Depuis vingt ans, l'historien retrace l'histoire des couleurs principales. Qu'il termine avec l'épopée du blanc. © Bénédicte Roscot

Michel Pastoureau termine son histoire des couleurs par le blanc

Bernard Roisin Journaliste

Contrairement à une idée reçue, le blanc est bien une couleur à part entière: dans un beau livre très illustré, le spécialiste de l’histoire des couleurs Michel Pastoureau le démontre.

Historien, spécialiste des couleurs, des images, des emblèmes et du bestiaire, Michel Pastoureau a entamé il y a plus de vingt ans une histoire des couleurs principales en débutant par le bleu – aujourd’hui la plus populaire en Occident –, pour ensuite aborder la thématique du noir, du vert – sa couleur préférée –, du rouge, du jaune et terminer aujourd’hui par l’une des premières couleurs utilisées dans l’histoire de l’humanité et de la peinture: le blanc. De la préhistoire jusqu’à nos jours, de sa longue domination au cours des siècles à sa quasi-disparition aux yeux des physiciens, l’épopée de cette teinte est contée avec verve par l’auteur qui, au cours de son récit, prend soin de ne laisser aucun blanc.

Chapitre de l'ordre de Saint-Michel, Jean Fouquet, 1469.
Chapitre de l’ordre de Saint-Michel, Jean Fouquet, 1469. © BNF

Vous évoquez dans votre ouvrage la disparition passagère du blanc et du noir, résultat de l’apparition de l’imprimerie: le blanc devenant support «incolore», le noir étant utilisé pour le lettrage….

C’est un phénomène qui s’opère lentement, en effet, à partir du moment où l’imprimerie apparaît, et plus encore, peut-être, la gravure en noir et blanc: ces deux couleurs acquièrent alors un statut particulier. On commence à les regarder comme des couleurs qui, ensemble, forment un univers à part, «le noir et blanc», qui s’oppose à celui de la couleur. Mais c’est la physique qui, avec Newton à la fin du XVIIe siècle, met au jour un nouvel ordre des couleurs, le spectre, dans lequel il n’y a plus de place ni pour le noir, ni pour le blanc.

Aujourd’hui, le noir et le blanc ont retrouvé leur statut de couleur?

Dans les sciences humaines et les pratiques sociales de la couleur, ils ne l’avaient jamais perdu.

Dans le langage, des expressions comme «marquer d’une pierre blanche», «une oie blanche»… démontrent effectivement que le blanc a toujours existé.

Les termes de couleur étant peu nombreux, ils sont porteurs de nombreux sens figurés et dérivés, le blanc plus encore que les autres teintes. Il est notamment flanqué de l’idée de pureté, de clarté, lorsque nous parlons de vin blanc, qui ne l’est évidemment pas: il est clair… Il existe un écart entre la couleur réelle et la couleur nommée. Le blanc est aussi porteur du concept de vide – un col blanc, donner carte blanche, un blanc dans la conversation – et de celui de rareté – connu comme le loup blanc ou un merle blanc. Beaucoup de ces sens figurés ont donné naissance à des proverbes et des expressions qui ont traversé les siècles.

La peinture de la fin du XVIe siècle illustre, notamment dans les portraits, la mode des fraises blanches. Ce qui n’a rien d’anodin…

En teinture, au cours de l’histoire, il s’est révélé compliqué d’obtenir un blanc vraiment blanc. Avant le XVIIIe siècle, le blanc porté dans les vêtements se révèle grisâtre ou bleuâtre. En peinture, par contre, les artistes possèdent tous les pigments nécessaires à la création d’un vrai blanc. Les hommes et les femmes vêtus de blanc ou arborant une pièce de vêtement de cette couleur dans les tableaux apparaissent beaucoup plus blancs que dans la réalité. Cette mode des fraises, visant à mettre en valeur le visage, est propre aux Pays-Bas du Nord et du Sud à partir de la fin du XVIe siècle et dure une soixantaine d’années.

De cette difficulté découlerait la noblesse du blanc?

Oui, à cette prouesse qui consiste à teindre dans un bon blanc, dès lors réservé aux classes les plus favorisées, donc à la noblesse. L’univers royal et la cour arborent des blancs qui se rapprochent fortement du «rêve blanc». Mais plus bas dans l’échelle sociale, on ne croise que des presque blancs. Il faut attendre le XVIIIe siècle et la découverte des propriétés du chlore, qui permettra de blanchir les étoffes, afin que l’on puisse enfin obtenir un vrai blanc pour les vêtements, les draps, tout ce qui touche le corps.

Il existe aussi un blanc protestant…

S’établissent chez les protestants des morales de la couleur qui s’imposent à partir du XVIe siècle et l’idée qu’il y a des couleurs honnêtes et d’autres qui ne le sont pas: les premières, pour un bon chrétien, ce sont le blanc, le noir, le gris et le brun. La personne pieuse doit fuir les couleurs trop vives, spécialement le rouge, le jaune et le vert. Cette éthique protestante concerne le vêtement, la vie quotidienne aussi bien que l’art.

Cette vision protestante des couleurs a-t-elle influencé la production industrielle, les teintes des outils technologiques ou des objets du design, par exemple?

Cette approche a considérablement influencé les pratiques sociales et culturelles de la couleur. D’une part, la Contre-Réforme catholique a repris une partie des valeurs protestantes de ce point de vue ; de l’autre, quand naît la révolution industrielle et toutes les technologies modernes, presque tous les grands capitaux en Occident sont aux mains de protestants qui véhiculent ces valeurs: d’où le fait que les premiers appareils ménagers, les premières voitures et les premières machines à écrire sont noirs, gris ou blancs. Même le cinéma en couleur, mis au point très tôt avant la Première Guerre mondiale, n’a été diffusé en salles que beaucoup plus tard, du fait qu’aux Etats-Unis, des puritains se trouvaient aux manettes de l’industrie cinématographique. L’idée d’images animées destinées au grand public leur paraissait déjà indécente, diffusées en couleurs, elles auraient confiné à l’obscène. Ce sont donc des questions morales qui ont retardé d’au moins vingt ans la diffusion en salle du cinéma en couleur.

Livre d'heures dit «de Henri IV», Paris, vers 1500.
Livre d’heures dit «de Henri IV», Paris, vers 1500. © BNF

Apparaît également au fil de l’histoire moderne un blanc hygiénique…

A partir du milieu du XIXe siècle, on fait des progrès dans la gamme des lessives et des savons, de l’hygiène et de la propreté. L’idée que le blanc est la couleur du propre s’impose. Peu à peu, les lieux de santé deviennent blancs. Tous les instruments et les étoffes dont on se sert et qui se rapportent également aux professions de l’alimentation et culinaires, à la salle de bains, connaissent la même évolution. Chez les particuliers, tout devient blanc entre 1850 et 1950. Ensuite apparaissent des chambres d’hôpital bleu ciel, vert pâle et des lits aux draps couleur pastel. Mais on note tout même quelques résistances: personne ne se laverait les dents avec un dentifrice violet ou ne rangerait ses aliments dans un réfrigérateur orangé. Il s’agit là de quelques exemples d’héritage de cette idée d’hygiène et de propreté du blanc.

Petit armorial équestre de la Toison d'or, Lille, vers 1435-1440.
Petit armorial équestre de la Toison d’or, Lille, vers 1435-1440. © BNF

«Les drapeaux sont dangereux»

Le drapeau blanc est un concept très ancien. «Cette pratique d’agiter le drapeau blanc en signe de paix naît vers la fin du Moyen Age et devient courante durant les guerres européennes du XVIe siècle, précise Michel Pastoureau. A l’époque moderne, il symbolise l’idée d’une reddition sans condition, qui donne carte blanche aux vainqueurs en quelque sorte. Sa signification repose sur une vieille symbolique qui fait du blanc la couleur de la paix, mais aussi de la sagesse, ennemi de la violence. La notion de blanc couleur de paix remonte à l’ Antiquité.»

Pour l’historien, spécialiste de l’héraldique, nous manquons de bons travaux sur les drapeaux, leur histoire et leur signification. «Nous possédons des livres grand public, des répertoires… et des travaux médiocres, souligne-t-il. Mais il s’agit d’objets un peu dangereux: les drapeaux doivent être le sujet d’ouvrages collectifs réunissant historiens, sociologues, politologues et spécialistes des signes. Le drapeau mérite mieux, car c’est un objet symbolique très fort. Renvoie-t-il à l’Etat ou à la nation? A partir de quand le morceau d’étoffe qui est installé au sommet de l’Europe est devenu également une image que l’on appose sur les pots de yaourt et les boîtes de fromage? A qui appartient-il vraiment? Dans certains pays, le drapeau est protégé par une liturgie, pays pour qui brûler le drapeau est un crime épouvantable. Dans d’autres, tout le monde s’en fiche… Bref, des études profondes sont à entreprendre au sujet du drapeau et ce, d’un point de vue social, politique et historique.»

Blanc. Histoire d’une couleur, par Michel Pastoureau, Seuil, 240 p.
Blanc. Histoire d’une couleur, par Michel Pastoureau, Seuil, 240 p. © National

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