Valentine Goby trace une étoile jaune dans la neige
Valentine Goby collectionne depuis vingt ans les romans et les prix, de Kinderzimmer à Murène. Dans son dernier livre, cette romancière de l’émerveillement prend de la hauteur, tout en restant à celle d’enfant.
Réfugié dans un village des Alpes annexé par les Italiens, Vadim, petit Parisien victime d’asthme, souffre d’une autre «tare» en cette année 1942: il est juif. Son remède est de changer son nom en Vincent – qu’il devient, lequel découvre auprès des habitants, économes en mots mais généreux, la montagne qui va devenir, sous le regard coloré de l’enfant caché, son Ile haute.
Autrice, notamment, d’Un paquebot dans les arbres (Actes Sud, 2016), Valentine Goby n’a pas son pareil pour décrire avec justesse et sensibilité le rapport entre un personnage atypique, marginal, différent, et un univers, un paysage, un environnement – qu’il soit urbain ou naturel. Un talent une fois encore à l’œuvre dans ce récit, celui d’un edelweiss s’épanouissant au milieu des sommets, d’une étoile jaune dans la neige.
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Dans vos romans, et dans celui-ci en particulier, vous tissez constamment un lien très fort entre le personnage central et le paysage…
J’écris beaucoup avec le corps, qui est un réceptacle en même temps qu’il exerce un impact sur les lieux et le monde. Il s’agit d’une zone de transition entre soi et les autres. Le corps est un tissu extrêmement malléable, un espace toujours actif, le lieu de la collision et la collusion avec l’environnement, notamment avec le paysage.
On ressent en effet cette présence au monde de Vadim, personnage principal de L’Ile haute…
On écrit généralement avec ce que l’on a vécu, et, dans mon cas, il s’agit d’un parti pris, peut-être moins conscient aujourd’hui qu’il y a vingt ans, lorsque j’ai commencé à publier. Enfant, je suis entrée dans le monde «par la peau» ; je n’ai pas grandi dans un milieu intellectuel ou cérébral, mais au sein d’un environnement naturel extrêmement généreux. Mon père était parfumeur, et je vivais à Grasse, dans le Sud de la France, au milieu de la nature dans une oliveraie, au cœur d’une région où la pollinisation est constante. La nature n’y est jamais vraiment endormie, contrairement à ce qui se passe dans L’Ile haute. Et cet éveil, qui parfois est un assaut, se révélait à la fois délicieux et violent, car je souffrais d’asthme. Je me suis dès lors tournée vers la montagne qui m’a appris à inspirer et expirer. On croise d’ailleurs beaucoup d’asthmatiques dans mes romans, de personnages qui ont du mal à respirer…
Des événements tragiques constituent des prétextes graves et sérieux pour tenter de traduire ce qu’est un émerveillement.
Peut-on dès lors affirmer que vous pratiquez un naturalisme contemporain?
Le naturalisme fut au centre de mes premières lectures à l’école. J’ai également adoré le concept de l’immersion, de l’enquête sociologique ou historique. J’aimais les auteurs tels que Zola et la perspective d’être plongée dans un bain, quel que soit l’environnement dont on parle: la mer, la montagne, le monde des forains… D’être transportée. Très jeune, j’ai plongé dans des livres dont je ne comprenais pas tout, mais dont je sentais qu’il s’y déroulait quelque chose de l’ ordre du physique. Parmi eux, Les Nourritures terrestres d’André Gide.
Concernant la description de la montagne, vous êtes-vous inspirée du livre du grand géographe Elisée Reclus?
Vous parlez à mon cœur, puisque le thème de mon mémoire de fin d’études à Sciences Po portait sur Elisée Reclus (NDLR: géographe et poète libertaire de la fin du XIXe siècle). Je me suis d’ailleurs rendue à l’ULB dans le cadre de mes recherches: communard, Reclus s’était exilé en Belgique et a enseigné à Bruxelles. Ses positions anarchistes m’ont moins intéressée que son concept de géographie universelle, et son travail d’immersion extraordinaire, entre autres dans des îles lointaines, afin de comprendre, bien avant Claude Lévi-Strauss, et d’une manière radicale, ce que vivre signifie. La figure d’Elisée Reclus est aujourd’hui revenue un peu au devant de la scène grâce à la réédition de ses livres, au fait que certains auteurs l’ ont remis au goût du jour et parce que la nature est désormais le personnage clé de notre existence.
Avant d’écrire L’Ile haute, aviez-vous lu Un sac de billes, de Joseph Joffo, récit autobiographique de deux enfants juifs fuyant la répression nazie dans la France occupée?
Bien sûr. Tout ce que nous ingurgitons finit par se retrouver quelque part, par faire farine à notre moulin, dont ce voyage initiatique de jeunes enfants juifs fuyant une mort certaine. Mais c’est la littérature de l’enfance dans son ensemble qui m’intéresse et que je pratique par ailleurs, pas seulement les récits liés à la guerre, à l’exil ou à la problématique de la persécution des Juifs: au fond, dans mon cas, ces événements tragiques constituent des prétextes graves et sérieux pour tenter de traduire ce qu’est un émerveillement. Ils existent à tous les âges de la vie, mais l’enfance est le royaume des émerveillements, celui des premières fois: les événements que nous traversons durant cette période n’ont aucune patine. Il en résulte une sorte d’immédiateté, faite de stupeur, d’effroi et en même temps d’éblouissement, difficile à retrouver et à retranscrire plus tard car, à l’âge où nous les vivons, nous ne maîtrisons pas encore le langage adéquat. Et une fois celui-ci acquis, l’expérience est passée… La littérature est à mes yeux une tentative de suture entre ces deux pôles en apparence irréconciliables: comment rendre l’étrangeté de ce qui nous est devenu familier.
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