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Ce que le grand bluff de Ryanair ne dira jamais: «Le gouvernement ne doit pas se faire duper»

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

Ryanair joue une partition bien connue: agiter des retraits de lignes pour obtenir un traitement préférentiel. Un numéro de pression maîtrisé, qui fonctionne encore trop facilement sur les responsables politiques. Pourtant, l’aéroport de Charleroi est devenu indispensable pour la rentabilité de la compagnie low-cost.

Le leitmotiv est aussi bien étudié qu’un plan de vol: à chaque annonce de nouvelles taxes aéroportuaires, Ryanair menace de retirer des destinations, de façon plus ou moins brutale, chez celui qui ose augmenter. Du chantage en pilote automatique. Et la Belgique fait tout sauf exception dans le procédé. Jeter un coup d’œil chez ses voisins européens suffit pour constater que la même recette est appliquée par la compagnie irlandaise. Récemment à Eindhoven et à Vienne, plus largement en Espagne, en Italie ou en Allemagne.

Il faut dire que le modèle de la compagnie low-cost est atypique. Contrairement aux compagnies plus traditionnelles, elle ne dispose pas de hub central fort, et déploie ses ailes sur plus de 50 bases, principalement dans des aéroports régionaux ou périphériques, de plus petite taille. Un business model qui fonctionne à merveille, puisque son controversé patron Michael O’Leary y négocie des marges brutes largement plus avantageuses que dans les aéroports de premier plan. C’est pour cela, dans la majorité des cas, que Ryanair préfère voir atterrir ses avions à Gérone qu’à Barcelone, à Bergame qu’à Milan, ou à Charleroi qu’à Bruxelles.  

Ryanair: Charleroi reste un trésor de rentabilité

Les taxes aéroportuaires émergentes créent désormais quelques turbulences autour du modèle de vente de Ryanair, dont la base repose toujours sur des appels d’offres tape-à-l’œil. «Vols à partir de 20 euros!». Avec des taxes de dix euros, comme annoncé par le gouvernement fédéral, à laquelle pourrait se greffer une autre de trois euros, ajoutée par la Ville de Charleroi, ce sont surtout ces offres «d’entrée» qui sont menacées. Pas la rentabilité globale de la compagnie aérienne.

La victimisation irlandaise mérite une mise en perspective. Car, pour Ryanair, Brussels South Charleroi Airport (BSCA) reste un trésor de rentabilité à ne surtout pas perdre. «La base la plus profitable de Ryanair en Europe», assure Wouter Dewulf, professeur en économie des transports à l’UAntwerpen. La symbiose avec la compagnie est évidemment forte: 85% des voyageurs se rendant à Gosselies sont des passagers Ryanair. «L’aéroport reste très bon marché grâce aux subsides wallons (NDLR: 32 millions d’euros par an), et Ryanair parvient toujours à y faire beaucoup d’argent. Leur marge brute est énorme», souligne le professeur.

«Charleroi reste la base la plus profitable de Ryanair en Europe. L’entreprise y réalise des marges énormes.»

La Belgique ne doit donc visiblement pas culpabiliser à l’idée d’augmenter la taxe aéroportuaire, pour autant qu’elle reste mesurée. Car ses voisins en appliquent également. Et elles sont déjà bien plus élevées: 30 euros aux Pays-Bas, de quinze à 40 euros en Allemagne, de 20 à 60 euros en France. «Cependant, heureusement que la Belgique maintient des taxes inférieures, précise Wouter Dewulf. Notre pays n’a que peu d’atouts pour attirer les compagnies. Et Brussels Airlines n’est pas un acteur fort sur le marché. En comparaison, Schiphol (Amsterdam), Francfort ou Paris disposent de lignes aériennes très solides. La Belgique doit donc faire des concessions pour améliorer sa connectivité

Ryanair: les concessions de Charleroi

Des concessions, l’aéroport wallon en fait. S’il parvient à rester si bon marché, c’est aussi parce qu’il ne demande qu’une modeste participation financière aux compagnies aériennes qui y posent leurs trains d’atterrissage. «C’est pourtant une part majeure des recettes d’autres aéroports», fait remarquer Bart Jourquin, professeur à la Louvain School of Management (UCLouvain) et expert de l’économie des transports. Autrement dit: Charleroi est tout sauf un poids pour Ryanair. C’est même son fer de lance, taxe de trois euros supplémentaires ou pas.

«Ryanair n’a pas intérêt à scier la branche la plus solide sur laquelle elle est assise. On assiste à un ballon d’essai un peu brutal, mais qui correspond au style de l’entreprise irlandaise.»

«Malgré les menaces, Ryanair n’a pas intérêt à scier la branche la plus solide sur laquelle elle est assise. Pour le voyageur, une taxe cumulée de treize euros à Charleroi resterait marginale par rapport au coût total d’un voyage et ne devrait donc pas faire flancher le nombre de voyageurs», tempère Bart Jourquin, qui observe dans cette séquence «un ballon d’essai un peu brutal, mais qui correspond au style de l’entreprise irlandaise. Ryanair fait aussi sa propre promotion en s’affichant comme le grand défenseur du client au faible budget. Ce narratif l’arrange bien.»

La guerre des chiffres

Et ce narratif fait effet immédiat dans les sphères gouvernementales. Le président du MR Georges-Louis Bouchez se crêpe le chignon avec le bourgmestre de Charleroi Thomas Dermine (PS) sur les réseaux sociaux, se rejetant mutuellement la «faute taxatoire». Et le ministre-président wallon Adrien Dolimont (MR) dégaine un communiqué, appelant «à ne pas sous-estimer l’annonce de Ryanair, la traduction parfaite de « trop de taxes tue la taxe »». «Si Ryanair enlève cinq de ses appareils, c’est 1.100 emplois directs et indirects (dont 150 contrats directs à l’aéroport) qui risquent d’être impactés, sans compter les 100 millions potentiels de manque de retombées sur l’économie belge», avertit le libéral.

Des estimations qui font sursauter les spécialistes. «Ces chiffres ne sont même pas exagérés, ils sont tout à fait faux et impossibles, fustige Wouter Dewulf. Tout l’écosystème de l’aéroport de Charleroi génère 2.300 jobs directs et 1.800 indirects. L’annonce de retirer cinq lignes menacera 100 jobs directs, au grand maximum, voire aucun. Ryanair ne dispose en réalité pas de beaucoup de personnel belge à Charleroi: quelques pilotes, le personnel de cabine qui n’est pas toujours basé en Belgique… ce n’est pas énorme.»

«Le nombre de perte d’emplois n’est pas directement proportionnel au nombre d’avions basés retirés.»

La subtilité, aussi, réside dans le fait que la compagnie annonce réaliser ces suppressions durant la saison… hivernale (2026-2027), bien moins chargée que la saison estivale. Avec un impact moindre sur l’économie, donc. Il est aussi probable que les lignes visées par Ryanair «ne soient de toute façon pas rentables durant cette période, ou qu’il était prévu de les relocaliser ailleurs. Par ailleurs, nuance Wouter Dewulf, retirer un avion de la base ne signifie pas automatiquement supprimer la ligne. Au lieu de faire Charleroi-Barcelone, par exemple, l’avion débutera son aller-retour en Espagne. Il ne faut pas se faire duper.» Un avion court courrier, low-cost de surcroit, reste ultra mobile: il peut réaliser entre six et huit vols par jour.

«Ryanair instaure toujours une logique de pression, particulièrement sur les Régions. Il s’agit d’un jeu de négociation brutal, mais classique», rejoint Bart Jourquin, pour qui les estimations de perte d’emploi sont également amplifiées. «Le calcul n’est pas linéaire. Le nombre de perte d’emplois n’est pas directement proportionnel au nombre d’avions basés retirés», insiste-t-il.

Emplois à BSCA: sur ou sous-estimés?

Ces arguments «ne semblent pas tenir compte de l’impact holistique d’un avion basé, répond le cabinet Dolimont. Ils se limitent probablement à l’équipage Ryanair, soit 25 équivalents temps plein (ETP) par avion basé, ce qui représenterait un total de 125 ETP pour les cinq avions basés.»

Contacté, l’aéroport de Charleroi rappelle «qu’un avion basé ne représente pas uniquement le personnel navigant».  Réduire la voilure induirait donc des effets sur tout l’écosystème: «La manutention (le handling), la maintenance technique, l’approvisionnement en fuel, ou encore les prestataires qui gravitent autour de l’aéroport (comme les navettes Flibco) sont directement concernés». Le personnel requis est d’ailleurs «calculé spécifiquement en fonction du nombre d’avions basés», et «nous permet de réaliser des rotations en un temps record (25 minutes)», souligne BSCA.

«Un avion basé ne représente pas uniquement le personnel navigant. L’impact réel des pertes d’emplois indirects est sous-estimé.»

L’impact réel «est donc sous-estimé», juge l’aéroport, insistant sur les «conséquences pour l’emploi indirect», et les «retombées économiques importantes pour la Région.» Et de rappeler que «l’aéroport a 18 avions basés en moyenne depuis 2017, confirmant l’impact réel de cette décision sur l’ensemble des emplois.» BSCA précise que ces analyses ont été réalisées par son prestataire PwC en 2023, qui confirme les chiffres avancés par le cabinet Dolimont.

La Région wallonne «a toujours largement surestimé l’emploi créé par l’aéroport de Charleroi», conteste Bart Jourquin, citant une autre étude de l’UCLouvain sur le sujet. L’activité aéroportuaire totale à Charleroi génère environ 5.600 emplois directs, indirects ET induits, indique-t-il. «A titre de comparaison, Liege Airport génère deux fois plus d’emplois, Brussels Airport presque dix fois plus (environ 53.000 emplois)», épingle-t-il.

Brussels Airport: d’autres compagnies se frottent les mains

A Bruxelles, la suppression évoquée de sept liaisons hivernales semble encore moins problématique. En supprimant des «slots» (NDLR: des créneaux de vols, très prisés), Ryanair permettrait à d’autres compagnies de s’en emparer. «Brussels Airlines, Vueling, Transavia ou même Wizzair sont certainement très contents suite à cette annonce, glisse Wouter Dewulf. Dans l’aérien, ce n’est pas parce qu’une offre diminue que la demande baisse mécaniquement. En Espagne, par exemple, Vueling s’est directement emparée des lignes désertées par Ryanair.». Pour le spécialiste, donc, «Ryanair cherche ce rapport de force, et cela fonctionne: le ministre-président wallon fait d’emblée un communiqué de presse qui questionne les décisions gouvernementales. C’est exactement le but du chantage initié par l’entreprise irlandaise, auquel nos dirigeants ne doivent surtout pas céder.»

«La Région wallonne a toujours largement surestimé l’emploi créé par l’aéroport de Charleroi. Liege Airport génère deux fois plus d’emplois, Brussels Airport presque dix fois plus.»

En aviation, la saison d’hiver, ciblée par Ryanair, débute en octobre. «La compagnie peut donc mettre un coup de pression plusieurs mois avant, comme elle le fait actuellement, de façon à tester la réactivité des autorités, et, en fonction, éventuellement maintenir les vols initialement menacés», décrit Bart Jourquin, pour qui Ryanair ne retirera pas un million de sièges d’un coup. «C’est irréaliste: la compagnie doit pouvoir répercuter cette perte et trouver d’autres lignes ailleurs. Et, aujourd’hui, les aéroports ne se battent plus pour attirer la compagnie low-cost chez eux…»

En vérité, donc, le ciel ne semble pas aussi sombre que Ryanair veut le faire croire. Mais tant que le politique confondra turbulence et crash, la compagnie gardera la main sur le manche.

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