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Quels livres lire en ce moment? Nos journalistes vous partagent leurs coups de coeur. © Getty

Les 30 livres de la rentrée littéraire qu’on a dévorés

FocusVif.be Rédaction en ligne

Difficile de faire un choix parmi les 484 romans (contre 459 en 2024) de cette rentrée. Pour éviter la noyade ou les mauvaises surprises, la rédaction a sélectionné des têtes d’affiche mais aussi d’illustres inconnus qui valent le détour. Un très bon cru.

Une sélections livres de Fabrice Delmeire, Aurore Engelen, Laurent Raphaël, Marcel Ramirez, Olivier Van Vaerenbergh

Antoine Wauters

Gallimard, 176 p.

Oubliez le nouveau Amélie Nothomb! Parmi tous les livres de cette rentrée littéraire 2025, l’événement belge, c’est l’arrivée chez Gallimard de l’auteur wallon Antoine Wauters, qui devrait ainsi bénéficier d’une surface médiatique d’envergure pour sa prose aux frontières de la poésie, toujours aussi ciselée dans une économie de moyens narratifs qui trouve dans la concision une certaine forme de lyrisme profondément ancré dans le territoire. Haute-Folie est un toponyme, un lieu géographique autant que psychologique, titre programmatique sur les silences qui dévastent les familles.

Percival Everett

Editions de l’Olivier, 288 p.

L’histoire de l’esclavage a été largement écrite par les Blancs. Mais il n’est pas trop tard pour en proposer une autre version, celle des opprimés. Démonstration brillante avec ce récit d’aventure raconté à travers les yeux, le corps –cette marchandise brutalisée– et l’esprit aiguisé de Jim, le personnage noir du roman Huckleberry Finn de Mark Twain. Contraint de fuir sa ville et sa famille, le fugitif erre le long du Mississipi, flanqué du jeune Huck, décapant au passage la bêtise, la cruauté et même le vernis de bonne conscience des abolitionnistes. Une satire incisive, édifiante, qui met à nu l’entreprise abjecte du racisme. Bref, un classique instantané.

Séphora Pondi

Grasset, 224 p.

Chaque rentrée littéraire apporte son lot de livres révélations, et parmi ceux de 2025, on compte Séphora Pondi, actrice, scénariste et metteuse en scène pensionnaire de la Comédie-Française qui livre un premier roman tendu, sur fond de misogynoir et de classisme. Avale est une histoire de dévoration qui se déploie à travers les destins parallèles de deux grands traumatisés: Lame, jeune actrice noire dans le vent, pas dupe de la fragilité de l’instant, trahie par sa peau couverte d’eczéma, et Tom, étudiant paumé qui vrille un soir de finale de Coupe du monde.

Vera Buck

Gallmeister, traduit de l’allemand par par Brice Germain, 464 p.

Ses Enfants loups avaient ravi critiques et lecteurs, nombreux, l’année dernière. Vera Buck remet le couvert et transforme l’essai avec La Cabane dans les arbres, qui coche toutes les cases du thriller scandinave contemporain, même s’il est allemand: des vacances idylliques au fin fond d’une forêt suédoise, un cadavre qui ressurgit, un enfant qui disparaît, des secrets qui ne le sont plus… Et puis, cette cabane, dans le vieux frêne, qui semble aussi sinistre que hantée… L’autrice confirme ici tout le bien qu’il y a à penser du néo-noir allemand, version mainstream.

Ramsès Kefi

Philippe Rey, 208 p.

Suite au départ inexpliqué de la Mama –«Ça se fait pas, on joue pas avec ça!»– Salmane et son père se retrouvent sans boussole au cœur de la Caverne, cité où les grands projets sont allés «se faire foutre». Dans un premier roman attachant, Ramsès Kefi slalome entre les tours de banlieue et évite les écueils des clichés. Entre tchatche et embrouilles, le temps d’un retour au bled, cette quête des origines révèle une signature au parler vrai. «Fais une douche et un shampoing. On va chez les gens.»

Fatima Daas

Editions de l’Olivier, 192 p.

Cinq ans après une entrée fracassante dans le milieu littéraire, Fatima Daas est de retour. Avec une double actualité: la sortie au cinéma en octobre prochain de l’adaptation de La Petite Dernière, son premier roman autobiographique choc qui slammait la quête identitaire d’une jeune banlieusarde musulmane et lesbienne, et la publication en cette rentrée littéraire de son deuxième et très attendu roman, Jouer le jeu. On prend les mêmes et on recommence. Ou presque.

Le récit colle à nouveau aux baskets d’une lycéenne de cité. Elle ne s’appelle plus Fatima mais Kayden. Et comme l’autrice, elle questionne son orientation sexuelle et voue un culte à l’écriture. Soit deux «anomalies» dans ce paysage abandonné de la République. Son intelligence et sa sensibilité n’ont toutefois pas échappé à sa prof de français, Madame Fontaine, qui la prend sous son aile et s’est mis en tête de la faire rentrer à Sciences Po, pouponnière de l’élite. Soit la perspective d’une émancipation, d’un transfert de classe inespéré. Et de remettre en route l’ascenseur social de la méritocratie, même si le chemin est long et jalonné de questionnements, de doutes, sur le risque, entre autres, de s’éloigner de sa bande de potes ou de sa famille, ses deux ancres. A ce vertige s’ajoute l’éveil et le trouble des sens, qui parasitent le jugement de la jeune fille, secrètement amoureuse de sa mentor.

Dans une langue orale fougueuse, qui met à nu les émois de l’adolescence et en scène la fracture culturelle qui divise la société française, mais sans pour autant atteindre le niveau d’urgence et d’incandescence de son précédent livre, Fatima Daas capte les états d’âme de cette héroïne des temps modernes, grisée par l’espoir d’une vie meilleure avant de déchanter douloureusement. A la désillusion s’ajoute la brûlure encore plus cuisante d’avoir été trahie. Voire manipulée. Un roman d’apprentissage qui imbrique l’intime et le politique, ce qui en fait à la fois sa force et sa limite, la déception amoureuse portant à ébullition un sentiment d’injustice légitime. «Je me suis attachée à toi, comme on s’attache à une figure d’autorité, au pouvoir, à l’impossible, quand on est une jeune lesbienne dans un monde prêt à nous détruire», reproche, très amère, la narratrice. Bienvenue dans la France insoumise.

Nina Allan

Tristram, traduit de l’anglais par Bernard Sigaud, 320 p.

Cette cuvée 2025 de la rentrée littéraire –cela a suffisamment été dit (et moqué)– est riche en autofictions et récits autobiographiques. Sur les mères, les pères, voire les familles entières des auteurs. Non pas qu’on trouve cela déplaisant, c’est tout simplement qu’on en aurait presque oublié les pouvoirs de la fiction pure. Une de ses maîtresses, l’Anglaise Nina Allan, est (déjà) de retour en français avec Les Bons Voisins: un triple meurtre a été commis sur l’île écossaise de Bute, non loin de Glasgow. Shirley, 15 ans, Sonny, son très jeune frère, et Susan, leur mère, sont retrouvés dans leur maison, tués par balles. Leur père, John Craigie, est rapidement désigné coupable. Vingt ans plus tard, Cath, jadis la meilleure amie de Shirley, est désormais disquaire à Glasgow, et tente de percer dans la photographie. Elle revient sur l’île –officiellement, l’idée est d’y poursuivre sa série de photos intitulée «Maisons du crime». Venue prendre des clichés de l’ex-demeure des Craigie, elle se lie d’amitié avec Alice, la nouvelle résidente. Aidée par cette dernière, elle reprend l’enquête sur le triple meurtre.

On suit ainsi Cath dans ses investigations, et l’on voit, à ses côtés, son «mur du crime» s’étoffer de nouvelles coupures de presse, de nouvelles têtes. Puis le roman prend un tournant inattendu avec la découverte de la maison de poupées que John Craigie avait fabriquée de ses mains à l’identique de leur propre foyer: tel un riff de guitare électrique récurrent parasitant –pour le meilleur– une chanson pop, voici que fées, lutins et autres personnages improbables aussi fascinants qu’inquiétants du folklore britannique (les «bons voisins» du titre) commencent à apparaître dans le livre, avant d’en prendre le contrôle pour un temps…

C’est la première incursion de Nina Allan sur les terres du roman noir, mais ses lecteurs ne seront pas dépaysés. L’autrice, elle-même résidente de la superbe île de Bute, s’approprie le genre, avec son style propre et ses marottes. Aussi, dans cette sorte d’étrange «polar de terroir» (mais de haute volée!) façon Trois crimes à Ploumanac’h, ce genre cher à nos voisins (non, pas les fées et les lutins, cette fois…), elle fissure une nouvelle fois le réel, et mêle ses personnages fictifs tourmentés à de célèbres scientifiques ou au peintre anglais fou et parricide Richard Dadd. Non sans mener en bateau (plutôt en ferry, ici) le lecteur fasciné –«Toute intrigue policière doit comporter une fausse piste, c’est la règle», rappelle Cath… Avec, toujours, cette justesse dans les dialogues et cette propension à entrer dans la tête de ses personnages. Cath est du reste si hantée par la mort de Shirley que celle-ci l’interrompt régulièrement dans ses pensées.

Si les dernières pages laissent penser que le crime a finalement été élucidé, Nina Allan laisse volontairement planer le doute sur de nombreux éléments de l’intrigue que, d’ailleurs, elle ne résout pas. De quoi autoriser les lecteurs un brin rêveurs à se laisser aller à des interprétations très personnelles et… folkloriques.

Maria Pourchet

Stock, 336 p.

Après l’amour, qu’elle a scruté sous bien des formes, souvent il y a la rupture. C’est elle que Maria Pourchet décortique dans Tressaillir, une rupture qui, loin d’être un geste sec, s’éprouve au fil du temps. Michelle part, elle quitte Sirius, ou plutôt s’en arrache, y laissant quelques lambeaux d’elle-même. La séparation va réveiller la peur viscérale qui l’étreint depuis sa plus tendre enfance, une peur qui est comme un mécanisme de survie, et qu’elle explorera en rentrant chez elle, dans la forêt, ce départ se doublant alors d’un retour.

Laurent Mauvignier

Editions de Minuit, 752 p.

Dans une magnifique langue proustienne qui rend palpable la fuite du temps, Laurent Mauvignier escalade son arbre généalogique. De la branche la moins haute aux aïeux lointains, l’auteur ressuscite les morts, certains fameux, certains encombrants, qui dorment dans les commodes de la grande maison vide mais pleine de secrets, d’images et de souvenirs. Avec pudeur, au gré des réminiscences, il questionne la mémoire, le poids de l’hérédité, s’approchant au plus près de ces ombres sans en percer tous les mystères car, comme le confia un jour sa grand-mère, «les gens, tu sais, même les plus proches… les proches aussi… tous les gens sont des étrangers».

Adam Rapp

Seuil. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sabine Porte. 512 p.

On avait décerné l’an dernier le titre ronflant mais recherché de «Grand roman américain» à Toutes les nuances de la nuit de l’anglais Chris Whitaker: on est en passe de repasser la breloque au régional de l’étape, l’écrivain et dramaturge Adam Rapp, avec sa vertigineuse Table des Loups: le destin plein de violence et de maladie mentale d’une famille nombreuse sur 60 ans et moult générations, que tout sépare, et pourtant… Un page-turner autant qu’une plongée dans ce fameux «cœur noir de l’Amérique» que leurs écrivains s’arrachent.

Clément Camar-Mercier

Actes Sud, 416 p.

Un codeur mégalomane se pique de démonologie pour engendrer l’IA ultime qui survivra à l’Homo sapiens, espèce en phase finale d’abrutissement. Singeant un monde qui n’en finit plus de bugger, Clément Camar-Mercier signe un roman d’anticipation terminal sur les enjeux de l’intelligence artificielle. Corrosif, brillant, parfois insoutenable, ce brûlot à la première personne du singulier mondialisée claque tel l’American Psycho du chaos numérique. «Pour la fin du monde, le plus tôt serait le mieux.»

François Gagey

Albin Michel, 352 p.

La centrale de Flamanville, dans le Cotentin, n’est plus à la pointe de la technologie nucléaire. Dans ce premier et brillant roman de François Gagey, elle a explosé en octobre 2023, libérant massivement gaz et radiations. Paul, de la banque d’affaires Chassegrain Mireel, et deux de ses amis, dont le narrateur, se promènent ce jour-là sur la plage, à quatre kilomètres du lieu. Démarre alors, très vite, une marche pour leur survie, qui se mêle d’un portrait satirique de nos élites: qu’est le pouvoir face à l’effondrement, et aux chairs qui fondent?

Jakuta Alikavazovic

Gallimard, 256 p.

Comme un ciel en nous était consacré à son père. Le nouveau livre de Jakuta Alikavazovic, Au grand jamais, serait plutôt, lui, une tentative d’enquête sur sa mère. Lorsque débute le roman, elle vient de mourir. Cette poétesse venue d’ex-Yougoslavie aurait cessé d’écrire en arrivant à Paris. De son écriture singulière, «la narratrice» sème le trouble: fiction? Autofiction? Avant tout un texte libre et étourdissant sur les liens familiaux, oui, mais aussi sur les rapports de classe, les pouvoirs de la littérature, l’histoire et les histoires –celles qu’on se raconte, celles qu’on tait.

Paul Gasnier

Gallimard, 176 p.

«J’aurais pu m’approprier leur “ça suffit”. Mon passé m’y autorise.» La Collision débute in media res dans un meeting d’Eric Zemmour. L’auteur, Paul Gasnier, également journaliste, y couvre l’événement comme une fatalité, cette «normalisation» de la pensée d’extrême droite qui transforme «la colère en conviction et le ressentiment en intransigeance». Cette colère, Gasnier la connaît, elle l’habite depuis la mort de sa mère, dix ans plus tôt, dans une rue de la Croix-Rousse à Lyon, percutée par Saïd, un délinquant récidiviste juché sur une moto-cross. On pourrait réduire les protagonistes de ce fait divers aux archétypes qu’ils représenteraient sur les plateaux des chaînes d’info, le «jeune en roue arrière» contre la prof de yoga, symbole de la gentrification.

On pourrait faire du fait divers un fait de société, du courroux un bulletin de vote. Mais on peut aussi en faire un geste littéraire, afin de «réinjecter de l’humain dans des histoires manichéennes». C’est ce que s’emploie à explorer Paul Gasnier, cherchant à comprendre sans pour autant excuser, non pour trouver une morale à l’histoire mais pour identifier pourquoi cette histoire parle de sa famille mais aussi de son pays, pourquoi «une vie comme celle de Saïd nous raconte». C’est toute une généalogie de la violence qui apparaît quand on lève le voile sur le passé de Saïd, quand on tente de mettre à jour les déterminismes et les circonstances qui mènent au geste fatal. A l’instar de tout un pan de la littérature nourrie de l’art de la non-fiction anglo-saxonne, une écriture à la première personne qui sans pour autant être autobiographique pense le rapport du «je» au monde pour mieux le décrire dans son époque, La Collision offre un puissant récit contemporain où l’accident du titre figure une forme de faillite collective.

Dario Ferrari

Editions du sous-sol, traduit de l’italien par Vincent Raynaud, 148 p.

Marcello est un étudiant trentenaire un rien dilettante de Viareggio, en Toscane. Afin d’échapper à un avenir tout tracé (reprendre le café de son père), il obtient une bourse de doctorat. On lui propose de la consacrer à Tito Sella, terroriste des «années de plomb» mort en prison. Marcello va s’identifier à lui et développer une véritable obsession pour La Fantasima, son hypothétique autobiographie perdue. Le deuxième roman de Dario Ferrari (le premier traduit en français) est une double immersion drôle et captivante, à la fois dans le farouche petit monde universitaire et dans les méandres des furieuses «années de plomb».

Jonathan Coe

Gallimard, traduit de l’anglais par Marguerite Capelle, 480 p.

Que les fans des livres de Jonathan Coe se réjouissent: son regard sur son pays adoré est toujours aussi acéré que délicieusement ironique. Une fois encore, la valse de ses personnages maladroits, empêtrés dans des imbroglios personnels met en musique les grands courants qui traversent la société britannique. Au programme de ce rendez-vous régulier donné par le romancier avec la Grande-Bretagne, la résurgence d’une droite extrême validée par l’establishment, un manuscrit retrouvé, des universitaires sur le retour, des digital natives nostalgiques, et même, un meurtre.

Dizz Tate

Editions de l’Olivier, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Madeleine Nasalik, 272 p.

L’adolescence n’en finit pas de s’inviter dans les livres. Nouvelle venue sur la scène romanesque, Dizz Tate en saisit parfaitement les mystères et l’ambivalence. Depuis leurs fenêtres, une bande de gamines, mi-pestes, mi-pétroleuses, observent le manège amoureux du trio magnétique du bahut. Lorsque Sammy, fille d’un télévangéliste célèbre, disparaît, c’est l’émoi, la porte ouverte à tous les scénarios, y compris fantastiques, et le début brutal pour Leila, Britney et consœurs de la fin de l’innocence. Du Virgin Suicides sous le soleil écrasant de Floride.

Emmanuel Carrère

P.O.L., 560 p.

Difficile en cette fin d’été de passer à côté d’Emmanuel Carrère, qui multiplie les unes de journaux et fait l’objet de toutes les attentions pour son nouveau roman, Kolkhoze. Il faut dire qu’après avoir raconté avec acuité tout aussi bien sa vie que celles d’autres, il se penche sur un personnage ô combien charismatique, sa propre mère, Hélène Carrère d’Encausse, née Zourabichvili, actrice par sa destinée d’un siècle d’histoire russe et française, nous entraînant de la révolution bolchévique à la guerre en Ukraine.

Fabrice Pliskin

Le Cherche Midi, 496 p.

Après avoir tué accidentellement un des braqueurs de sa bijouterie, Antonin Firmin écope de huit ans de prison et devient un symbole de l’autodéfense. Au milieu des forces obscures, l’assassin de Chamseddine fait profil bas, découvre la sociologie. Assis au bout de son lit, Pierre Bourdieu semble vouloir l’absoudre: «Ne dites jamais: c’est ma faute. Dites: c’est la faute aux forces systémiques.» C’est une révélation: l’idée de domination fait le lit de son ressentiment. Ivre de gratitude, le pauvre hère s’y réfugie. Après avoir purgé sa peine, à 51 ans, celui qui se fait désormais appeler Antonin Suburre croise la route d’un autre Chamseddine. Suburre y voit un signe, prend sous son aile ce «garçon tragique venu de l’autre côté du périphérique», veut devenir sa bonne fée pour l’affranchir du joug des dominants. Ils deviendront les fugitifs les plus recherchés de France…

Sondant une humanité tragique et boiteuse (xénophobie, apologie de la vengeance, mépris de classe), Pliskin dynamite les rouages du livre-enquête. Abasourdi, le lecteur assiste à la radicalisation d’un daron au physique de mannequin senior, mi-prophète, mi-diva. Une «bête d’ubiquité», le nez dans La Sociologie pour les nuls et une montagne de coke. Emphase et mythomanie, Suburre incarne l’homme capharnaüm, un agité du bocal où macère le vermouth frelaté des pensées conspirationnistes. Etre diminué sous imper VRP, ce lecteur dévoyé de Bourdieu oscille entre le Jean Carmet de Comment réussir quand on est con et pleurnichard et la faconde d’un Jean-Pierre Marielle dans Les Galettes de Pont-Aven. Graphomane invétéré, adepte d’un voguing verbal, le ventriloque usurpateur prône un «Bataclan contre les dominants» pour déboulonner «la fable enchanteresse de la méritocratie». Face à lui, outre son pupille semi-grossiste dans le cannabis, Pliskin oppose un journaliste dépressif incarnant son double quantique. Echantillonnant critique radicale et langage de la street, anthropologie de l’abject et métaphysique du Pascal Praud, Fabrice Pliskin signe une épopée hallucinée, à l’ironie féroce. Un brûlot sauce samouraï entre Fight Club et le Houellebecq d’Extension du domaine de la lutte. «Moi aussi, j’ai fait du sale.» Stupéfiant!

Laurent Gaudé

Actes Sud, 288 p.

Zem Sparak est de retour, et il n’est pas content. Ce flic grec, devenu «Chien», matricule 51, dans une Athènes et un pays en faillite rachetés et exploités par le consortium international GoldTex (Chien 51, Actes Sud) assure désormais la sécurité rapprochée de Barsok, un homme peut-être providentiel s’il n’y avait la découverte d’un conteneur avec cinq cadavres torturés à l’intérieur. Laurent Gaudé, tout-terrain et ancien prix Goncourt (Le Soleil des Scorta), frappe fort et juste avec cette dystopie entre Blade Runner et 1984.

Joyce Maynard

Philippe Rey, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Florence Lévy-Paoloni, 624 p.

Quatre ans après le déjà bouleversant Là où vivaient les gens heureux, Joyce Maynard retrouve Eleanor et sa famille, dont l’évolution offre un portrait incarné des transformations de la société américaine au début du XXIe siècle. Malgré l’envergure du récit (plus de 600 pages), l’autrice met son talent de conteuse hors pair, et sûrement un peu sa propre vision du monde, au service d’Eleanor dont le regard, affûté par les épreuves et la vie qui passe, sur la difficulté et la beauté d’être mère aujourd’hui fourmille de fulgurances et de traits de lumière.

Thibault Daelman

Le Tripode, 288 p.

Au milieu des barres d’immeubles orange règne un vacarme assourdissant. «La cour, l’immeuble, l’étage crient. Et nous, on rentre au cri.» Dans l’appartement, loin de s’estomper sous le désordre, le tumulte gronde plus fort. Les insultes proférées par une mère despote recouvrent le mutisme d’un père en perdition, alcoolique et absent. Au milieu du chaos qui tient lieu de milieu, les cinq frères s’exécutent: «Il ne fallait aimer qu’elle.» D’une langue déliée, chahutée par la vie, Thibault Daelman brosse les remous d’une cellule familiale étouffant sous les dettes et le ressentiment. De l’enfance à la majorité, son narrateur à la fois timide et extraverti, sage mais rêveur, enregistre tout. L’arrivée de Thierry, l’amant jardinier et orphelin, transfigure la mère et adoucit la vie… Mais l’accalmie ne dure qu’un temps, déjà pointe l’adolescence, confiée au collège public. En bordure de périphérique, «La poubelle» constitue la destination finale des exclus du tout-Paris. Débute alors la fréquentation urticante des condisciples, l’évitement des petits caïds et des filles, terrifiantes. Et puis, toujours, ce regard flottant, cette marque d’exclusion qui colle à la peau, «cette différence qu’on m’inventait et qui s’appelait “pauvreté”.»

Pour s’échapper, il y a les séjours chez la tante et l’oncle, oasis heureux où grappiller devant l’ordinateur le refuge d’un temps préservé. Passionné par la littérature, saoulé de poésie, l’adolescent se trouve une place dans l’écriture, goûte au vertige de l’émancipation. Sur l’écran, frénétiquement, se dépose la mue d’une enfance où déjà on ne se reconnaît plus. Entre ferveur et silences, alternant le lyrique et le sec, Thibault Daelman fait battre le pouls d’une langue sur le fil, au bord des gouffres, où «les journées sont des époques» quand aucun âge ne vous va. Adepte du parcœurisme (apprentissage de poèmes par cœur), le primo-romancier fait claquer formules poétiques et captation de la tchatche («ça nique les mères, les grands-mères et, surtout, les races»). Porté par un flow particulièrement «sonore», ce premier élan autobiographique révèle une voix qui empoigne comme elle étreint. «On habite sa honte quand le bas de rayon devient trop cher.»

Joseph Incardona

Finitude, 224 p.

Depuis qu’elle n’a plus de jambes, Nathalie a choisit de se faire appeler Eve, «parce que dans rêve, il y a Eve». Et Eve, depuis, est devenue une sirène, qui parcourt le monde d’aquariums en océans avec sa queue en silicone, pour, peut-être, rééquilibrer les comptes et assouvir sa vengeance. Que la tristesse est puissante dans les mots de Joseph Incardona et dans le sillage de sa sirène fracassée, revisite tragique d’un mythe à la narration brillante, chez un éditeur qui n’aura jamais si bien porté son nom. «Ce n’était pas mieux avant. C’est pire maintenant.» Mais ça fait partie des livres à lire d’urgence.

Kapka Kassabova

Marchialy, traduit de l’anglais par Morgane Saysana, 544 p.

«Un matin, je découvris un seau de viande crue dans la douche.» Tel sera le quotidien –surprenant et très, très éloigné du nôtre, pauvres citadins sédentaires– de l’autrice Kapka Kassabova, d’origine bulgare mais écrivant en anglais, tout au long de son séjour sur les hauts plateaux des montagnes de son pays, en compagnie d’une population dévouée aux chiens, chevaux, moutons qui assurent leur survie. Une vie pastorale et de transhumance qui lui permet aussi de «regarder le monde en train de brûler», et de s’interroger sur notre rapport au vivant –il y a du boulot, et donc beaucoup de pages.

Jonas Hassen Khemiri

Traduit du suédois par Marianne Ségol-Samoy, Actes Sud, 688 p.

En sept cahiers échelonnés entre 2000 et 2035 (plus des incursions dans les années 1990), Jonas Hassen Khemiri (prix Médicis étranger pour La Clause paternelle) délivre une fresque lyrique sur les affres de l’écriture et de la dépression. Un tourbillon romanesque généreux, déraisonnable, magnétique, riche en coups de force littéraires pour mieux baisser la garde sur l’intime. Vous voudrez absolument percer le mystère de la malédiction qui frappe les sœurs Mikkola. Et, qui sait, faire la paix avec vos démons.

Camille Bordas

Denoël, 448 p.

Dans un ample mouvement choral, le temps d’une journée, Camille Bordas prend pour cadre un master de stand-up à l’université de Chicago. On y assiste au feu nourri des échanges entre le corps professoral constitué d’humoristes confirmés et leurs étudiants «prêts à tuer pour une vanne». Comme si les premiers Bret Easton Ellis étaient revus par Louis C.K. sur la scène d’un comedy club. Le stand-up a-t-il détrôné la forme romanesque pour se consoler du monde? Un buvard aussi acide que son époque.

Arthur Nersesian

La Croisée, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Charles Bonnot, 320 p.

Orloff (Or, pour les intimes) vient de rompre avec sa petite amie. Il dort dans son van, court les galeries et fait le bouquiniste. Pas facile, la vie d’artiste peintre dans l’East Village! Quand soudain, il rencontre la piquante Rita… Après les savoureux Fuck Up et Dogrun, Hell Gate Story embarque le lecteur dans une nouvelle virée fauchée, mais réjouissante, dans le New York répressif de Rudy Giuliani, cette fois. Qu’importe, tant qu’on retrouve la prose d’Arthur Nersesian, au moins vice-président (non officiel) du «club du cool littéraire», on consent à mille pour cent.

Hélène Frappat

Actes Sud, 160 p.

Hélène Frappat raconte qu’elle était en Italie –«un peu [son] deuxième pays»– au moment où l’on s’apprêtait à y élire un nouveau Premier ministre. Giorgia Meloni l’a emporté. Lorsque l’écrivaine apprend que cette dernière aurait un jour, avec sa sœur, accidentellement mis le feu à l’appartement familial, elle a une révélation: Néron, incendiaire de Rome, est de retour! Cela tourne à l’obsession, à tel point que l’autrice de Trois femmes disparaissent se lance dans l’écriture d’une troublante farce dystopique, logiquement titrée Nerona.

Sans surprise, Nerona, fondatrice du parti du F.E.U. (Force énergie union), est une dictatrice néofasciste. Dans ce pays européen non nommé, «les trains arrivent à l’heure» et ça file droit… Celle qui se fait appeler «Monsieur le Prince» applique une politique populiste et clame ouvertement ses positions: le «neronisme» est climatosceptique, farouchement opposé à la presse et, bien sûr, au «front islamo-wokiste»; entre autres valeurs rétrogrades, il affiche une vision plutôt viriliste du féminisme…

Le texte est un montage de scènes et de points de vue: extrait live de la diffusion télévisée des «Jeux princiers» (sortes de jeux du cirque où des migrants se battent pour leur survie et, peut-être, un titre de séjour), interviews, discours (featuring de la vraie Giorgia Meloni), indiscrétions familiales de Monsieur le Prince, ou coulisses du tournage du film Le Pont de la vérité (avec Julia Roberts!), référence au pont Morandi de Gênes et à la tragédie de son effondrement en 2018 (dans la réalité)…

Hélène Frappat démonte ici le fameux storytelling politique et son langage, si prompt à brainwasher les masses. Les propos de Nerona sont souvent absurdes (entre autres décrets, elle proclame «l’interdiction des incendies et des éruptions volcaniques»), et on rit –jaune, mais on rit.

Au vu de l’actualité brûlante, le livre ne fonctionnera que moyennement en tant qu’avertissement. On connaît la chanson: la réalité et sa fâcheuse tendance à dépasser la fiction… Mais Nerona a beau suivre une despote prête à tuer père et mère (voire sœur, ici), il n’en est pas moins un texte singulier, à l’humour et à la poésie désespérés.

Victor Jestin

Flammarion, 160 p.

C’est l’histoire tragique d’une addiction aux jeux. Monopoly, échecs, bowling, peu importe. Parce qu’elle avait l’habitude de s’impliquer un peu trop fort enfant, Maud s’était sevrée, cachant son vice sous un semblant de normalité. Il a suffi qu’un collègue lui prête un smartphone pour remplacer son Nokia 3310 tombé dans les toilettes pour qu’elle rechute brutalement. Candy Crush a réveillé le démon en elle. Pendant plusieurs jours, sur un rythme effréné, la jeune femme va errer à la recherche de sa prochaine «dose», s’interrogeant sur l’origine de son mal, tapi quelque part dans l’enfance. Une vision assez terrifiante de l’enfer du jeu… 

Natasha Brown

Grasset, traduit de l’anglais par Marguerite Capelle, 240 p.

En plein confinement, une rave illégale dégénère dans une ferme isolée du Yorkshire. Le leader des squatteurs anarchistes qui ont «réquisitionné» le bâtiment pour y installer une communauté autosuffisante –en nourriture et en… cannabis– se retrouve dans le coma. Son agresseur présumé a filé avec un lingot d’or appartenant au propriétaire de la demeure, un trader qui vit à Londres et est suspecté dans la foulée d’être à la tête d’un trafic de stupéfiants. En apparence, un banal fait divers, sauf que comme l’écrit la journaliste freelance qui a mené l’enquête et rencontré tous les protagonistes de l’affaire, cet événement «cache une authentique parabole contemporaine, révélatrice de la fragilité du tissu social britannique, usé jusqu’à la corde par l’implacable force d’abrasion du capitalisme tardif».

Disséquant les ressorts idéologiques des uns et des autres, d’abord sous la plume de Hannah (dont le reportage l’arrache à l’anonymat et à la précarité, symptômes d’une profession sur le déclin), puis en s’attachant au sort particulier de chaque acteur du drame, l’autrice du remarqué et remarquable Assemblage (2023) met peu à peu à nu un système néolibéral à bout de souffle. Personne ne sort indemne de l’entreprise de démolition: ni les militants radicaux, dont l’utopie libertaire se heurte aux élans individualistes, ni le banquier soucieux de retrouver au plus vite son prestige social et dont le cynisme illustre les méthodes d’une caste qui «plutôt qu’agir pour accroître la confiance du public dans le système économique et assurer sa pérennité, [il] a choisi d’accumuler les ressources –s’assurant de rester riche en toutes circonstances», ni Lenny, l’éditorialiste «pitbull» antiwoke qui tire les ficelles dans l’ombre et surfe sur le ras-le-bol des «victimes» de la discrimination positive.

Un roman postmoderne par sa forme déstructurée comme par son fond féroce jouant habilement de l’ambiguïté et du malaise. Tout en interrogeant le pouvoir du langage, à la merci des technolâtres comme des populistes, Les Universalistes disserte allègrement sur l’IA, le déclassement de la classe moyenne ou la crise des médias –qui perdent leur âme dans une quête effrénée de l’attention. «On vous dit ce que vous voulez entendre, tout en vous convaincant que c’est la vérité, racontée de la façon la plus objective possible», résume en une formule choc la provocatrice Lenny. Brillant et accablant.  

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