Un groupe de Berlinois aux abords de l'aérodrome de Tempelhof, levant les yeux vers un avion cargo C-47 qui leur apporte des vivres lors du pont aérien destiné à briser le blocus soviétique (1948).

Les prémisses de la guerre froide

A l’approche de la fin de la Seconde Guerre mondiale, les futurs vainqueurs se réunissent pour décider non seulement du sort de l’Allemagne, mais aussi de l’avenir du reste du monde. L’initiale concertation amicale entre Roosevelt, Churchill et Staline s’entache rapidement de méfiance mutuelle. Les intérêts contradictoires refont surface et la Grande Alliance s’en trouve lézardée par un rideau de fer qui menace de séparer Est et Ouest.

Deux superpuissances émergent des ruines de la Seconde Guerre mondiale. Les Etats-Unis et l’Union soviétique. Ces deux nations ont vécu le conflit de façon très différente. La seconde compte plus de victimes que toute autre. « Plus de 1 700 villes et 70000 villages sont détruits, quelque 7,5 millions de soldats et probablement trois fois autant de civils perdent la vie », écrivent Wayne C. McWilliams et Harry Piotrowski (1). « Plus de 70 % de l’appareil industriel et de 60 % de toutes les infrastructures de transport ont été balayés de la carte. L’horreur de l’invasion allemande et de sa politique d’occupation éveille un fort patriotisme au sein des populations russes, qui ont combattu avec âpreté durant ce qu’ils nomment aujourd’hui encore la « Grande Guerre patriotique » ».

Beaucoup croient que l’humiliation des réparations de guerre de 1919 a contribué à la montée du nazisme dans les années 1930

Les Etats-Unis, en revanche, sortent pratiquement indemnes du conflit. Hormis lors de l’attaque japonaise contre Pearl Harbor, le pays n’a été ni bombardé ni envahi. « Pour chaque soldat américain mort en service, 85 à 90 combattants soviétiques en moyenne ont perdu la vie », affirment McWilliams et Piotrowski. Du point de vue économique aussi, la différence est énorme. L’industrie américaine connaît dès avant la fin de la guerre une période de prospérité.

« A la fin du conflit, le pays est devenu un géant économique qui domine tous les autres. Et, surtout, il a la capacité de grandir encore. Il dispose de matières premières en abondance, les installations manufacturières et le réseau de transports sont intacts, les ouvriers qualifiés ne manquent pas et il y a suffisamment de capital pour investir. » McWilliams et Piotrowski pensent aussi que les Américains sont sortis de cette période avec un ego national gonflé à bloc. « Le peuple considère la victoire comme une preuve de la supériorité de son mode de vie. Les Etats-Unis sont fermement décidés à mener la danse lorsque l’on donnera forme au nouveau monde d’après-guerre. »

Winston Churchill, Harry Truman et Joseph Staline se serrent la main à la sortie de la conférence de Potsdam, le 28 juillet 1945.
Winston Churchill, Harry Truman et Joseph Staline se serrent la main à la sortie de la conférence de Potsdam, le 28 juillet 1945.

L’ESPRIT DE TÉHÉRAN

Pour définir ce futur d’après-guerre, le présent américain Franklin Delano Roosevelt, ou « FDR » comme on le surnomme, fait appel au Premier ministre britannique Winston Churchill et au leader soviétique Joseph Staline. Fin novembre 1943, les trois Grands se rencontrent pour la première fois à l’ambassade soviétique de Téhéran. Churchill a proposé Londres comme lieu de réunion, mais, malgré le très long voyage que cela représente pour Roosevelt, déjà malade à l’époque, Staline veut que cela se déroule en Iran. A Téhéran, on discute principalement de l’ouverture d’un deuxième front contre l’Allemagne nazie, ce que Staline réclame depuis longtemps. Jusque-là, l’Union soviétique est la plus durement touchée. Il insiste donc pour obtenir une intervention alliée afin de défaire les Allemands. En contrepartie, il lancera une offensive dans l’Est. Il est également prêt à déclarer la guerre au Japon dès que l’Allemagne sera vaincue. Les trois protagonistes principaux conviennent aussi que les frontières de la Pologne seront retracées après le conflit et évoquent pour la première fois la formule d’une Allemagne divisée en zones d’occupation alliées.

« UNCLE JOE »

A Téhéran, les relations entre les trois Grands sont sans nuages. Tandis que la guerre fait encore rage, les grandes puissances s’accordent sur un monde débarrassé du IIIe Reich. Le 9 octobre 1944, Churchill s’envole pour Moscou en vue de discuter avec Staline. Les deux hommes se rencontrent en soirée, boivent généreusement et commencent à régler une série de problématiques relatives aux Balkans. On gribouille sur un bout de papier qui recevra quelle partie de quel territoire. Staline est bien disposé. « C’était le moment de faire des affaires », écrira Churchill dans ses mémoires.

« Roosevelt et Churchill entretiennent depuis longtemps déjà de bonnes relations personnelles », affirme le professeur Sven Biscop, qui dirige le programme L’Europe dans le monde à l’Institut Egmont, à Bruxelles. « Cela a notamment contribué au fait que FDR ait pu mener les Etats-Unis vers une entrée en guerre. » Roosevelt dira au sujet de Churchill qu’à son avis, il était « le meilleur homme qu’eût l’Angleterre, même s’il était saoul la moitié du temps ». Ce Premier ministre alcoolisé se méfie beaucoup plus de Staline, ce paranoïaque, que le président américain. « Cela semble difficile à croire, mais au départ, les Etats-Unis sont très positifs concernant le leader soviétique. Dans la propagande de guerre, ils font référence à lui de manière presque affectueuse comme « Uncle Joe » », raconte Biscop. En mars 1942, Roosevelt écrit à Churchill : « Je pense que je m’y prends bien mieux avec lui que votre office des Affaires étrangères ou mon département d’Etat. Staline déteste l’attitude de tous vos directeurs. Il s’imagine qu’il me préfère et j’espère qu’il continuera. » Le président américain sait qu’il a un besoin vital de l’Union soviétique en tant que force militaire contre Hitler et est convaincu que Staline restera également un bon allié après la guerre.

Berlin peu de temps après l'érection du mur divisant le secteur oriental occupé par les Soviétiques du secteur occidental, occupé par les Alliés.
Berlin peu de temps après l’érection du mur divisant le secteur oriental occupé par les Soviétiques du secteur occidental, occupé par les Alliés.

LA CONFÉRENCE DE YALTA

Churchill, Roosevelt et Staline se réunissent à nouveau durant le dernier hiver du conflit, cette fois dans la cité balnéaire de Yalta, en Crimée. Ils ont chacun leur propre agenda. Sept cents conseillers militaires et diplomatiques font également le voyage. Pendant huit jours, les trois hommes discutent non seulement de la façon de vaincre Hitler, mais du visage qu’aura l’Europe d’après-guerre.

L’avenir de l’Allemagne fait l’objet de longs débats. Après la guerre, un conseil de contrôle réunissant les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la Russie sera fondé. A la demande de Churchill, la France y est également admise. L’Allemagne et l’Autriche seront divisées en quatre zones d’occupation. Berlin, qui se trouve en zone soviétique, sera à son tour divisée en quatre. Ensuite, on organisera des élections libres et le pays sera réunifié. Personne ne peut prédire à ce moment qu’il faudra attendre 1989 pour voir à nouveau les Allemands unis au sein d’une même nation.

Comme on le sait, l’Union soviétique sort très éprouvée de la guerre. Près de 4 % des Russes ont péri et l’appareil industriel a pratiquement disparu. Pour protéger le pays contre une nouvelle offensive depuis l’Europe, Staline exige un cordon sanitaire des pays qui lui sont favorables. A Yalta, Staline aurait formulé les choses comme suit : « Pour le peuple russe, la Pologne est une question d’honneur. […] La Pologne est le couloir par lequel les armées étrangères nous envahissent. […] Pour nous, la Pologne est une question de vie ou de mort. »

LA QUESTION POLONAISE

Et il arrive à ses fins. L’Union soviétique reçoit la région entourant Kaliningrad et une partie de la Pologne. La Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Hongrie et la Bulgarie lui sont également accordées comme sphère d’influence. En échange, Staline promet d’organiser des élections libres, mais il n’a pas l’intention d’autoriser des candidats antisoviétiques, pro-occidentaux, et y installera des gouvernements fantoches. « Ce n’est pas ce que les trois Grands ont décidé auparavant, mais on ne peut pas y faire grandchose », estime Biscop. L’Armée rouge se trouve déjà en Europe de l’Est depuis qu’elle a repoussé Hitler. Staline exige une protection d’Etats satellites. Bien qu’il s’agisse en fait d’un mouvement défensif, l’Occident le perçoit comme très agressif. Quelques têtes brûlées, tel le général américain Patton, proposent même d’engager une nouvelle guerre contre l’Union soviétique, mais personne n’en veut. »

Le président américain est persuadé que la conférence de Yalta est un succès. « Il pense sincèrement qu’il a noué grâce à son charisme une juste relation avec Staline », déclare Biscop. « Mais pour le leader communiste, il est inconcevable que l’Occident soit de bonne foi. Pour lui, il est scientifiquement prouvé que les puissances impérialistes sont les ennemies de la classe ouvrière. Derrière son air impassible, Staline n’a confiance en personne. »

FDR fait montre de compréhension pour les exigences territoriales des Soviétiques. En échange, le pays doit devenir membre d’une nouvelle organisation multilatérale. Les Américains mettent tout en oeuvre pour faire des Nations unies un succès et, pour cela, ils ont besoin de l’aide de leurs alliés. Le droit à l’autodétermination des Européens de l’Est est secondaire. Par ailleurs, Roosevelt espère convaincre les Russes de déclarer la guerre au Japon. On lui reprochera parfois d’avoir trop facilement bradé l’Europe de l’Est aux Russes. Pour plusieurs pays de cette zone, Yalta restera un symbole de trahison.

LES PREMIÈRES FISSURES

Churchill est également critiqué dans son propre pays en raison du marché conclu avec Staline. D’autant que c’est justement l’invasion de la Pologne par Hitler qui a causé la guerre. A Yalta, le Premier ministre espère sauver ce qui peut encore l’être de son cher Empire britannique. Il veut aussi rétablir l’équilibre des forces sur le continent européen. Pour contrer l’essor de l’Union soviétique communiste, la France doit selon lui redevenir une puissance à part entière. « En outre, Churchill estime que les Américains doivent rester militairement présents en Europe », affirme Ruud Hoff, spécialiste des rapports Est-Ouest durant la guerre froide. « Il a conscience que la Grande-Bretagne n’est plus capable à elle seule de garantir la stabilité des forces en présence. »

Les prémisses de la guerre froide

C’est à Yalta que se dessinent les premières fissures dans le consensus apparent des Alliés. « Churchill et Staline se soupçonnent mutuellement de préparer in extremis d’un accord avec Hitler », écrit Hoff. « C’est pourquoi ils conviennent expressément qu’il n’y aura pas de négociations avec le Reich. Celui-ci doit se rendre sans condition. » L’avenir du pays pose aussi problème. Staline et Roosevelt veulent démanteler l’industrie afin d’interdire toute agression allemande ultérieure, mais Churchill préfère un voisin plus fort, apte à résister à l’influence soviétique venant de l’est. « Il est évident que l’alliance ne survivra pas à la guerre », expliquent McWilliams et Piotrowski. « Les trois Grands n’ont rien qui les rapproche hormis un ennemi commun et, dès que l’Allemagne nazie est vaincue, leurs intérêts contradictoires reviennent à l’avant-plan. La Grande Alliance de la Seconde Guerre mondiale vole en éclats à une vitesse surprenante. »

NOUVEAUX ACTEURS PRINCIPAUX À POTSDAM

En juillet 1945, les vainqueurs organisent sur les ruines du IIIe Reich une nouvelle conférence dans la banlieue immédiate de Berlin alors que la guerre contre le Japon fait encore rage dans le Pacifique. Entre-temps, de nouveaux acteurs sont entrés en scène. Juste avant le suicide d’Hitler, le 30 avril 1945, Roosevelt est décédé. Harry Truman lui succède. Churchill subit au beau milieu de la conférence une lourde défaite électorale, qui le relègue dans l’opposition. Il est remplacé par Clement Attlee, membre du Labour. « Une personnalité peu charismatique avec très peu d’expérience en politique étrangère », écrit Hoff. « Churchill, qui le méprise profondément, le décrit comme un « mouton déguisé en mouton ». Il craint qu’Attlee ne sacrifie les intérêts britanniques dans le monde. »

Le rideau de fer entre les zones occidentales et la zone soviétique en Allemagne, septembre 1947.
Le rideau de fer entre les zones occidentales et la zone soviétique en Allemagne, septembre 1947.

Les accords de Yalta sont concrétisés à Potsdam. L’Allemagne est partagée en quatre zones d’occupation. Un Conseil de contrôle allié réunissant des représentants des quatre pays est chargé de veiller aux cinq « d » : démilitarisation, dénazification, désindustrialisation, décentralisation et démocratie. Les puissances d’occupation peuvent chacune dans leur zone se rembourser pour les dommages de guerres subis. « Les Russes vident quasiment la zone est pour compenser la destruction et le démantèlement de leur propre industrie », écrit Hoff. « Les Britanniques et plus encore les Américains pensent qu’une approche trop stricte peut avoir des conséquences négatives. Ils craignent que la paupérisation des Allemands ne mène au revanchisme ou au communisme. » Beaucoup croient que l’humiliation des réparations de guerre de 1919 a contribué à la montée du nazisme dans les années 1930.

LA DÉNAZIFICATION

Les vainqueurs décident aussi de juger les dirigeants du Reich devant un tribunal de guerre international. Pourtant, la dénazification prend des formes différentes selon la zone d’occupation concernée. En Allemagne de l’Est, on règle son compte à quiconque a été lié au nationalsocialisme, alors que les Américains se montrent nettement plus souples avec les fonctionnaires subalternes. Beaucoup de dignitaires nazis échappent également au jugement dans les autres zones occidentales. « Cela permettra plus tard à Staline de dire que les alliés occidentaux n’ont pas respecté les accords », pense Hoff.

A Potsdam, la principale pierre d’achoppement est à nouveau la question des frontières polonaises. En échange des territoires orientaux attribués à l’Union soviétique, le pays reçoit deux tiers de la Prusse orientale avec l’Oder et la Neisse comme extrémité ouest. Cette décision s’accompagne du déménagement forcé de plus deux millions de Polonais et d’Allemands. Les Américains et les Britanniques craignent que cet afflux massif d’expulsés allemands ne déstabilise leurs zones.

Toujours à Potsdam, Truman raconte à Staline que les Etats-Unis sont en possession d’une nouvelle arme dotée d’une puissance de destruction inédite. Il vient juste d’apprendre que la première bombe atomique a été testée avec succès dans le désert du Nouveau-Mexique. Le leader soviétique réagit à peine à la nouvelle, probablement parce qu’il est au courant depuis longtemps de l’existence du projet Manhattan grâce à ses nombreux espions. La Russie étant désormais en guerre avec le Japon, les participants à la conférence établissent avec la Chine la déclaration de Potsdam, qui précise les conditions de la reddition nippone. Mais la puissance asiatique de l’Axe ignore l’ultimatum et, le 9 août, la première bombe atomique s’abat sur Hiroshima. Nagasaki suit trois jours plus tard.

Une vue de la salle 600 au palais de justice de Nuremberg, lors d'une procédure du Tribunal militaire international contre des responsables nazis (1945).
Une vue de la salle 600 au palais de justice de Nuremberg, lors d’une procédure du Tribunal militaire international contre des responsables nazis (1945).

LE RIDEAU DE FER S’ABAT SUR L’EUROPE

Au lieu de retirer progressivement les armées et de mettre en oeuvre la réunification de l’Allemagne comme convenu, les occupants alliés renforcent leur contrôle sur les différentes zones. Dans la zone soviétique, on voit se développer une société socialiste avec un parti unique, tandis que les trois zones occidentales fonctionnent avec une économie capitaliste et un système multipartite. C’en est fini de l’alliance amicale.

Deux discours importants vont confirmer ce divorce. En février 1946, Staline affirme dans une allocution au théâtre Bolchoï que, selon lui, une nouvelle ère a débuté, une ère où une paix durable entre communisme et capitalisme est impossible. Un mois plus tard à peine, Churchill prononce sa célèbre allocution du rideau de fer au Westminster College de Fulton, dans le Missouri. « De Stettin sur la Baltique jusqu’à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer s’est abattu en travers du continent. » Selon lui, les pays situés derrière cette ligne se trouvent dans la sphère soviétique et sont soumis à Moscou.

Pour les Américains, le revirement dans les relations intervient un an plus tard. Confronté à une possible prise de pouvoir par les communistes en Grèce, Truman s’adresse au Congrès américain. Il estime que la guerre civile grecque est causée par la progression du communisme international, pilotée depuis Moscou. « Presque toutes les nations doivent épouser l’un ou l’autre mode de vie. Le choix, bien souvent, n’est pas libre. » Il annonce que les Etats-Unis défendront économiquement, politiquement et militairement tous les pays libres contre la menace du communisme. La relation autrefois si constructive entre Britanniques, Américains et Soviétiques est au plus bas. La guerre froide a débuté.

(1) The world since 1945 : a history of international relations, Lynne Rienner Publishers, 2009.

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