêmes.» L’été dernier, deux cyclistes ont croisé son véhicule lors d’une promenade à deux pas de la frontière française. Ils sont entrés puis ressortis, chacun avec un livre. «Je ne suis pas sûre qu’ils se seraient arrêtés dans une boutique classique.» De toute façon, à cet endroit de l’arrière-pays gaumais, il n’y en a pas.