Pour protéger leurs investissements, des sociétés se retournent contre des Etats jusqu’à entraver leur action, notamment en faveur du climat. L’arbitrage d’investissement est-il dévoyé?
Le 30 novembre, les Honduriens choisiront entre une candidate de gauche et deux candidats de droite, principales personnalités en lice, un successeur à la présidente Xiomara Castro, issue du parti Libre, de gauche. Sous son mandat, le Honduras s’est retiré du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi). Entre 2023 et 2024, l’Etat hondurien a été visé par quatorze plaintes devant cet organisme lié à la Banque mondiale, pour des contentieux concernant des investissements opérés pendant la période des pouvoirs autoritaires installés après le coup d’Etat de 2019. Parmi elles, celle des concepteurs de l’île des milliardaires de la Silicon Valley, Próspera.
La décision de retrait du Cirdi, rare, illustre les pressions que font peser sur les Etats des entreprises soucieuses de leurs investissements jusqu’à s’opposer à des politiques publiques. Docteure de l’Ecole de droit de Sciences Po Paris, la chercheuse en droit international économique Amina Hassani publie un essai très instructif sur l’arbitrage d’investissement, La Justice du capital (1). Explications.

Pourquoi l’arbitrage d’investissement contemporain naît-il au moment de la chute des empires coloniaux?
C’est une question qui est profondément liée à celle de l’extractivisme fossile. Dans mon livre, je prends l’exemple de l’Algérie et de la découverte du pétrole en pleine guerre d’indépendance. A ce moment-là, la France et les compagnies pétrolières se mettent en quête de stratégies juridiques pour sauver l’extractivisme fossile. En droit, la manière d’envisager la possession de la terre est la souveraineté d’un Etat sur un territoire, et la propriété. En l’occurrence, la France va tenter d’asseoir sa souveraineté. Elle va le faire de différentes manières, notamment en insérant l’Algérie dans la construction économique européenne. L’Algérie est mentionnée à l’article 227 du Traité de Rome comme un espace où s’organisera aussi la libre circulation des marchandises, des capitaux, etc. Sauf que la guerre d’indépendance s’intensifie et que la pression au niveau international grandit, à l’ONU qui déplore les pertes humaines, à Bandung (NDLR: sommet dans la ville indonésienne réunissant 29 Etats africains et asiatiques) qui voit la naissance du tiers-monde en 1955. La France se rend compte qu’elle ne va pas pouvoir maintenir sa souveraineté sur le Sahara et ses ressources. Avant même l’indépendance de l’Algérie, Paris envisage en 1958 d’insérer l’arbitrage dans la loi censée régir le sous-sol du pays, donc les concessions pétrolières. Le Conseil d’Etat en France le refuse. Finalement, l’arbitrage sera imposé en 1962 à l’indépendance de l’Algérie dans les accords de décolonisation d’Evian. L’idée est de protéger la propriété des concessions pétrolières dans le Sahara devenu algérien par des juges privés qui ne dépendent pas des juridictions algériennes. La France opère ainsi en Algérie parce qu’elle voit que les Britanniques font la même chose dans leur empire. Les préoccupations des compagnies pétrolières sont les mêmes partout dans le monde. La question est de savoir comment, dans un monde postcolonial, les zones d’extraction seront préservées. Par le droit et par une justice privée, qui est l’arbitrage.
Quel rôle les nationalisations de l’Anglo-Persian Oil Company par l’Iran en 1951 et du canal de Suez par l’Egypte en 1956 vont-elles jouer dans ce processus?
Les Occidentaux voient que le tiers-monde peut décider de reprendre en main ses ressources. Ces nationalisations sont un traumatisme pour les entreprises extractivistes. Elles montrent que peut potentiellement s’opérer un échappement des capitaux. C’est la raison pour laquelle il faut imaginer des solutions pour les préserver dans ces empires déclinants et au niveau mondial. C’est ainsi que l’idée d’une protection mondiale apparaîtra en 1965 sous la forme du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi), la grande institution qui abrite la plupart des arbitrages en la matière.
Est-ce une forme d’institutionnalisation de l’arbitrage?
Oui. Le Cirdi est lié à la Banque mondiale. C’est une institution qui abrite ces litiges en vertu de la Convention de Washington.
Pourquoi 163 Etats ont-ils ratifié la Convention de Washington qui instaure le Cirdi alors que, surtout dans le Sud, les arbitrages peuvent s’avérer défavorables aux Etats? La crainte d’être exclu du marché économique mondial explique-t-elle cette adhésion?
Il y a effectivement l’idée de faire partie de ce marché. La Convention de Washington et les traités bilatéraux d’investissements (TBI), dans lesquels prend vie la justice du capital, forment une immense carte de circulation sécurisée des capitaux sur laquelle les Etats veulent apparaître. Mais les premiers qui y adhèrent ne se rendent pas compte de ce que cela va impliquer en matière de protection des investisseurs étrangers au détriment de leur souveraineté. Ce n’est que lorsque les premiers arbitrages vont contraindre les pays du Sud que ces derniers vont réaliser la puissance de cette justice. Faire partie de cette course mondiale à l’attraction des capitaux domine encore aujourd’hui. L’arbitrage apparaît dans ce monde du capitalisme global comme un moyen de sécuriser les capitaux des multinationales qui investiront partout dans le monde.
Les traités d’investissement bilatéraux assoient-ils aussi la pratique de l’arbitrage?
Oui. Il doit y avoir quelque 2.500 TBI en vigueur dans le monde aujourd’hui. Cette bilatéralisation s’est accrue après l’échec de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), négocié au sein de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), qui prévoyait un immense traité par lequel il serait possible aux investisseurs de poursuivre les Etats. Ce projet a échoué, notamment avec la naissance du mouvement altermondialiste qui a totalement rejeté le traité pour le monde qu’il allait instituer, celui de la globalisation néolibérale.
Sont-ce les contestations de l’Alena en Amérique du Nord, du TTIP (UE-Etats-Unis) et du Ceta (UE-Canada) en Europe qui ont mis en lumière les risques de l’arbitrage d’investissement?
Les pays du Sud, qui le subissent depuis longtemps, se sont rapidement rendu compte de ce que cela impliquait. Lorsque ces arbitrages ont commencé à toucher les pays du Nord, notamment dans le cas de l’Alena avec des entreprises canadiennes qui ont poursuivi les Etats-Unis, la lumière a été mise sur ce dispositif. Puis, lorsque l’on a voulu l’importer dans les traités de libre-échange, comme le TTIP et le Ceta, des manifestations importantes ont eu lieu en Europe.

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Les décisions des tribunaux d’arbitrage d’investissement favorisent-elles en majorité les entreprises ou est-ce plus partagé?
Il y a des affaires où l’Etat gagne. Quand les premiers rapports des ONG ont été publiés et ont exposé sur la place publique ce qu’était l’arbitrage d’investissement et ce qu’il impliquait, une des réponses du milieu de l’arbitrage fut de montrer que les Etats ne perdaient pas systématiquement. Or, si on se fonde uniquement sur les chiffres des décisions favorables aux Etats et celles favorables aux entreprises, on ne peut pas parfaitement saisir le problème que pose l’arbitrage. Il faut considérer l’un de ses principaux effets: l’effet dissuasif sur la prise de décision publique. Prenez l’exemple de l’Allemagne poursuivie pour sa décision de sortir du nucléaire: les sociétés réclamaient quatre milliards d’euros, les parties ont transigé à deux milliards. Il y a un effet dissuasif pour d’autres Etats qui peuvent légitimement penser que s’ils décident aussi de sortir du nucléaire, ils seront également poursuivis et que pareille compensation sera exigée. Un des effets les plus contestés de l’arbitrage, au-delà de permettre à des sociétés de poursuivre des Etats, est cette faculté de dissuasion qui a été théorisée par des chercheurs. Aujourd’hui, il est d’ailleurs intéressant d’observer qu’une des solutions proposées pour réformer cet arbitrage est de mentionner explicitement dans les traités le droit des Etats de réglementer, ce qui confine à l’absurde puisque réglementer relève du pouvoir régalien de l’Etat.

La menace de l’arbitrage peut donc peser sur les politiques publiques?
On le voit en Europe avec le Traité sur la Charte de l’énergie. C’est un accord multilatéral qui visait à sécuriser les approvisionnements énergétiques en Europe. Mais les Européens se sont aperçus que ce traité, via notamment le mécanisme d’arbitrage, les empêchait de répondre à leurs objectifs climatiques. C’est du moins l’argument qui a été avancé par Emmanuel Macron pour s’en retirer. Le Giec a également mentionné l’arbitrage d’investissement comme un verrou empêchant de se conformer à l’Accord de Paris sur le climat et certains de ses experts ont prôné la sortie du Traité sur la Charte de l’énergie. Certaines études ont évalué ce que pourrait coûter aux Etats de se conformer aux objectifs de décarbonation. Si toutes les entreprises d’extraction fossile recouraient à l’arbitrage pour contester leurs politiques climatiques, ce serait plus de 340 milliards de dollars de compensations financières qui pourraient être exigés. Face à un tel montant, on imagine que les Etats vont réfléchir à deux fois avant de s’engager dans des politiques vraiment efficaces en la matière. Cela s’observe également en matière sociale. L’Egypte, par exemple, a été poursuivie pour avoir augmenté le salaire minimum après le printemps arabe…
Vous pointez la confusion des rôles qui peut apparaître parfois parmi les acteurs de ces cours d’arbitrage, une même personne pouvant être avocat dans une affaire et juge dans une autre. Cela entraîne-t-il une sorte de défense corporatiste?
C’est une corporation fermée. Pourquoi peut-on être nommé arbitre dans une affaire et avocat-conseil dans une autre? Parce qu’arbitrer n’est pas une fonction. Un juge est nommé, soit en tant que fonctionnaire, soit, dans le cadre de certaines fonctions (par exemple, à la Cour européenne des droits de l’homme), pour un nombre déterminé d’années. L’arbitrage, en revanche, est considéré comme une mission. On est missionné pour une affaire précise. On peut donc être nommé ponctuellement comme arbitre dans une affaire, et occuper la position d’avocat dans une autre. Il y a une interchangeabilité des rôles qui leur a aussi permis de construire l’arbitrage comme une «technologie» dont ils possèdent la totale maîtrise: comprendre quels sont les intérêts des entreprises, comment les juger, comment l’Etat peut se positionner… Alors que dans la justice étatique, il serait impensable que le juge puisse être dans le même temps avocat.
Vous expliquez que c’est un domaine tellement spécialisé que certains grands cabinets peuvent suggérer anticipativement certaines actions à des sociétés…
Le travail des ONG documente énormément cette pratique. Dès lors qu’une crise se profile, le printemps arabe, la pandémie de Covid-19…, les cabinets d’avocats lancent des alertes en prévenant leurs clients que tel Etat va prendre des mesures, certes d’intérêt collectif, mais qui pourraient porter atteinte à leurs investissements. Ils leur signalent alors que l’arbitrage est une protection à leur disposition… Sur le site d’un cabinet d’avocats, j’ai vu récemment qu’il indiquait que l’arbitrage constituait «une arme pour les investisseurs étrangers». Cela m’a surprise que ce soit dit si explicitement.
Existe-t-il une alternative à ces tribunaux d’arbitrage pour protéger des investissements?
Des chercheurs proposent de faire table rase de ce système. D’autres estiment qu’il faut réformer ces tribunaux compte tenu de la complexité de l’économie mondiale et de la réticence des investisseurs à amener leurs litiges devant les juridictions étatiques, un système de règlements des litiges serait donc nécessaire. Une partie du monde de l’arbitrage explique également qu’il n’y a pas d’alternative. Certains ont suggéré de créer une Cour internationale des investissements à l’image d’une cour comme peut l’être, par exemple, la Cour européenne des droits de l’homme, avec des juges nommés. Plusieurs autres pistes de réformes sont envisagées. En tant que chercheuse, il est difficile de répondre à cette question. Mais je pense en tout cas que le système arrive à bout de souffle en raison notamment de sa légitimité démocratique, une légitimité qui n’a jamais été jusqu’alors envisagée. Jusqu’à une époque récente, seuls les pays du Sud le contestaient. Puis les ONG s’en sont saisies. Aujourd’hui, les Etats européens considèrent qu’il est hors de question que ce système perdure dans les relations intra-européennes. Quand la contestation touche une multiplicité d’acteurs, dont les décisionnaires publics, c’est que l’on arrive au bout d’un mode de fonctionnement.
Que dit de l’évolution du monde l’enclave libertarienne de Próspera au Honduras?
Des grands patrons de la tech de la Silicon Valley, libertariens, ont voulu créer une sorte d’Etat dans l’Etat, un lieu gouverné par la loi du marché. Les dirigeants du Honduras ont laissé faire avant de se rendre compte du danger que le projet représentait notamment pour les communautés indigènes en raison de l’accaparement des terres et des ressources. Ils ont annulé le statut juridique qui a permis à Próspera de se créer, les zones d’emploi et de développement économique (Zede). Les concepteurs de Próspera ont alors décidé de poursuivre le Honduras dans une procédure d’arbitrage, non pas vraiment pour obtenir une compensation car ils demandent l’équivalent d’un tiers du PIB, mais pour dissuader le Honduras de mettre fin à leur utopie. Ce système pensé pour permettre la bascule du monde colonial vers le monde postcolonial est particulièrement visibilisé par le cas de Próspera. Mais il n’est pas dit que ses concepteurs vont remporter cet arbitrage…

«Pour la France, l’idée est de protéger la propriété des concessions pétrolières dans le Sahara devenu algérien.»
«Une des solutions proposées pour réformer l’arbitrage est de mentionner le droit des Etats de réglementer, ce qui confine à l’absurde.»