Catherine Van Offelen

Catherine Van Offelen, essayiste: « La prudence antique était plus audacieuse que notre prudence actuelle » (entretien)

Diplômée de l’ULB, l’essayiste Catherine Van Offelen essaie de réhabiliter la notion de prudence, loin d’être une vertu molle quand elle était célébrée comme la qualité suprême des grands stratèges par les Grecs anciens.

La prudence peut-elle être héroïque? A l’heure où les émotions s’emballent, où les radicalités morales et politiques s’imposent dans l’espace public, défendre une vertu aussi discrète et mal comprise pourrait sembler timoré, voire suspect. «Sotte vertu», moquait déjà Voltaire. Un reproche qui colle à la peau de la prudence, perçue dans notre imaginaire comme une posture frileuse, une forme de passivité ou de repli face aux urgences du temps.

L’essayiste Catherine Van Offelen, diplômée de l’ULB, entreprend pourtant de la réhabiliter avec fougue dans un essai culotté, Risquer la prudence. Elle revisite ses sources antiques et fait ressurgir le trésor oublié de la «phronèsis» aristotélicienne, cette prudence antique traduite maladroitement par les Latins, contribuant ainsi à son discrédit. Loin d’être une vertu molle, elle était jadis célébrée par les Grecs comme la qualité suprême des grands stratèges et des souverains capables de naviguer habilement dans l’incertitude et d’affronter avec courage les hasards du destin.

Tout au long de notre entretien, Catherine Van Offelen plaide avec passion pour une réconciliation de l’action et du discernement. A rebours du «précautionnisme» paralysant ou de la confiance aveugle dans la technologie, elle propose une voie médiane, exigeante et réaliste, celle d’une «prudence audacieuse», capable d’affronter un monde complexe et incertain. Son propos est d’une résonance singulière avec notre époque marquée par l’accélération de l’histoire, les emballements numériques, l’exigence du risque zéro et les polarisations idéologiques.

Dans un temps de crise où les décisions sont trop souvent abandonnées aux experts ou aux algorithmes, son appel vibrant à reprendre le gouvernail et à assumer le risque, en conjuguant raison et intuition, semble d’une salutaire actualité. Un appel d’autant plus précieux qu’il redonne à la prudence ses lettres de noblesse: non plus vertu terne, mais sagesse héroïque, indispensable à l’éthique de notre temps.

A une époque où règnent les radicalités,  morales et politiques, pourquoi avoir voulu réhabiliter une vertu aussi discrète que la prudence?

Nous associons la prudence à une eau tiède, une modestie insipide, le ventre mou de l’histoire. Voltaire la traitait de «sotte vertu». A une époque qui voit s’accélérer l’histoire et se rejouer le carnaval des titans, la notion de prudence semble bien timide. C’est un malentendu qui tient à une mauvaise traduction. La prudence dont je parle n’a rien de tiède. La phronèsis, traduite maladroitement par «prudence» (la faute aux Latins), était considérée par les Grecs anciens comme la qualité flamboyante du grand homme. Aristote nous l’apprend, c’est l’art de décider des stratèges, souverains, juges, médecins et capitaines de navire. Tous ceux qui, passés maîtres dans l’art de trancher, d’apprivoiser la Fortune et de déjouer les coups du sort. On est loin de la définition actuelle de «prudence»! C’est ce trésor oublié que je cherche à exhumer.

A vous entendre, la prudence antique, la «phronèsis», est souvent mal comprise. Quelle est l’erreur majeure que nous faisons aujourd’hui lorsqu’on parle de prudence?

Traduire, c’est parfois trahir. La phronèsis est un mot grec quasiment inconnu aujourd’hui. La tradition morale latine a traduit ce terme par prudentia, contraction de providentia, qui a donné «prudence». Ce glissement sémantique a gommé toute la part d’audace de la phronèsis pour mettre l’accent sur la prévoyance et l’expertise. La prudence moderne est timidité, repli, inaction. «Dans le doute, abstiens-toi!», dit le proverbe. La phronèsis désigne au contraire le flair dans l’action, la sagacité, l’intelligence des circonstances. Cette vertu subtile recueille dans un vase unique des qualités variées: discernement, ruse, intuition, logique, courage, juste mesure, rapidité, expérience, grandeur d’âme, éloquence… La phronèsis est un diamant avec beaucoup de facettes! Le philosophe Pierre Aubenque écrit d’ailleurs que personne ne sait définir la phronèsis, mais que tout le monde sait reconnaître le phronimos (le Prudent). Périclès, César, Churchill, Roosevelt, Bismarck, Catherine II de Russie mais aussi Vauban, Magellan ou Reinold Messner en sont des emblèmes, car ils ont su apprivoiser les aléas et forcer le destin.

«La finalité de la phronèsis reste l’efficacité. C’est ce qui sépare le héros de la tête brûlée.»

Dans quelle mesure peut-on distinguer prudence et précaution? En quoi la première libère-t-elle l’action là où la seconde semble l’étouffer?

La phronèsis a un but pratique: l’action. Mais agir comporte toujours sa part de risque. L’action est un coup de dés lancés dans le brouillard, le succès n’est jamais garanti. Le prudent (phronimos) est donc audacieux. Pas tête brûlée, il ne fonce pas sans réfléchir. Il fait à la fois un calcul et un pari: l’analyse rationnelle des risques, avant le saut dans l’inconnu que représente toute décision. C’est César franchissant le Rubicon, Napoléon le pont d’Arcole, de Gaulle s’envolant à Londres… Le leitmotiv de la phronèsis pourrait être: «Malgré le doute, agis!» Une «prudence audacieuse» est un oxymore pour les Modernes et un pléonasme pour les Anciens. Nous avons fait rimer prudence avec précaution. Erreur! L’homme du précautionnisme voudrait maîtriser tous les risques pour n’en prendre aucun. Cette prudence-là n’a plus rien d’héroïque: c’est une injonction à la méfiance, au repli, à l’épargne. Elle n’est plus un aiguillon mais un frein. «Pour votre confort et votre sécurité» est le psaume moderne justifiant les dispositifs de surveillance qui nous enserrent de plus en plus étroitement.

Concrètement, aujourd’hui, dans quelle mesure la phronèsis est-elle devenue si nécessaire dans un monde aussi complexe et incertain que le nôtre?

C’est une lubie de la modernité de croire que la science ou l’algorithme seront capables de dissiper les brumes du mystère. «L’homme est celui qui s’avance dans le brouillard», écrit Kundera. La phronèsis, c’est justement la faculté d’affronter ce semi-chaos. Son symbole est la chouette d’Athéna, déesse de la prudence. Elle distingue où se diriger dans la nuit obscure. La phronèsis est une réponse au règne de l’incertain. A chaque époque, sa longueur d’onde. La nôtre est marquée par la complexité technique, l’angoisse du futur, l’encerclement digital, la succession de crises annoncées par la surinformation généralisée… Il est vrai que nous vivons dans la «société du risque» comme l’a défini le penseur Ulrich Beck puisque, pour la première fois, l’humanité a acquis la capacité de se détruire. Les postures oscillent entre le catastrophisme résigné, le précautionnisme paralysant et la confiance aveugle dans le progrès technologique. La phronèsis offre une autre voie: il s’agit de prendre les bonnes décisions pour édifier le projet d’un monde vivable, c’est-à-dire humain.

En quoi la prudence, loin d’être passive, constitue-t-elle une forme active de résistance face aux simplismes idéologiques et aux polarisations politiques actuelles?

Nous sommes nombreux à ressentir une hystérisation des débats. «Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison», disait Camus. Entre les éructations des convaincus, il reste peu de place pour la nuance et le bon sens. La phronèsis, c’est d’abord admettre que le monde des hommes est ambigu et non pas binaire. Tout coule, dit Héraclite. Montaigne aussi souligne l’impermanence des choses dans ses Essais. Doit-on augmenter les impôts, déclarer la guerre, imposer l’uniforme à l’école? Ce qui était souhaitable hier ne l’est pas forcément aujourd’hui. Cela rend peu rationnel le dogmatisme.

Vous critiquez sévèrement notre obsession du «risque zéro». Pourquoi cette obsession conduit-elle, selon vous, à un appauvrissement moral ?

Le désir du risque zéro a empli l’horizon politique: il faudrait zéro mort sur la route, sur le champ de bataille… Tout est fait pour rendre le réel inoffensif. Mais l’utopie est fanatique. Comme si un marin exigeait de naviguer sur une mer lisse en toutes circonstances! L’omniprésence des alertes nous plonge dans une conscience suraigüe de la dangerosité de toute chose. Alors, nous consentons à ce que nos libertés se restreignent. Plutôt que la vie heureuse, la vie tranquille.

Pourquoi vous opposez-vous à cette vision des choses?

Cela nous menace de fossilisation. Si faire un pas nous expose au trébuchement, comment agir? Il devient tentant de déléguer la charge de la décision. Experts, algorithmes et cabinets de conseil sont aujourd’hui chargés d’accumuler le plus de données possibles comme autant de cartes en main et d’aides à la décision. Le big data: Pythie moderne.

Winston Churchill, comme d’autres, a su apprivoiser les aléas et forcer le destin

Comment peut-on distinguer concrètement une prudence courageuse d’une simple peur déguisée en prudence ?

Le courage, pour Aristote, est un intermédiaire entre deux pôles: la lâcheté et la témérité. Ce milieu ou mediocritas est en fait un extrême. La clé est le discernement. Imaginez une personne en train de se noyer. Faut-il plonger au risque de se mettre soi-même en danger ou ne rien faire? Le phronèsis cherche par exemple, s’il n’y a pas une bouée, à lancer à «l’homme à la mer». L’individu courageux surmonte sa peur en jaugeant adéquatement ses forces et ses faiblesses dans la situation où il se trouve. N’oublions pas la finalité de la phronèsis: l’efficacité. C’est ce qui sépare le héros de la tête brûlée. Le général Gallet, le soir de l’incendie de Notre-Dame, avait bien pris la mesure du sinistre avant de lancer ses sapeurs-pompiers.

Vous prenez Ulysse comme modèle de prudence individuelle. En quoi ce héros, souvent vu comme rusé ou manipulateur, incarne-t-il pour vous une sagesse authentique?

Si L’Illiade est le poème de la force, dixit Simone Weil, L’Odyssée est le poème de la ruse. Ulysse, l’homme «aux mille ruses», est un maître dans l’art de mentir, tricher, se déguiser. Certains ont vu chez lui un lâche et tranquille jouisseur (Blanchot), voire un fraudeur (Dante). Notre modernité occidentale se méfie du clair-obscur, de l’ambiguïté. Elle préfère la simplicité binaire: noir/blanc, bon/méchant. Mais c’est justement l’agilité d’Ulysse qui le fait triompher des embûches. Dans une réalité toujours fauve et scintillante, il sait se plier comme un roseau, épouser la mouvance du monde par une plasticité plus grande encore. Tel est le phronimos: vif-argent ! En outre, il ne trompe pas pour le plaisir. A la différence d’un gangster, il vise l’action juste. En l’occurrence, restaurer l’ordre défait: récupérer son trône, sa femme, sa terre. La fin, si elle est louable, justifie les moyens. Ulysse n’est ni une «belle âme» idéaliste ni un fourbe, mais un peu des deux: habile et vertueux, florentin et germanique. La phronèsis, c’est Talleyrand et Hamlet réunis. 

La prudence est liée à l’éthique de la décision. Celle-ci exige une temporalité longue. Comment préserver cette durée de réflexion dans une société dominée par l’urgence et l’immédiateté numérique?

La phronèsis répond au drame de l’immédiateté. Le décideur se voit parfois pressé par les circonstances. Dès lors, l’impulsion et le réflexe risquent de lui faire commettre un acte irréfléchi : c’est toute la misère pascalienne de l’époque moderne que d’être assujetti à l’impératif de rapidité. Avec l’accélération inédite de l’époque moderne, ce risque de la précipitation, défaut ô combien antiphronèsique, est accru. En revanche, trop attendre n’est pas sans risque. A peser trop longuement le pour et le contre, on risque l’indécision, qui est l’autre versant (tout aussi négatif) de la précipitation. «Les batailles perdues se résument en deux mots: «trop tard», disait McArthur. Entre l’indécision et la précipitation, y a-t-il un juste tempo, une scansion idéale? Oui, répond le phronimos. Pour saisir le bon moment (kairos), il faut pouvoir s’être préparé longuement afin d’agir courtement. Le proverbe militaire «Faire couler la sueur en temps de paix pour épargner le sang en temps de guerre.»

Vous évoquez Charles de Gaulle comme exemple de prudence héroïque. Quel dirigeant contemporain pourrait illustrer aujourd’hui cette vertu aristotélicienne?

La phronèsis est la vertu propre du Prince, dit Thomas d’Aquin. Quand on gouverne, on ressemble au marin qui tient le gouvernail de son navire. Il s’agit de mener le vaisseau de l’Etat à bon port! La mer, masse mouvante, ne peut être dominée: il faut composer habilement avec elle. De Gaulle exemplifie la phronèsis en majesté. Il a fait un pari qui aurait pu le mener à l’exécution. Mais sa clairvoyance et son courage politique ont fondé un récit et sauvé la France. Qui serait le phronimos aujourd’hui ? Voltaire note que «souhaiter la grandeur de sa patrie, c’est souhaiter du mal à ses voisins». Le Prince soucieux de la grandeur de son peuple n’est-il pas le tyran d’un autre? «Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà», écrit Pascal. Au fond, chacun pourrait voir le phronimos à sa porte. Les pro-russes encenseront Poutine, les européens humanistes célébreront Zelenski. Le phronimos peut-il faire l’unanimité? Oui. Mais c’est le temps qui l’adoubera, la postérité qui tranchera et les siècles qui le légitimeront. Cela dit, le XXe siècle a vacciné l’homme européen contre les envies de grandeur. La prudence moderne s’est donc dépersonnalisée pour se réinvestir dans de grandes institutions. ONU, UE ou FMI sont des temples de cette prudence diffractée. Au lieu du phronimos unique, la nébuleuse technocratique. 

«On ne peut revaloriser qu’individuellement le goût du risque, creuset de la liberté.»

Si la prudence est avant tout affaire d’expérience, comment peut-elle être transmise aux jeunes générations, précisément celles qui sont aujourd’hui formées dans une culture de l’instant ?

Il faut du temps pour accéder à la prudence. Parfaire l’éducation du futur phronimos demandera des années. Au sens originel, «e-ducere» signifie conduire un jeune inexpérimenté hors de sa niche natale pour l’élever à la condition d’homme éclairé, apte à penser par lui-même. L’éducation ne s’arrête jamais. Les épreuves traversées ont une dimension initiatique: c’est un Ulysse d’âge mûr et usé par l’expérience qui rentre à Ithaque. Mais son identité est plus affirmée que lorsqu’il part 20 ans auparavant. Une jeune personne ne saurait être phronimos selon Aristote, car la prudence a partie liée avec l’expérience, ce dont un jeune est toujours dépourvu. Antigone, âme entière, a soif d’absolu. Créon, plus sage, a mis dans son vin radical un peu d’eau conciliante… C’est en forgeant qu’on devient forgeron, dit Aristote. Cela vaut aussi pour la morale. On ne naît pas phronimos, on le devient. C’est un work in progress. Chaque génération doit donc réapprendre la prudence, parce que les époques évoluent et que la maturité vient à son heure. Hélas, la jeunesse, souvent, se montre impatiente et la vieillesse s’accroche à ses privilèges.

Vous portez un jugement critique sur l’intelligence artificielle. Que perdrait-on d’essentiel si l’on confiait entièrement nos décisions aux algorithmes?

L’algorithme donne des réponses qui proviennent uniquement de la somme de données intégrées. Alors que l’esprit humain «tire de lui plus qu’il n’a», comme dit Bergson. L’aspect irrationnel, génialement inédit, de certaines intuitions humaines ne pourraient sinon se réaliser! Si le navigateur Moitessier avait demandé à l’IA de décider de son destin, il n’aurait jamais fait demi-tour alors que le podium lui était acquis. L’humanité n’aurait pas pu lire La Longue Route. Si Rimbaud avait dû son destin à l’IA, il aurait été orienté en fac de Lettres. La poésie n’aurait pas été désorbitée par son génie. Confier le sort du monde à l’IA, c’est renoncer à la grandeur, à la poésie et au génie des ressources insoupçonnées de l’âme humaine.

Vous insistez sur l’importance de l’intuition dans la prudence. Peut-on vraiment enseigner ou cultiver cette intuition (par exemple, dans des systèmes éducatifs hyper rationnels)?

La phronèsis rassemble des qualités généralement dissociées: raison et intuition, rigueur et émotion, calcul et sensibilité, intelligence cartésienne et reptilienne. Elle marie l’esprit scientifique, intuitif et affectif. Elle fait battre le «cœur intelligent» de l’homme. L’intuition s’opère dans les tréfonds de notre être qui échappent à la conscience. Elle se sédimente. Un jour, elle se mue en flair. Elle devient l’expérience du bon médecin, le jugement assuré du détective ou du commissaire-priseur, la vista de l’homme politique… Et bien des découvertes scientifiques ne sont-elles pas le fruit d’intuitions géniales? Mais malgré son efficacité, l’intuition reste une «piste» faillible. Dans notre modernité positiviste, cette fragilité lui a valu d’être considérée comme irrationnelle et, partant, écartée des voies de connaissance traditionnelles. Nous nous sommes coupés de cet héritage. Dans Un homme libre, l’écrivain Barrès écrivait ce qui ressemble à une devise de phronimos: «Il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible.» La phronèsis nous apprend à utiliser toutes les facettes de notre humanité, comme on fréquenterait toutes les pièces d’une maison.

Vous évoquez le risque inhérent à toute véritable décision. Comment peut-on valoriser socialement cette prise de risque, dans un monde obsédé par la sécurité et le contrôle?

La glorification des sports extrêmes, des courses à la voile, de la conquête de Mars, l’obsession médiatique de la célébration des héros est le témoin de l’absence cruelle de goût du risque dans nos sociétés. Dans une société de communication, on braque toujours le projecteur sur la vertu absente. On parlera du «vivre ensemble» quand tout le monde se déchire. On célèbre l’Aéropostale quand il faut deux heures de formalités pour un vol Paris-Rome. La société du spectacle, comme l’appelle Guy Debord, a institué un discours qui fonctionne selon le retournement des valeurs. L’obsession sécuritaire de notre époque entrave l’initiative privée et l’élan collectif. A l’individu elle promet un avenir d’assisté, invité à rester chez lui. Elle ensevelit les entrepreneurs sous un tombereau de normes. Et promet aux sociétés le tableau d’un avenir apocalyptique qui ne laisse aucune place aux grands rêves communs. Comment voulez-vous qu’un pays entonne le chant de l’avenir heureux quand, dans les rues, des haut-parleurs invisibles serinent à longueur de journée: «Le gouvernement vous recommande de boire de l’eau quand il fait chaud»? On ne peut donc revaloriser qu’individuellement, en privé et pour soi-même le goût du risque, creuset de la liberté.

Enfin, à titre personnel, quelle décision prudente avez-vous prise dans votre vie qui vous semble avoir le mieux incarné l’éthique que vous défendez dans ce livre?

Au sortir des études, j’ai travaillé au sein de l’équipe sécurité d’une société d’assistance internationale située en banlieue parisienne. En tant qu’analyste, mon rôle était de fournir des conseils aux clients pour éviter les risques (criminels, terroristes, politiques, etc.) au cours de leur voyage. Je m’occupais spécifiquement de régions instables en Afrique. Je me souviens de mes premiers voyages en Afrique subsaharienne lorsque j’affrontais l’inconnu avec l’exaltation d’un certain esprit d’aventure mais aussi de crainte. «Ma hutte est loin, je ne sais rien», dit un proverbe russe. Loin de la réconfortante Europe, que savais-je de cette Afrique mosaïque? Le «divers décroît», déplorait Segalen. L’Afrique, elle, conserve encore son mystère. A Abidjan, Ouagadougou ou Niamey, tout le bagage théorique accumulé, tous les livres et les articles lus me servaient peu: sur place, je mesurais seulement l’étendue de mon immense ignorance. La phronèsis, cette école de bons sens, était mon seul guide. J’ai osé la prudence en passant mon propre Rubicon.

 

Bio express

1990
Naissance à Villajoyosa (Espagne).
2014
Double master en littérature française et en études européennes à l’ULB, et master en International Conflict Studies au King’s College London. 
2016
Première mission en Afrique de l’Ouest comme spécialiste sécurité chez International SOS.
2023
Début de collaboration à des revues littéraires et de géopolitique: Conflits, Le Figaro, La Revue des Deux Mondes, etc.

 

 

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