© Antonin Weber

Jean-Louis Leclercq, vieux comédien en colère à l’humour ravageur

Pendant la majeure partie de sa vie, Jean-Louis Leclercq a concilié ses rôles de professeur et de comédien. Armé de la même envie de transmettre avec humour que celle qui l’anime aujourd’hui au sein de l’intrépide Gang des vieux en colère.

Pour occuper le tout premier confinement, Jean-Louis Leclercq a peint une fresque sur un mur de sa terrasse, dans un coin calme de Boitsfort, au sud-est de Bruxelles. A l’aide de pochoirs, il a donné vie sur son fond blanc à des éléphants colorés, puis il a écrit à la main des mots et des phrases qui l’inspirent, tels que «Le syndrome de la cabane». «Pendant le Covid, c’était une belle tentation, résume-t-il face à son œuvre. Tout à coup, tu n’avais plus d’emmerdeurs, tu étais pénard chez toi. Moi, je me suis fait à la situation, mais je pense qu’avec le recul, on aura honte d’être allé jusqu’à fermer les rayons jouets.»

Composante principale de l’œuvre, la réplique «Oh Gaby, ça sert à quoi l’cochonnet si t’as pas les boules?» rend autant hommage à Alain Bashung, que le comédien vénère, qu’ à ce genre d’interrogations complètement ouvertes et sans réelle réponse qui lui plaisent. L’ humour qui surprend et qui fait (un peu) réfléchir, voilà ce qui passionne Jean-Louis, capable d’ironiser sur le concept de solidarité en singeant un homme persuadé d’être bienveillant envers des réfugiés afghans qu’il force en réalité à travailler pour quasi rien.

C’est dans son dernier spectacle, Le Grand foire, créé à quatre mains avec Denis Carpentier, qui n’a jamais pu l’interpréter sur scène. «Quand Denis m’a dit qu’il avait reçu une super proposition de contrat ailleurs, j’ai contacté mon fils Renaud, diplômé en anthropologie mais adepte de l’impro, pour lui proposer le rôle. Il m’a répondu par des yeux immenses. C’était sa première véritable expérience et il est formidable!»

© Antonin Weber

La pièce raconte l’histoire d’un humoriste recyclé en conférencier politique et assisté par un jeune homme en mal de popularité. Trois ans après sa création, Le Grand foire a encore tourné jusqu’à cet été, grâce notamment à un passage fructueux à Avignon avant la pandémie. «Il faut un sacré estomac pour digérer Avignon en production propre… D’abord, parce que ça te coûte un porte-avions avec les avions dessus, puis parce que c’est épuisant. Seul, j’aurais hésité, mais Renaud était tellement enthousiaste qu’on l’a fait. Pas pour s’amuser, pour travailler! On en est ressortis avec une quinzaine de contrats.» Et un rendez-vous père-fils qui résonne toujours comme une évidence. «Je suis heureux comme tout.»

«Il faut un sacré estomac pour digérer Avignon en production propre… D’abord, parce que ça te coûte un porte-avions avec les avions dessus. »

Sur sa fresque, le Boitsfortois fait référence à deux autres œuvres françaises: la chanson Assez!, de Claude Nougaro, et le roman L’Insoutenable Légèreté de l’être, de Milan Kundera. Plus surprenant, le mot «Egards » apparaît en bas, au centre. «On n’emploie plus ce mot qu’avec « eu égard », mais c’est bien aussi d’avoir des égards pour les choses, pour les gens.» Et pour les élèves, comme il a essayé de le faire durant toute sa carrière de professeur. Parce que Jean-Louis n’a jamais eu le statut d’artiste. Issu d’une famille où il n’était pas autorisé d’envisager de devenir acteur, il se lance à sa majorité dans un régendat, puis devient prof de français.

D’abord en Louisiane, pendant un an, puis le reste de son parcours dans l’enseignement professionnel, au sein de l’établissement Sainte-Bernadette, à Auderghem. «Certains étudiants avaient un handicap de naissance, d’autres un parcours socio-affectif tellement chaotique que leur processus d’apprentissage s’était ralenti. J’ai beaucoup aimé ce milieu, dont l’avantage est d’avoir de petits groupes, même s’il y a parfois des élèves caractériels.»

L’instit au ciné

Pendant quatre ans, il est même catapulté directeur de l’institut. «Je m’étais tellement emmerdé à l’école dans ma jeunesse que j’avais envie de prouver qu’on pouvait fonctionner sans classement ni bulletin tous les quinze jours. J’ordonnais aux profs de prendre leur liberté pédagogique, de changer les bancs de place, de créer de l’interaction…» En parallèle – ou lors de plusieurs pauses-carrière – Jean-Louis trace comme il peut sa route de comédien. «A certaines époques, j’ai cavalé. Je donnais cours le matin, puis je fonçais à une répèt’ l’aprèm et je jouais le soir tout en m’occupant de mes trois gosses. Pour moi, c’était normal: j’avais toujours eu ce rêve dans la caboche.»

A son retour de Louisiane, le jeune homme fait ses premiers pas au sein d’Ourva, une compagnie bruxelloise qui propose du théâtre «moitié intello, moitié ésotérique». Le prof de français joue «à poil» dans des souterrains, emmené par un chef «un peu gourou», puis il se réveille et comprend que ce n’est pas du tout ce qu’il cherche. Il rejoint alors la Maison des conteurs et crée un premier spectacle à sketchs, Haa Hmm. «Là, j’ai senti que les gens m’ écoutaient: j’avais une certaine aisance et un sens de la chute, avec, déjà, ce principe de rire et de gueuler, mon fonds de commerce.»

La suite se faufile entre le très atypique Magic Land Théâtre, la Ligue d’impro et, surtout, plusieurs scènes qu’il crée et interprète lui-même. Un parcours très peu classique qui n’empêche pas le Bruxellois de se faire une place et de vivre aujourd’hui encore de son métier, mais un itinéraire loin des spotlights qui comporte également son lot de désavantages. «J’ai fait marrer les gens, c’est vrai, mais à l’heure actuelle, si tu mets « Jean-Louis Leclercq » sur une affiche, tu ne remplis pas la salle! J’ai un petit peu de regrets par rapport à ça: avec plus de popularité, j’aurais eu plus de propositions, j’aurais moins dû cravacher.»

Le sexagénaire assure qu’on ne l’appelle plus pour jouer. Dernièrement, il a passé un casting pour un film avec Christian Clavier. Il n’a pas eu de nouvelles… «Tu ne sais jamais pourquoi tu es choisi ou pas. Ozon, par exemple, je ne sais pas pourquoi il m’a pris.» En 2010, il est en effet retenu par le réalisateur français pour camper le rôle d’un médecin dans Potiche.

Une «belle expérience», qui n’est pas la seule de sa carrière en dehors des planches, puisqu’il tourne aussi quelques pubs, intègre l’équipe des émissions pour enfants IciBla-Bla puis G-Nôme et se paie même le luxe d’être chroniqueur de Cinquante degrés nord, sur Arte Belgique. D’abord pour raconter une anecdote à partir de l’œuvre de l’artiste invité, ensuite pour mener des interviews absurdes, en bretelles et cravate rose, avec Patrick Bruel, Jean-Pierre Coffe, Dave ou Anne Roumanoff. «Ils aimaient bien parce qu’en général, ils sortaient d’une journée où ils avaient dû se farcir les questions répétitives des journalistes.»

«J’ai fait marrer les gens, c’est vrai, mais à l’heure actuelle, si tu mets « Jean-Louis Leclercq » sur une affiche, tu ne remplis pas la salle! »

Le Vieux Gangster

Au soleil sur sa terrasse, Jean-Louis se met à citer tous les mots présents sur sa fresque presque abécédaire. S’y succèdent, entre autres, «cosmopolitesse», «un beau mot», «doute», «auquel je crois très fort», et «éphémère». «Je vis beaucoup – bien que joyeusement – avec le sentiment de la mort. En l’attendant, il faut en revanche qu’on arrête de s’emmerder les uns les autres comme si on n’allait jamais mourir. Ça me rend malade de voir certains amasser des tonnes de pognon en vivant sur la misère de leurs frères et sœurs: partageons!»

C’est justement l’un des objectifs du Gang des vieux en colère, un groupe belge de seniors qui se mobilisent pour défendre une équité dans la société et une décence de vieillesse pour leurs enfants et petits-enfants. Leur credo: action, communication. Ça commence souvent par un «coup» pour marquer les esprits et ça se poursuit avec la propagation de revendications réfléchies. Jean-Louis est officiellement «gangster» depuis quelques années. «Lorsqu’un ami m’a contacté pour animer une de leurs activités, ça m’a fait beaucoup rire, j’ai trouvé l’initiative formidable.» En mai 2019, il participe à l’enterrement de la sécurité sociale pour les vieux. L’idée est d’alerter sur l’état de décrépitude de cette protection communautaire en Belgique et en Europe. Il endosse alors le rôle du curé harangueur, animant le cortège funèbre qui suit un vrai cercueil emmené dans un vrai corbillard autour de la (vraie) gare de Bruxelles-Luxembourg: «Je gueulais comme un sot.»

Le comédien ne se considère pourtant pas dans le besoin: il se dit même à l’abri financièrement. C’est donc par sentiment d’équité qu’il se mobilise à l’occasion d’animations «très populaires et accessibles à tous» ou, assez logiquement, au travers de sketchs inédits. L’hiver dernier, lors du cabaret du Gang des vieux en colère, il raconte ainsi l’histoire d’une vieille dame dont la pension plafonne à 800 euros. Pour tenir le coup, elle se poste à l’entrée d’un supermarché et demande aux clients de lui donner les timbres récoltés grâce à leurs achat

s. «Dans la foulée, elle les échange contre des brols comme des poêlons, des oreillers, etc. puis les revend pour arrondir ses fins de mois. C’est de la fiction, mais c’est la juste description de la situation financière de certains de mes potes. C’est ça, le Gang: on rigole, on chante, on fait les cons… mais il y a aussi de vrais discours politiques, avec des gens pointus qui s’y connaissent parfaitement et qui sont d’une vigilance extrême.»

Jean-Louis en est persuadé: les actions du Gang sont autant d’occasions de montrer à la société que les vieux ne sont pas morts, qu’ils ont toujours toute leur tête, qu’ils peuvent agir «et qu’on va pas se laisser faire! On restera digne jusqu’au bout, on luttera pour nous et pour ceux qui suivent. Normal, quoi. Simplement humain. C’est un mouvement profondément humain.» Qui mériterait sa petite place sur la fresque?

Son plus gros risque

« Au risque de décevoir, je n’ai jamais eu l’impression d’avoir dû faire face à un risque à courir. D’autant que moi, courir…»

Son mantra

«Quand fond la neige, où va le blanc? Quand disparaît notre corps, où va notre esprit?» (William Shakespeare)

Sa plus grosse claque

«Le jour où, très tôt, j’ai compris qu’en me taisant, je paraissais plus intelligent qu’en parlant.»

Dates clés

1953 «Je suis né à Uccle. Quand j’étais gosse, ma mère avait toujours peur de tout: que je tombe à vélo, que j’attrape un rhume, que je devienne végétarien, etc.»

1994 «Avec Jean-Michel Brion, j’écris, pour la RTBF, les sketchs des marionnettes de Raymond Goethals et d’Adamo pendant la World Cup. Une belle expérience bien barge!»

2001 «J’écris le spectacle Je ne vous oublie pas, interprété par Florence Crick au théâtre Le Public.»

2020 «L’Union Saint-Gilloise est championne en D1B de football. Cette saison, la perte du titre en D1A au profit de Bruges m’a fait énormément mal…»

2022 «En juillet, je me suis rendu au Bénin pour organiser bénévolement des séances d’improvisation avec l’asbl Terres rouges

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