L'écrivain franco-congolais Alain Mabanckou. © STEPHAN VANFLETEREN

Le musée de Tervuren vu par l’écrivain Alain Mabanckou

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Le musée de Tervuren a-t-il réussi sa mue postcoloniale ? Nous y avons emmené l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou pour entendre l’avis de cet intellectuel cosmopolite lu dans le monde entier. Verdict : de bonnes intentions mais un didactisme qui étouffe l’émotion. Suivez notre guide de luxe…

Pas de doute, c’est bien lui. Silhouette élancée soulignée par un jean cintré et coiffée de l’inséparable couvre-chef (un chapeau en feutre couleur vert bouteille préféré à une casquette aujourd’hui), Alain Mabanckou fait son apparition dans le lobby de l’hôtel, déserté à cette heure matinale. Si le prix Renaudot 2006 (avec Mémoires de porc-épic) est à Bruxelles en ce jour pluvieux, c’est à notre demande. Avant de retourner enseigner la littérature francophone sous le soleil de Los Angeles comme il le fait chaque hiver depuis une dizaine d’années, il a accepté sans hésiter de quitter son port d’attache parisien du moment – l’ancien couvent des Récollets, transformé en résidence d’artistes – pour venir visiter cet AfricaMuseum dont tout le monde parle.

Une respiration dans le marathon promotionnel de son dernier roman, Les Cigognes sont immortelles (éd. du Seuil), qui l’a conduit ces derniers mois aux quatre coins de la France à la rencontre de ses nombreux lecteurs, encore une fois envoûtés par cette saga largement autobiographique narrant avec humour et dans une langue fleurie d’expressions populaires les déboires du jeune Michel, son double fictionnel récurrent, lors d’un épisode clé de l’histoire de son Congo-Brazzaville natal : l’assassinat, le 18 mars 1977, du président d’obédience marxiste-léniniste Marien Ngouabi. Mais surtout aussi une occasion que ce franc-tireur ne voulait pas rater de voir comment un ex-pays colonial tente de résoudre la difficile équation d’exposer ce passé qui a été le moteur de son développement et de sa grandeur sans passer sous silence la flaque de sang que cet épisode douloureux a laissé sur son CV.

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Un enjeu crucial sur le chemin de la réhabilitation de la culture africaine pour cet intellectuel qui s’exprime régulièrement sur la colonisation, sur le racisme, sur l’identité noire, fort de son expérience intercontinentale. Grand voyageur, il côtoie aussi bien les écrivains francophones cosmopolites comme Dany Lafferière, les penseurs africains comme le Camerounais Achille Mbembe (avec lequel il cosignera un pamphlet attendu dans le courant de l’année) que la crème des activistes afro-américains comme Ta-Nehisi Coates ou Cornel West, dont il arbitre régulièrement les différends. Ambassadeur d’une culture africaine décomplexée, il profite de la moindre opportunité pour prendre la parole, que ce soit au collège de France pour une leçon inaugurale historique en 2016, lors des conférences qu’il donne un peu partout dans le monde, ou encore dans des essais qui font grincer pas mal de dents. Dans la bouche des dictateurs qu’il égratigne régulièrement – tout comme leurs complices occidentaux d’ailleurs – mais aussi, à l’autre bout du spectre politique, des militants les plus radicaux de la mouvance décoloniale. En 2012, dans Le Sanglot de l’homme noir (allusion au titre du pamphlet de Pascal Bruckner datant de 1983 sur la culpabilité bien-pensante d’une certaine gauche), il mettait en garde son fils aîné contre la tentation communautaire et la victimisation stérile dans une lettre qui rappelait celle que James Baldwin adressa, en 1963, à son neveu dans son célèbre essai La Prochaine fois, le feu. Un propos nuancé et autocritique perçu comme une trahison à la cause noire – ce qui lui valut d’être traité de  » bounty  » (noir dehors, blanc dedans) par ses détracteurs -, mais qui témoigne d’une forme de sagesse et de courage dans un débat médiatiquement confisqué par les extrêmes : les amnésiques et nostalgiques rances à la Zemmour d’un côté, les idéologues de la repentance de l’autre.

Le juste milieu

Nous profitons du petit-déjeuner pour sonder ses attentes et déblayer un peu le terrain, à portée de voix d’un invité surprise, Hervé Hasquin, assis par hasard à quelques tables et qui ne perd pas une miette de la conversation. Ce qui ne manque pas de piquant sachant que l’historien et homme politique libéral bataillait quelques jours plus tôt sur le plateau de l’émission spéciale que la RTBF consacrait in situ à la réouverture du musée. D’une voix posée et chaude, le romancier nous gratifie d’emblée d’une anecdote cocasse qui pourrait bien finir dans un de ses livres.  » Hier soir, après le repas, j’étais sorti fumer une cigarette dans la rue et j’ai été apostrophé par une fille, puis deux, puis trois. Je me suis dit que j’avais décidément du succès avant de réaliser que c’était des prostituées. C’est étonnant de les voir dans ce quartier plutôt chic. J’ai dû prétexter que ma femme m’attendait à l’hôtel pour me dépêtrer de la situation.  » Un rire généreux et sonore fait frissonner la moquette. On lui brosse rapidement le portrait de l’avenue Louise, bon chic bon genre le jour, haut lieu des plaisirs tarifés la nuit, avant d’entrer dans le vif du sujet.

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Sa crainte, paradoxalement, c’est que les autorités aient été trop loin dans l’autoflagellation après avoir plus ou moins nié ou du moins minimisé les crimes pendant des décennies. Moins dans un souci de reconstruction de la mémoire que pour alléger le poids de leur culpabilité.  » Exposer la souffrance ne suffit pas à attester d’un esprit d’ouverture, enchaîne-t-il. Pour réhabiliter la mémoire, il faut en passer par un inventaire des faits le plus objectif possible. Que l’institution ait choisi d’élargir son périmètre à l’ensemble de l’Afrique centrale plutôt qu’au seul Congo est une bonne chose car l’histoire n’est pas cloisonnée à des frontières tracées artificiellement. Pour comprendre ce qui s’est passé au Congo-Kinshasa, il faut parfois aller voir du côté du Congo-Brazzaville ou du Gabon.  »

Quand on lui raconte que la polémique s’est invitée à la réouverture, certains dénonçant le  » Belgium bashing  » de la nouvelle présentation, d’autres au contraire estimant qu’elle ne va pas assez loin dans la dénonciation des atrocités, l’auteur de Verre cassé n’est pas étonné :  » Les musées ne feront jamais l’unanimité et reflèteront toujours la lecture binaire de notre histoire. C’est la lecture du colonisateur ou de l’ex-colonisateur d’un côté, du colonisé ou de l’ex-colonisé de l’autre. Ils ne seront jamais sur la même longueur d’onde car les intérêts qu’ils poursuivent sont diamétralement opposés. Le colonisé pensera que si le premier est devenu fort, c’est parce qu’il a pillé ses ressources. Et le colonisateur sera persuadé que si les colonisés n’ont pas réussi à s’émanciper c’est parce qu’au moment d’acquérir leur indépendance, ils ont provoqué la pagaille, choisi la dictature, etc. Idéalement, le musée devrait exposer ces deux lectures pour que celui qui le visite puisse se faire une opinion en ayant eu les deux sons de cloche, par-delà les querelles.  »

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Plein les yeux

Le ciel est toujours aussi menaçant quand nous arrivons à Tervuren après avoir emprunté ces larges avenues sur lesquelles plane déjà l’ombre de Léopold II. Sur place, on retrouve Stephan Vanfleteren, photographe belge de renom que nous avons convié à la fête, et Bruno Verbergt, directeur opérationnel de l’institution fédérale, qui a proposé d’introduire la visite. Toisant le bâtiment principal qui est désormais à distance de l’entrée nichée dans son écrin de verre, Alain Mabanckou ne cache pas sa surprise. Avec ses jardins en cascade, sa pièce d’eau et son imposant édifice néoclassique, il est vrai que le site en impose.  » C’est un peu Versailles, ici « , lâche-t-il dans un sourire. Les frêles silhouettes de l’artiste Freddy Tsimba repoussant un des murs du  » château  » ramènent toutefois rapidement à la réalité historique du lieu…

Pas le temps de s’éterniser sur ce décor grandiose, on plonge dans les entrailles. Pour découvrir d’abord l’impressionnant tunnel blanc conduisant vers l’édifice historique de Charles Girault. On dirait un sas entre deux mondes, le présent et le passé, l’Europe et l’Afrique. Seule pièce visible à l’horizon : la fameuse pirogue interminable gravée dans toutes les mémoires des Belges qui ont fréquenté l’ancien musée (photo 1). Elle semble flotter dans cet espace épuré. Même s’il a vécu sa jeunesse à Pointe-Noire et à Brazzaville avant de s’envoler à 22 ans pour la France où il entame une spécialisation en droit des affaires, Alain Mabanckou est intrigué par cet objet fonctionnel qui ressemble presque à une oeuvre d’art. Il en étudie les moindres détails, impressionné comme tous les visiteurs par ses mensurations et sa légèreté apparente. De quoi déjà poser les questions qui fâchent, et que n’élude pas le directeur :  » Cette pirogue a été offerte par le peuple au roi Baudouin en 1957, rappelle-t-il. Mais comment savoir si ce geste était spontané ou si c’est l’administration coloniale qui a forcé le peuple à en faire cadeau au souverain ?  »

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Sur le mur blanc, l’inscription  » Tout passe, sauf le passé  » se détache en trois langues : français, néerlandais et anglais.  » On va aussi ajouter la traduction en swahili et en lingala « , précise Bruno Verbergt. Le ton est donné. Ce mantra énonce clairement la volonté de la direction de regarder le passé dans les yeux. Confirmation immédiate un peu plus loin dans les sous-sols avec cette pièce hautement symbolique du changement de mentalité. Y sont entreposées les statues d’antan représentant l’Africain comme un être primitif, et désormais persona non grata dans les salles restaurées du musée. Hier mis à l’honneur, l’homme léopard croupit ici (photo 2), déclassé pour l’imaginaire raciste qu’il véhicule et qui servait à l’époque à justifier l’entreprise coloniale.

Alain Mabanckou semble subitement absorbé dans ses pensées, le visage grave. Peut-être ces reliques l’ont-elles ramené en pensées auprès de Maman Pauline, cette mère au caractère bien trempé dont la gouaille et les répliques hantent son univers romanesque truculent. Une peinture de Chéri Samba accrochée au mur l’arrache à sa rêverie (photo 3). Il s’enthousiasme pour cette scène qui résume à elle seule l’épineux dossier de la restitution. On y voit des Africains et le directeur de l’AfricaMuseum Guido Gryseels se disputer le fameux homme léopard sur les marches du musée. Avec cette gestuelle expressive de la main qu’il reproduira plusieurs fois au cours de la visite, et dont se délectera Stephan Vanfleteren, ce conteur hors pair traduit à la volée le message en lingala inscrit sur la toile. Ce qui nous renvoie à ce qu’il nous disait un peu plus tôt sur le sujet, en prenant comme souvent des pincettes :  » Je partage les conclusions du rapport de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy (NDLR : rapport commandité par Emmanuel Macron et qui préconise de ramener le patrimoine africain dans son berceau). Mais la restitution pose d’autres questions, juridiques et morales. Une oeuvre pillée arrive souvent dans le musée après un long parcours pas toujours clair. Il peut y avoir trois, quatre ou cinq acquéreurs avant que la pièce n’arrive dans le musée. Est-ce que la restitution englobe les dédommagements de la chaîne, pour autant que les maillons ont été de bonne foi dans l’acquisition de l’oeuvre ? Si oui, on va se retrouver avec le même casse-tête que pour l’indemnisation des victimes de la traite négrière. Est-ce qu’on indemnise les descendants de ceux qui ont collaboré avec les négriers ? Tout ça est très complexe.  »

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La parole au peuple

Il pointe également un autre obstacle : l’absence d’esprit panafricain. Qui fait que les Congolais verraient d’un mauvais oeil leurs sorciers et fétiches atterrir, par exemple, au Sénégal, juste parce que ce pays s’est doté d’une infrastructure muséale digne de ce nom.  » Ce débat a toutefois permis d’expliquer aux Africains eux-mêmes que, contrairement à ce qu’ils pensaient, le discours qui prétend qu’ils n’ont pas de culture, pas de civilisation, est un discours biaisé, reconnaît-il. Cette propagande colonialiste a été intégrée par les Africains eux-mêmes, au point qu’ils s’extasient devant une sculpture gréco-latine plutôt que devant une statuette royale du Dahomey. Ce débat est l’occasion de dire aux Africains que leur art n’est pas juste une collection d’oeuvres exotiques qui fascine l’Europe mais qui traduit l’imaginaire et la cosmogonie des Africains. Et fait d’ailleurs partie intégrante du patrimoine de l’humanité. En les restituant, on les rendrait à l’histoire commune de l’humanité autant qu’aux Africains eux-mêmes.  »

On s’extirpe des caves pour rejoindre un étage plus haut le joyau de Léopold II. La froideur anguleuse du béton cède la place au décorum fastueux d’un autre temps, rendu à sa première jeunesse grâce à une rénovation pointilleuse. Pas de parcours imposé, le visiteur fait son marché comme il l’entend. Première escale dans la salle consacrée à l’héritage culturel. Tout de suite, on est frappé et un peu sonné par l’abondance d’informations sur les thèmes les plus variés, ce qui était déjà le cas dans l’ancienne mouture – et dire que seulement une part infime des 120 000 pièces en possession du musée sont exhibées… Mais aussi par la volonté – notamment à travers de nombreuses vidéos où des Congolais expliquent face caméra les rituels sacrés, les traditions, etc. – de donner la parole aux Africains eux-mêmes, ce qui est nouveau. Et conforme à l’objectif affiché de décoloniser le paquebot.  » L’initiative est louable, juge notre témoin. En donnant la parole au peuple les commissaires ont compensé l’absence d’archives et de documents produits par les colonisés eux-mêmes. La littérature africaine n’a que 100 ans. Mais il faut être prudent. Rien ne garantit que ces témoignages disent la vérité ou qu’ils soient représentatifs. Leur valeur historique est très relative.  »

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Alain Mabanckou butine à gauche et à droite, acquiessant en silence aux dernières explications dont nous gratifie le directeur avant de s’éclipser, sur le nombre de langues recensées uniquement en RDC (300…), sur l’usage des cordes à proverbes qui sont en quelque sorte la version congolaise de nos Post-it. En passant devant la vitrine illustrant le foisonnement littéraire africain, on retient notre souffle. Le temps de constater qu’un des romans de l’homme de lettres figure en bonne place dans le panel. Ni une ni deux, il dégaine son smartphone pour en conserver un souvenir. A moins que ce ne soit pour alimenter son compte Instagram, outil d’autopromotion que cet écrivain raffiné et connecté alimente abondamment, et singulièrement, en selfies du plus bel effet.

D’ailleurs, voilà que son visage s’anime devant les chorégraphies des sapeurs congolais. Même si cet inconditionnel de Le Clézio a opté aujourd’hui pour un look sobre de gentleman farmer avec ses godillots de chantier et sa veste en tweed assortie à son chapeau, ses bagues imposantes, ses lunettes sophistiquées et sa chemise constellée de petits portraits noir et blanc n’ont échappé à personne.  » De loin on dirait des photos anthropométriques de la période coloniale « , glisse-t-il avec malice. Même en expédition, le roi de la sape soigne son allure et sa com. Plus qu’une coquetterie, une philosophie de vie :  » On dit que l’habit ne fait pas le moine mais c’est toujours par l’habit qu’on finit par reconnaître le moine. Dans la culture de la sape, l’élégance et une éthique qui tranche avec celle des élites corrompues servent à affirmer un pouvoir alternatif. A défaut de poids politique, les jeunes choisissent l’exhibition du corps pour s’octroyer un pouvoir esthétique qui galvanise la jeunesse.  »

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Main tendue

Si tout est neuf, on ne peut pas parler pour autant de dépaysement complet en parcourant les quatre ailes formant un carré. La rupture s’observe avant tout dans les détails. Comme ces animaux empaillés qui se sont échappés de leur vitrine. Devant l’éléphant figé pour l’éternité, et qui hante déjà l’imaginaire de millions d’écoliers belges, Alain Mabanckou ouvre des yeux d’enfant découvrant le Père Noël (photo 4).  » Je n’en ai jamais vu de pareil, lance-t-il en braquant son téléphone comme un touriste en plein safari. Je suis sûr que beaucoup d’Africains qui visitent le musée voient un pachyderme pour la première fois de leur vie.  » De quoi tordre le cou à ce stéréotype, popularisé notamment par Tintin et certains films  » exotiques « , qui voudrait que les Africains vivent tous au milieu des pirogues et des animaux sauvages.  » Seulement 1 % ou 2 % des Africains côtoient les animaux sauvages « , rappelle-t-il.

Difficile de ne pas se sentir submergé devant l’enfilade de présentoirs surchargés. Rien que dans le département des sciences naturelles, avec ses collections délicates de papillons ou de roches aux teintes plus affolantes les unes que les autres, on pourrait y passer une journée. On a parfois le sentiment de circuler dans une encyclopédie en trois dimensions du bassin du Congo. Un parti pris d’exhaustivité qui étonne notre invité et s’explique en grande partie par la mission avant tout scientifique de l’institution.  » Les richesses du continent sont bien mises en valeur, je peux m’imaginer la fierté des familles africaines découvrant ce patrimoine « , commente Alain Mabanckou. Revers de la médaille : un vieux fond de paternalisme sature l’air, au détriment de l’émotion pure, et ce malgré les oeuvres d’art contemporain disséminées ici et là. Et malgré la présence des fétiches montant la garde au seuil de mondes invisibles (photo 5). Ces divinités aux sourires lugubres le renvoient à sa propre enfance, qu’il raconte avec délectation dans Petit Piment :  » J’avais peur de croiser ces masques funéraires, j’étais persuadé qu’ils tenaient des conciliabules pendant la nuit. Les masques ont une autonomie dans la culture africaine, ils portent la voix des ancêtres.  »

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L’émotion gagne un peu en intensité dans les zones de transit moins surchargées. On y passe du rire avec le robot féminin géant réglant la circulation aux larmes avec l’installation de Freddy Tsimba projetant les noms des sept Congolais morts dans le zoo humain installé en 1897 pour l’Exposition internationale de Bruxelles. Un dispositif muet ce matin pour cause de ciel plombé. Non loin de là, l’écrivain s’attarde sur une installation subtile de Michèle Magema mêlant les destins de trois femmes d’une même famille et les portraits stylisés des dirigeants successifs du Congo depuis 1921, dont bien sûr Mobutu (photo 6). Un peu de poésie qui fait du bien.

Au détour du vaste patio qui était à l’origine le hall d’entrée principal, on tombe nez à nez sur la sculpture monumentale de l’artiste Aimé Mpane représentant un visage africain surmonté d’un bouquet de plumes en bronze (photo 7). Par chance, celui-ci est justement dans les parages. Rapidement une discussion s’engage entre les deux hommes. Tous deux se retrouvent sur la nécessité d’aller de l’avant. Un message positif symbolisé par ce profil aérien malgré son squelette en bois.  » C’est une tête moderne, fière mais ouverte au dialogue, un contrepied aux statues coloniales en marbre si sûres de leur supériorité, pose Aimé Mpane. J’ai voulu casser la logique de victimisation et montrer mon envie d’agir, de regarder vers le futur en tendant la main.  »

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9© STEPHAN VANFLETEREN

Réquisitoire à charge

Ragaillardi par cette rencontre surprise, l’auteur de Verre cassé est prêt à affronter l’ancien maître des lieux -même si Léopold II n’a jamais vu le résultat final puisqu’il est mort avant -, dont le buste a été rangé dans une vitrine un peu à l’écart, comme si on n’avait pas su trop où caser cette relique encombrante (photo 8). Dans un instant suspendu comme par magie, les deux hommes semblent dialoguer à travers le temps. Même s’il aurait de bonnes raisons de lui faire avaler sa barbe, Mabanckou met fin au duel d’un trait d’humour bien senti :  » Certes, l’esprit de Léopold II plane entre ces murs mais il n’aurait pas aimé voir ce qui se trouve dans son musée, qui a le courage de montrer l’endroit mais aussi l’envers de ce qui a été au fond un combat de civilisation et de culture.  » Et d’embrayer sur ce qui fait à ses yeux la différence entre deux types de colonisation, la française et la belge :  » La première était plus affective, motivée par l’idée d’étendre le périmètre de la nation, de diffuser sa langue et sa culture, ce qui explique la difficulté qu’ont eu les Français à quitter leurs colonies. La seconde était au départ d’un autre ordre, le fait d’un seul homme qui s’était lancé dans cette aventure pour s’enrichir et passer à la postérité.  »

Sans boussole, on a bien failli passer à côté de l’emplacement qui cristallise toutes les tensions : la salle coloniale. C’est ici que la face sombre et trouble de la période d’occupation s’étale au grand jour. La politique des mains coupées dans l’est du pays, les dessous peu reluisants de l’esclavagisme, y compris pour les Africains eux-mêmes, le manifeste des Bahutu qui découle de la politique ethnique de l’administration, tout y est. Mais encore une fois, présenté sur un ton didactique et pédagogique plus proche de C’est pas sorcier que de 12 Years a Slave, le film coup de poing de Steve McQueen sur l’esclavage aux Etats-Unis, ou même que du musée du Quai Branly, à Paris. On s’étonne qu’une scénographie plus spectaculaire n’illustre pas le propos.  » Ça manque d’une salle d’horreur « , résume Stefan Vanfleteren. En effet. La douleur est trop discrète, trop théorique, cachée entre les lignes des panneaux explicatifs et les alignements de chiffres témoignant froidement des faits. Ou reléguée dans le troisième tiroir d’une commode en métal. C’est en effet là qu’Alain Mabanckou déniche un magazine pour expatriés s’interrogeant sur  » l’opportunité de créer un statut spécial pour les indigènes évolués  » (photo 9). Autrement dit, ceux qui accepteraient sagement d’entrer dans le moule européen.  » Ce texte paternaliste résume à lui seul le système de la colonisation. On l’aurait projeté en grand sur un mur et tout était dit « , regrette-t-il. L’écrivain n’étant jamais loin de l’observateur, il s’amuse à imaginer un roman mettant en scène un Blanc qui doit aller éduquer les évolués et qui se rend compte que les plus civilisés ne sont pas ceux que l’on croit.

C’est sur cette note littéraire que la visite s’achève, sans que l’on puisse clairement parler de réussite ou d’échec. On redécouvre certes l’Afrique centrale sous un nouveau jour. Mais sort-on du cercle vicieux de la réappropriation, de la relecture occidentale ? Ce sont toutes ces questions épineuses que doit ruminer quelques instants plus tard Alain Mabanckou quand, sous une pluie fine, il se prête au jeu de la séance photo sur les sentiers boueux. Avec son air placide, ses bagouses et ses poses étudiées, on pourrait presque le prendre pour le roi du domaine…

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